Édition du 16 avril 2024

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Québec

Lettre ouverte sur le « Rapport de la Commission sur la liberté universitaire »

Un cas exemplaire de panique morale

"À la manière de la crise des accommodements raisonnables, on a affaire à une crise de perception qui déforme la réalité sur le terrain"

La lecture du rapport de la Commission sur la liberté universitaire confirme que nous sommes face à ce que le sociologue Stanley Cohen qualifiait de « panique morale », phénomène que les médias provoquent par une couverture exagérée et outrancière de quelques événements impliquant des jeunes marginaux transgressant les bonnes mœurs. Ici, les diaboliques wokes. Le gouvernement joue alors au protecteur de l’ordre moral, rassurant la majorité bien-pensante paniquée.

Voilà l’effet de la couverture disproportionnée et des centaines de textes d’opinion sur l’« affaire Lieutenant-Duval », alors que les médias n’acceptent en général qu’une ou deux lettres ouvertes sur un sujet. Cela rappelait le 11 septembre 2001, quand une psychologue conseillait de dire aux enfants que les images reprises en boucle à la télévision montraient toujours les deux mêmes avions frappant les deux mêmes tours. Non, il ne pleuvait pas des centaines d’avions.

Plutôt que de calmer les esprits, François Legault a promis de répondre à cette terrible « menace », alors qu’une partie du corps professoral paniquait, chaque classe apparaissant comme un champ de mines. Pour amplifier la menace, François Legault évoquait un phénomène culturel « parti des États-Unis », reprenant cette vieille histoire d’épouvante qui présentait déjà dans les années 1980 les campus étatsuniens comme des manufactures à monstres féministes et antiracistes. Emmanuel Macron ne dit rien d’autre et les médias CNews (France), Fox News (États-Unis) et ceux de Québecor servent de caisses de résonance.

C’est ce que répète aussi de livre en livre le polémiste Mathieu Bock-Côté, dont François Legault est si admiratif. Ce dernier a donc lancé cette Commission qui recommande qu’une loi impose une définition de la liberté universitaire aux établissements et les oblige à former un comité pour gérer les litiges et faire rapport annuellement. Et la communauté étudiante ? On lui accorde la « liberté d’apprendre », aux trois cycles. On dit « Merci », les jeunes !

Biais de confirmation

Les audiences et le sondage mené par la Commission confirment qu’il s’agit d’une panique provoquée par les médias, puisque les collègues évoquent la « peur » et la « crainte de représailles », en raison de « toutes les nouvelles sur le sujet ». Le rapport indique aussi qu’on a peur d’utiliser certains mots et d’aborder des sujets (comme si les professeurs étaient jusqu’alors sans retenue devant leurs classes).

La Commission évoque l’effervescence médiatique, deux fois plutôt qu’une, pour démontrer la gravité de la situation. Elle cite le rapport du bureau du scientifique en chef, L’Université québécoise du futur (2020), qui affirmait qu’on « assiste à un accroissement de la rectitude politique. » Curieuse et rigoureuse, la journaliste Judith Lussier a demandé au bureau quelles données étayaient ce passage. « Nous n’avons pas de données factuelles sur la question de l’accroissement de la rectitude politique. Nous avons rédigé ce paragraphe en ayant en tête les actualités », lui a-t-on répondu (voir son essai Annulé(e)). Que la Commission cite ce passage, voilà le chien qui se mord la queue…

La Commission devait décrire « des situations récentes qui ont mis en cause la liberté universitaire au Québec ». Elle s’est fiée aux médias (Annexe 2) et mentionne d’abord le cas de l’Université d’Ottawa, pourtant en Ontario. Elle rapporte aussi trois conférences annulées, pour l’ensemble des 18 établissements au Québec. En dix ans. L’une en raison d’un chahut étudiant, une autre préventivement par peur de turbulences et la troisième retirée du programme d’un congrès syndical, suite aux plaintes de membres. On rapporte trois cas de professeures critiquées pour l’usage d’un mot interprété comme raciste ou transphobe. En dix ans. Aucune n’a fait l’objet de mesures disciplinaires.

Ajoutons un conflit au sujet de la mise d’un livre en lecture obligatoire, quelques autres à la suite d’interventions sur les médias sociaux, un doctorat honoris causa controversé, bref presque rien, considérant l’histoire tumultueuse de l’Université, la combativité du mouvement étudiant et les mobilisations sociales du moment (#MoiAussi, Black Lives Matter, Wet’suwet’en, le climat, les anti-vaccins, etc.). Si la Commission n’a pas eu vent de tous les cas, son rapport confirme tout de même qu’il s’agit d’un microphénomène, considérant les milliers de conférences et les dizaines de milliers de cours par année. Des études sur le sujet aux États-Unis, qui comptent plus de 4 500 établissements universitaires, concluent d’ailleurs que les cas médiatisés n’y représentent ni une nouveauté, ni une crise généralisée.

La situation ne mérite aucunement une loi, mais le gouvernement paraît ainsi restaurer l’ordre moral et s’ingère dans les affaires universitaires, à coût nul. Pour Noël, il aurait plutôt dû aider la communauté étudiante dans le besoin et régler les problèmes qui nuisent aux Universités. Vous ne savez pas lesquels ? Normal, les médias s’en désintéressent totalement. Le gouvernement aussi ».

Signataires

Francis Dupuis-Déri, Science politique, UQAM et aussi Marcos Ancelovici, Sociologie, UQAM ; Hélène Bélanger, Études urbaines et touristiques, UQAM ; Rachel Berger, Histoire, Université Concordia ; Laurence Bherer, Science politique, Université de Montréal ; Isabelle Boisclair, Arts, langues et littératures, Université de Sherbrooke ; Amandine Catala, Philosophie, UQAM ; Leila Celis, Sociologie, UQAM ; Anne-Marie D’Aoust, Science politique, UQAM ; Mary Ellen Davis, Cinéma, Université Concordia ; Martine Delvaux, Études littéraires, UQAM ; Geneviève Dorais, Histoire, UQAM ; Pascale Dufour, Science politique, Université de Montréal ; Paul Eid, Sociologie, UQAM ; Marc-André Éthier, Didactique, Université de Montréal ; Catherine Flynn, Sciences humaines et sociales, UQAC ; Michel Fortmann, professeur honoraire Science politique, Université de Montréal ; David Grondin, Communication, Université de Montréal ; Naïma Hamrouni, Philosophie et arts, UQTR ; Dyala Hamzah, Histoire, Université de Montréal ; Kregg Hetherington, Sociologie et Anthropologie, Université Concordia ; Nora Jaffary, Histoire, Université Concordia ; Natalie Kouri-Towe, Institut Simone de Beauvoir, Université Concordia ; Marie-Neige Laperrière, Sciences administratives, UQO ; Catherine Larochelle, Histoire, Université de Montréal ; David Lefrançois, Éducation, UQO ; Jean-Pierre Le Glaunec, Histoire, Université de Sherbrooke ; Krista Lynes, Communication, Université Concordia ; Geneviève Rail, professeure émérite, Université Concordia ; Norma Rantisi, Géographie, urbanisme et environnement Université Concordia ; Nicolas Renaud, Affaires publiques et communautaires, Université Concordia ; Vincent Romani, Science politique, UQAM ; Jeanne-Marie Rugira, Psychosociologie et travail social, UQAR ; Dinaïg Stall, Théâtre, UQAM ; Mélissa Thériault, Philosophie et arts, UQTR ; Karoline Truchon, Sciences sociales, UQO ; Jean-Philippe Uzel, Histoire de l’art, UQAM.

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