Tiré du site de À l’encontre.
Jean Rière et Jil Silberstein ont réuni, en 2001, dans la collection Bouquins, Ed. R. Laffont, les Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques – 1908-1947 de Victor Serge (1046 pages). La version établie par Jean Rière des Mémoires d’un révolutionnaire diffère de la première édition de 1951. Elle traduit au plus près les étapes et les versions – depuis 1938 – de l’élaboration de cet ouvrage d’importance.
Pour situer l’étape de la réflexion politique de Victor Serge en 1947, il est utile de rappeler le contexte dans lequel il publie ce bilan intitulé « Trente ans après la Révolution russe ». Ce texte a été, à tort, présenté comme « une postface inédite » à L’An I de la Révolution russe paru en français en 1930. Un ouvrage rédigé à Leningrad entre 1925 et 1928, alors que Victor Serge s’affrontait à la montée et consolidation du stalinisme.
En 1941, Victor Serge (avec son fils Vlady) – suite à une chasse désespérée pour l’obtention d’un visa et surveillé par les services du FBI — arrive en Martinique, où il est incarcéré. De là, il se rend en République dominicaine, puis à Haïti dont il est refoulé. A Cuba, il est aussi emprisonné. Six mois lui ont été nécessaires pour arriver à Mexico. Durant toute cette période de gigantesques chambardements internationaux, il n’a cessé d’écrire et de suivre les développements politiques et militaires. En République dominicaine, il rédige un ouvrage en espagnol Hitler contra Stalin. Sous-titré : La phase décisive de la guerre mondiale. Il est resté inédit en français.
Durant ces années, au sein du groupe Socialismo y Libertad, il aborde : « la question fondamentale pour lui des perspectives de la lutte pour un socialisme véritable », pour citer l’excellente contribution de Susan Weissman : Dissident dans la révolution. Victor Serge, une biographie politique (Ed. Syllepse, 2006, 478 p. ; traduit de l’anglais, Ed. Verso, 2001). S. Weissman ajoute : « Au cours de cette période charnière, la pensée de Serge est intimement liée à son analyse de la nature du stalinisme. […] Serge étudie l’Union soviétique à la lumière de la nouvelle configuration mondiale. » Il teste les différentes analyses critiques radicales de l’URSS stalinienne et s’accroche à élucider la structure sociale soviétique. « Il estime qu’elle [l’Union soviétique et « son régime totalitaire ») poursuivra son cours antisocialiste sans concéder la moindre réforme démocratique. » (Weissman, p. 379)
Il faut rappeler que, dans le chapitre 9 des Mémoires d’un révolutionnaire, Victor Serge, dès 1936, exprime clairement son désaccord avec Trotsky, entre autres : « sur d’importantes questions de l’histoire de la révolution ; il [Trotsky] refusait d’admettre que dans le terrible épisode de Cronstadt de 1921, les responsabilités du Comité central bolchevik eussent été énormes ; que la répression qui s’ensuivit fut inutilement barbare ; que l’établissement de la Tchéka (devenue plus tard le Guépéou), avec ses méthodes d’inquisition secrète, fut de la part des dirigeants une lourde erreur incompatible avec la mentalité socialiste. Sur les problèmes de l’actualité russe, je reconnaissais à Trotski une clairvoyance et des intuitions étonnantes. J’avais obtenu de lui, au moment où il écrivait La Révolution trahie [texte traduit par Serge, sur demande de Trotsky, et publié en français chez Grasset en 1936], qu’il inscrivit au programme de l’opposition la liberté des partis soviétiques [autrement dit représentés dans les soviets]. Je le voyais mêler aux éclairs d’une haute intelligence les schématismes systématiques du bolchevisme d’autrefois dont il croyait la résurrection inévitable en tous pays. Je comprenais son raidissement de dernier survivant d’une génération de géants, mais convaincu que les grandes traditions historiques ne continuent que par des renouvellements, je pensais que le socialisme doit aussi se renouveler dans le monde présent et que ce doit être par l’abandon de la tradition autoritaire et intolérante du marxisme russe du début de ce siècle. » Serge a ajouté, sous forme manuscrite, en vue d’une nouvelle version, le passage transcrit par Jean Rière : [Le seul problème que la Russie rouge de 1917-1927 n’ait jamais su poser est celui de la liberté, la seule déclaration indispensable que le gouvernement soviétique n’ait pas faite est celle des droits de l’homme. J’exposais ces idées dans des articles publiés à Paris et à New York… »] « Le Vieux », soit Trotsky, « déplorablement informé par des adeptes plus bornés que compréhensifs », attaqua à ce propos Serge. Ce dernier concluait : « Il y a une logique naturelle de la contagion par le combat ; la Révolution russe continua ainsi, malgré elle, certaines traditions néfastes du despotisme qu’elle venait d’abattre… ». Ces quelques notes introductives devraient permettre de mieux situer le « bilan » – daté, par définition – établi par Victor Serge, il y a 70 ans. (C-A U)
Les années 1938-1939 marquent un nouveau tournant décisif. A la faveur des « épurations » implacables [entre autres, les « grands procès » de 1936 et 1938 ; voir de même L’ivrogne et la marchande de fleurs : autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009 par Nicolas Werth], la transformation des institutions, comme celle des mœurs et des cadres de l’Etat encore dit soviétique, bien qu’il ne le soit plus du tout, s’est achevée. Un système parfaitement totalitaire en résulte puisque ses dirigeants sont les maîtres absolus de la vie sociale, économique, politique, spirituelle du pays, l’individu et les masses ne jouissant en réalité d’aucun droit. La condition matérielle des huit à neuf dixièmes de la population s’est stabilisée à un niveau très bas. Le conflit ouvert avec la paysannerie se prolonge sous des formes atténuées.
On se rend compte de ce qu’une véritable contre-révolution a peu à peu triomphé. L’URSS intervenant alors dans la guerre civile d’Espagne [1936-1939] tente de contrôler le gouvernement de la République espagnole et s’oppose par les pires moyens – corruption, chantage, répression, assassinat – au mouvement ouvrier qui s’inspire de ses idéaux d’autrefois ; la défaite de la République espagnole consommée, non sans que Staline ait sa grande part de responsabilité, l’URSS pactise aussitôt, d’abord en secret, avec le IIIe Reich [Pacte germano-soviétique, signé à Moscou le 23 août 1939, entre Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaire étrangères du IIIe Reich, et Viatcheslav Molotov, en présence de Staline].
Au plus fort de la crise européenne, on voit tout à coup les deux puissances, la fasciste et l’antifasciste, la bolchevik et l’antibolchevik, laisser tomber les masques et s’unir pour le partage de la Pologne. L’URSS étend, avec l’assentiment de l’Allemagne nazie, son hégémonie sur les pays baltes qui se sont détachés de la Russie pendant les luttes de 1917-1919. Ce revirement de la politique internationale ne s’explique du côté russe que par des intérêts d’une caste dirigeante avide et inquiète, réduite à une capitulation morale en présence du troisième Reich dont elle redoute par-dessus tout la supériorité technique. Les ressemblances internes des deux dictatures l’ont grandement facilité.
1.- Quel effroyable chemin avons-nous fait en ces trente ans ! L’événement le plus chargé d’espoir, le plus grandiose de notre temps, semble s’être retourné tout entier contre nous. Des enthousiasmes inoubliables de 1917, que reste-t-il ? Beaucoup d’hommes de ma génération, qui furent des communistes de la première heure, ne nourrissent plus envers la Révolution russe que des sentiments de rancœur. Des participants et des témoins presque personne ne survit. Le Parti de Lénine et de Trotsky a été fusillé. Les documents ont été détruits, cachés ou falsifiés. Survivent seuls en assez grand nombre des émigrés qui furent toujours les adversaires de la révolution. Ils écrivent des livres, ils enseignent, ils ont l’appui du conservatisme, encore puissant, qui ne saurait, à notre époque de bouleversement mondial, ni désarmer ni faire preuve d’objectivité… Une pauvre logique, nous montrant du doigt le noir spectacle de l’URSS stalinienne, affirme la faillite du bolchevisme, donc celle du marxisme, donc celle du socialisme…
• Escamotage facile en apparence des problèmes qui tiennent le monde et ne le lâcheront pas de sitôt. Oubliez-vous les autres faillites ? Qu’a fait le christianisme pendant les catastrophes sociales ? Qu’est devenu le libéralisme ? Qu’a produit le conservatisme éclairé ou réactionnaire ? N’a-t-il pas engendré Mussolini, Hitler, Salazar et Franco ? S’il s’agissait de peser honnêtement les faillites d’idéologies, nous aurions du travail pour longtemps. Et rien n’est fini…
Tout événement est à la fois définitif et transitoire. Il se prolonge dans le temps sous des aspects souvent imprévisibles. Avant d’ébaucher un jugement sur la révolution russe, rappelons-nous les changements de visages et de perspectives de la révolution française. L’enthousiasme de Kant en apprenant la prise de la Bastille [1724-1804, Kant n’a jamais quitté Königsberg, mais il a vu, en quelque sorte, une convergence entre le « mouvement des Lumières » et la Révolution française]…
La Terreur, Thermidor, le Directoire, Napoléon. Entre 1789 et 1802, la république libertaire, égalitaire et fraternelle parut se renier complètement. Les conquêtes napoléoniennes, créatrices d’un ordre nouveau, moins le mot, si l’on examine la carte, frappent par leurs similitudes avec celles d’Hitler. L’empereur devint « l’Ogre ». Le monde civilisé se ligua contre lui, la Sainte-Alliance prétendit rétablir et stabiliser dans l’Europe entière l’ancien régime… On voit cependant que la révolution française, par l’avènement de la bourgeoisie, de l’esprit scientifique et de l’industrie, a fécondé le XIXe siècle. Mais trente ans après, en 1819, au temps de Louis XVIII et du tsar Alexandre Ier, n’apparaissait-elle pas comme le plus coûteux des échecs historiques ? Que de têtes coupées, que de guerres, pour en arriver à une piètre restauration monarchique !
2.- Il est naturel que la falsification des l’histoire soit aujourd’hui à l’ordre du jour. Parmi les sciences inexactes, l’histoire est celle qui lèse le plus d’intérêts matériels et psychologiques. Les légendes, les erreurs, les interprétations tendancieuses pullulent autour de la révolution russe, bien qu’il soit facile de s’informer sur les faits… Mais il est plus commode évidemment d’écrire et de parler sans s’informer.
On affirme souvent que « le coup de force bolchevik d’octobre-novembre 1917 renversa une démocratie naissante… ». Rien n’est plus faux. La république n’était pas encore proclamée en Russie, aucune institution démocratique n’existait sérieusement en dehors des Soviets ou Conseils des ouvriers, des paysans et des soldats… Le gouvernement provisoire, présidé par Kerenski [du 21 juillet 1917 au 8 novembre 1917], s’était refusé à accomplir la réforme agraire, refusé à ouvrir les négociations de paix réclamées par la volonté populaire, refusé à prendre des mesures effectives contre la réaction. Il vivait dans le transitoire entre deux vastes complots permanents : celui des généraux et celui des masses révolutionnaires. Rien ne permettait de prévoir l’établissement pacifique d’une démocratie socialisante, la seule qui eût été hypothétiquement viable. A partir de septembre 1917, l’alternative est celle de la dictature des généraux réactionnaires ou de la dictature des Soviets. Deux historiens opposés s’accordent pleinement là-dessus : Trotsky et l’homme d’Etat libéral de droite Milioukov. La révolution soviétique ou bolchevik fut le résultat de l’incapacité de la révolution démocratique, modérée, instable et inopérante que la bourgeoisie libérale et les partis socialistes temporisateurs dirigeaient depuis la chute de l’autocratie.
• On affirme encore que l’insurrection du 7 novembre (25 octobre, vieux style, calendrier julien) 1917 fut l’œuvre d’une minorité de conspirateurs, le Parti bolchevik. Rien n’est plus contraire aux faits véritables. 1917 fut une année d’action de masses étonnante par la multiplicité, la variété, la puissance, la persévérance des initiatives populaires dont la poussée soulevait le bolchevisme. Les troubles agraires s’étendaient à toute la Russie. L’insubordination annihilait dans l’armée la vieille discipline. Cronstadt et la flotte de la Baltique avaient catégoriquement refusé l’obéissance au gouvernement provisoire et l’intervention de Trotsky auprès du Soviet de la base navale avait seule évité un conflit armé. Le Soviet de Tachkent, au Turkestan, avait pris le pouvoir pour son propre compte… Kerenski menaçait le Soviet de Kalouga de son artillerie… Sur la Volga, une armée de 40’000 hommes refusait l’obéissance. Dans les faubourgs de Petrograd et de Moscou, des gardes rouges ouvrières se formaient. La garnison de Petrograd se plaçait aux ordres du Soviet. Dans les Soviets, la majorité passait pacifiquement et sans fraude des socialistes modérés aux bolcheviks, du reste surpris eux-mêmes de ce changement. Les socialistes modérés se détournaient de Kerenski. Celui-ci ne pouvait plus compter que sur des militaires devenus tout à fait impopulaires. C’est pourquoi l’insurrection vainquit à Petrograd presque sans effusion de sang, dans l’enthousiasme. Que l’on relise sur le sujet les bonnes pages de John Reed [Dix jours qui ébranlèrent le monde ; Serge tenait en grande estime J.Reed] et de Jacques Sadoul [celui des Notes sur la révolution bolchevique (octobre 1917-janvier 1919), Ed. La Sirène 1919 et non pas de Naissance de l’URSS, Ed. Charlot, 1946 ; Sadoul, converti au stalinisme, mena une campagne de dénigrement de V. Serge], témoins oculaires. Le complot bolchevik fut littéralement porté par une colossale vague montante.
Il convient de rappeler que l’empire s’était écroulé en février-mars 1917 sous la poussée du peuple désarmé des faubourgs de Petrograd. La fraternisation spontanée de la garnison avec les manifestations ouvrières décida du sort de l’autocratie. On rechercha plus tard les inconnus qui avaient pris l’initiative de cette fraternisation ; on en reconnut plusieurs, la majorité d’entre eux demeura dans l’anonymat… Les dirigeants et les militants les plus qualifiés de tous les partis révolutionnaires étaient à ce moment à l’étranger ou en captivité. Les petits groupes existants à Petrograd furent si surpris et dépassés par les événements que le groupe bolchevik envisagea la publication d’un appel à la reprise du travail dans les usines ! Quatre mois plus tard, l’expérience du gouvernement de coalition des socialistes modérés et de la bourgeoisie libérale suscitait déjà une si profonde colère qu’au début du mois de juillet 1917, la garnison et les faubourgs organisent d’eux-mêmes une vaste manifestation armée sous le mot d’ordre du pouvoir des Soviets. Les bolcheviks désapprouvent cette initiative prise par des inconnus, se joignent à contrecœur au mouvement pour le conduire à une liquidation douloureuse et dangereuse. Ils estiment, probablement avec raison, que le pays ne suivrait pas la capitale. Ils deviennent naturellement des boucs émissaires. La persécution et la calomnie (« agents de l’Allemagne ») s’abattent sur eux. A partir de ce moment, ils savent que s’ils ne se mettent pas à la tête du mouvement des masses, ils deviendront impopulaires et les généraux accompliront leur coup de force.
Le général Kornilov se jette dans l’aventure en septembre 1917, avec la complicité manifeste d’une partie du gouvernement Kerenski. Lénine et Zinoviev se cachent, Trotsky est en prison, les bolcheviks sont traqués. Les troupes de Kornilov se désagrègent d’elles-mêmes au contact des cheminots et des agitateurs ouvriers.
Les fonctionnaires de l’autocratie virent très bien venir la révolution ; ils ne surent pas l’empêcher. Les partis révolutionnaires l’attendaient ; ils ne surent pas, ils ne pouvaient pas la provoquer. L’événement déclenché, il ne restait aux hommes qu’à y participer avec plus ou moins de clairvoyance et de volonté…
3.- Les bolcheviks assumèrent le pouvoir parce que, dans la sélection naturelle qui s’était faite entre les partis révolutionnaires, ils se montrèrent les plus aptes à exprimer de façon cohérente, clairvoyante et volontaire, les aspirations des masses actives. Ils gardèrent le pouvoir, ils vainquirent dans la guerre civile parce que les masses populaires les soutinrent finalement, en dépit de bien des hésitations et des conflits, de la Baltique au Pacifique. Ce grand fait historique a été reconnu par la plupart des ennemis russes du bolchevisme. Mme Hélène Kousslova, publiciste libérale de l’émigration, écrivait encore tout récemment qu’il est « incontestable que le peuple ne soutint ni le mouvement des Blancs […] ni la lutte pour l’Assemblée constituante [… ] ». Les Blancs représentaient la contre-révolution monarchiste, les Constituants, l’antibolchevisme démocratique. Ainsi, jusqu’à la fin de la guerre civile, en 1920-1921, la révolution russe nous apparaît comme un immense mouvement populaire auquel le Parti bolchevik procure un cerveau et un système nerveux, des dirigeants et des cadres.
• On affirme que les bolcheviks voulurent tout de suite le monopole du pouvoir. Autre légende ! Ils redoutaient l’isolement du pouvoir. Nombre d’entre eux furent, au début, partisans d’un gouvernement de coalition socialiste [entre autres, Kamenev et Zinoviev]. Lénine et Trotsky firent rejeter en principe la coalition avec les partis socialistes modérés qui avaient conduit la révolution de mars à l’échec et refusaient de reconnaître le régime des Soviets. Mais le Parti bolchevik sollicita et obtint la collaboration du Parti socialiste-révolutionnaire de gauche, parti paysan dirigé par des intellectuels idéalistes plutôt hostiles au marxisme. A partir de novembre 1917 jusqu’au 6 juillet 1918, les socialistes-révolutionnaires de gauche participèrent au gouvernement. Ils refusèrent, comme un bon tiers des bolcheviks connus, d’admettre la paix de Brest-Litovsk et, le 6 juillet 1918, livrèrent à Moscou une bataille insurrectionnelle en proclamant leur intention de « gouverner seuls » et de « recommencer la guerre contre l’impérialisme allemand ». Leur message radiodiffusé ce jour-là fut la première proclamation d’un gouvernement de parti unique ! Ils furent vaincus et les bolcheviks durent gouverner seuls. A partir de ce moment, leur responsabilité s’alourdit, leur mentalité change.
• Formaient-ils auparavant, depuis la scission du Parti ouvrier social-démocrate russe en majoritaires (bolcheviks) et minoritaires (mencheviks) un parti profondément différent des autres partis révolutionnaires russes ? On leur impute volontiers un caractère autoritaire, intolérant, amoral dans le choix des moyens ; une organisation centralisée et disciplinée contenant en germe l’étatisme bureaucratique ; un caractère dictatorial et inhumain. Des auteurs érudits et des auteurs ignorants citent à ce propos l’« amoralisme » de Lénine, son « jacobinisme prolétarien », son « révolutionnarisme professionnel ». Une mention du roman-pamphlet de Dostoïevski, Les Possédés, et l’essayiste croit avoir éclairci les problèmes qu’il vient d’obscurcir.
Tous les partis révolutionnaires russes, depuis les années 1870-1880, furent en effet autoritaires, fortement centralisés et disciplinés dans l’illégalité, pour l’illégalité ; tous formèrent des « révolutionnaires professionnels », c’est-à-dire des hommes qui ne vivaient que pour le combat ; tous pourraient être occasionnellement accusés d’un certain amoralisme pratique, bien qu’il soit équitable de leur reconnaître à tous un idéalisme ardent et désintéressé. Presque tous furent imbus d’une mentalité jacobine, prolétarienne ou non. Tous produisirent des héros et des fanatiques. Tous, à l’exception des mencheviks, aspiraient à la dictature, et les mencheviks géorgiens eurent recours à des procédés dictatoriaux. Tous les grands partis étaient étatiques par leur structure et par la finalité qu’ils s’assignaient. En réalité, il y avait, au-delà des divergences doctrinales importantes, une mentalité révolutionnaire unique.
Rappelons-nous le tempérament autoritaire de l’anarchiste Bakounine et ses procédés d’organisation clandestine au sein de la Première Internationale. Dans sa Confession, Bakounine préconise une dictature éclairée, mais sans merci, exercée pour le peuple… [un point de vue contesté alors, voir l’ouvrage du socialiste libertaire belge Hem Day – de son vrai nom Marcel Dieu – auteur de La Légende de la dictature chez Bakounine, 1935]. Le Parti socialiste-révolutionnaire, imbu d’un idéal républicain, plus radical que socialiste, constitua, pour combattre l’autocratie par le terrorisme, un « appareil » rigoureusement centralisé, discipliné, autoritaire, qui devint un terrain propice à la provocation policière. La social-démocratie russe, dans son ensemble, visait à la conquête de l’Etat. Nul ne tint à propos de la future révolution russe un langage plus jacobin que son dirigeant, Gueorgui Plékhanov [1856-mai 1918]. Le gouvernement Kerenski, dont les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks faisaient la force, tint sans cesse un langage dictatorial, purement velléitaire, il est vrai. Les anarchistes eux-mêmes, dans les régions occupées par l’Armée Noire de Nestor Makhno, exercèrent une dictature authentique, accompagnée de confiscations, de réquisitions, d’arrestations et d’exécutions. Et Makhno fut « batko », petit-père, chef…
• Les social-démocrates mencheviks de droite, comme Fédor Dan et Irakli Tseretelli, souhaitaient un pouvoir fort. Tseretelli recommanda la suppression du bolchevisme avant qu’il ne fût trop tard… Les mencheviks de gauche, de la tendance Julius Martov, semblent avoir été le seul groupe politique si profondément attaché à une conception démocratique de la révolution qu’il constitue, d’un point de vue philosophique, une heureuse exception.
Les caractéristiques propres au bolchevisme, qui lui confèrent une indéniable supériorité sur les partis rivaux dont il partage largement la mentalité commune sont : a) la conviction marxiste ; b) la doctrine de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution ; c) l’internationalisme intransigeant ; d) l’unité de la pensée et de l’action. Chez nombre d’hommes, l’unité de la pensée et de l’action aboutit à la foi en leur propre volonté.
• Le réalisme marxiste de 1917 nous paraît aujourd’hui quelque peu schématique. Le monde a changé, les luttes sociales sont devenues beaucoup plus complexes qu’elles ne l’étaient alors. Pendant la révolution russe, ce réalisme, soutenu par de fortes connaissances économiques et historiques, fut à la hauteur des circonstances. Il contenait des antidotes efficaces contre la phraséologie libérale, le double jeu, l’atermoiement intéressé, l’abdication honorable et hypocrite. Les socialistes modérés estimaient que la Russie accomplissait une « révolution bourgeoise », destinée à ouvrir au capitalisme une ère de développement ; et que, dès lors, le pays ne pouvait se donner que le statut politique d’une démocratie bourgeoise… Les bolcheviks estimaient que le prolétariat seul pouvait faire la révolution « bourgeoise » et, dès lors, ne pouvait pas la dépasser ; que le socialisme ne pouvait pas triompher dans un pays aussi arriéré, mais qu’il appartiendrait à une Russie socialisante de donner l’impulsion au mouvement ouvrier européen. Lénine n’envisageait pas, en 1917, la nationalisation complète de la production, mais le contrôle ouvrier de celle-ci ; plus tard, il songea à un régime mixte, de capitalisme et d’étatisation ; ce fut en juillet 1918 que le déchaînement de la guerre civile imposa des nationalisations complètes en tant que mesures immédiates de défense…
L’intransigeance internationaliste des bolcheviks reposait sur la foi en une révolution européenne prochaine, plus mûre et plus féconde que la révolution russe… Cette vision de l’avenir ne leur appartenait pas en propre. Elle participait du fonds commun de l’idéologie socialiste européenne, bien qu’en fait les grands partis ne crussent plus à la révolution. Le continuateur allemand de Marx, Karl Kautsky, avait été, jusqu’en 1908, un théoricien de la prochaine révolution socialiste ; Rosa Luxemburg, Franz Mehring, Karl Liebknecht professaient la même conviction. La différence entre les bolcheviks et les autres socialistes semble avoir été de nature psychologique et due à la formation particulière de l’intelligentsia révolutionnaire et du prolétariat russes. Il n’y avait place dans l’Empire des tsars ni pour l’opportunisme parlementaire ni pour les compromis quotidiens ; une réalité sociale simple et brutale engendrait une foi active et entière… En ce sens, les bolcheviks furent plus russes, et plus à l’unisson des masses russes, que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks dont les cadres s’étaient bien pénétrés d’une mentalité occidentale, évolutionniste, démocratique selon les traditions des pays capitalistes avancés.