Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Asie/Proche-Orient

À New Delhi, le nouveau Parlement construit par Modi symbolise les dérives du régime

Invité d’honneur du 14 Juillet, le premier ministre indien est accusé, depuis son arrivée au pouvoir, de graves atteintes à la démocratie. À New Delhi, la reconstruction du cœur politique de l’Inde incarne aux yeux de l’opposition sa gouvernance autoritaire et son approche révisionniste de l’histoire.

Tiré de Médiapart.

New Delhi (Inde).– Le choc visuel est évident, et c’est comme s’il symbolisait les batailles mémorielles qui secouent la démocratie indienne. À New Delhi, deux immenses Parlements se font face, à seulement une cinquantaine de mètres l’un de l’autre, et pourtant tout les sépare. L’un fut construit en 1921 par les Britanniques, puis approprié par la jeune République indienne, qui y promulgua sa Constitution en 1950.

L’autre, quatre fois plus grand avec ses 65 000 mètres carrés, vient d’être inauguré par Narendra Modi. Ses lignes brutes, qui forment un hexagone, s’apprêtent à remplacer la structure circulaire et ouverte de l’ancien Parlement, censé devenir un musée. Ce nouveau bâtiment massif est érigé par le premier ministre en symbole d’une « nouvelle Inde, débarrassée de sa mentalité d’esclave ». Vise-t-il les anciens colons ou bien toutes celles et ceux qui ont précédé son règne ?

« Dans vingt-cinq ans, l’Inde fêtera le centenaire de son indépendance. Narendra Modi a placé cette période sous le signe de la prospérité et du devoir », précise Abhinav Prakash, vice-président du BJYM, la branche jeunesse du BJP, le Parti du peuple indien auquel appartient le premier ministre. « La nouvelle Inde, c’est une grande puissance internationale, mais aussi une grande démocratie qui donne une voix à tous ses citoyens et tourne la page du colonialisme. »

Abhinav Prakash nous a justement donné rendez-vous devant un symbole, « la statue du héros de l’indépendance Subhas Chandra Bose, érigée à la place de celle du roi anglais George V déboulonnée ». Ici aussi se joue un choc des mémoires. L’effigie de Bose, qui a combattu les Britanniques en rejoignant l’Allemagne nazie, fait face à un autre monument, l’India Gate. Construit en 1921, cet arc de triomphe commémore… les Indiens morts en combattant l’Allemagne.

De la statue controversée jusqu’au nouveau Parlement s’étend Kartavya Path. Ancienne avenue des Rois, cette artère verte qui relie de grandes institutions de l’Inde répond désormais au nom d’avenue du Devoir. Elle vient d’être rénovée avec des voies piétonnes en granit rose. De part et d’autre, des bâtiments sortent de terre pour « accueillir les futurs ministères qui vont être rassemblés ici avec des dizaines de milliers de salariés », s’enthousiasme Abhinav Prakash.

Également renommés, les jardins moghols, derrière la résidence présidentielle, qui eux aussi « glorifiaient des envahisseurs ». La décision a provoqué l’émotion, alors que le BJP a déjà supprimé des manuels l’histoire de ce royaume musulman qui façonna une partie de l’Inde durant des siècles… Et que le nationalisme hindou accentue, depuis des années, les violences et les lynchages contre les musulmans indiens.

Boycott de l’opposition

L’ensemble des travaux, chiffrés à plus de deux milliards d’euros, vise à changer le visage de la capitale politique indienne, dans un ensemble baptisé Central Vista. Sur le papier, les intentions sont louables : un Parlement pouvant accueillir plus de député·es, des bâtiments plus modernes et écologiques, une circulation plus fluide, etc. Mais depuis le lancement du chantier en 2019, les polémiques s’accumulent autour du « temple de la démocratie » promu par Narendra Modi.

Le 28 mai 2023, les partis d’opposition ont boycotté l’inauguration du Parlement. Ils reprochaient à Narendra Modi d’avoir rompu le protocole en officiant la cérémonie, en présence de prêtres hindous, à la place de la présidente de l’Inde, garante des institutions. Certains ont vu un mépris de caste, la présidente Droupadi Murmu étant issue des populations tribales défavorisées. L’intéressée, nommée par Modi en 2022, a démenti avoir été discriminée.

« Le premier ministre est membre du Parlement, il n’est pas son chef !, réagit pour Mediapart Karti P. Chidambaram, député du Congrès national indien dans l’État du Tamil Nadu. Ce mépris du protocole reflète le culte de la personnalité propre aux gouvernements totalitaires pratiqué par Narendra Modi. La refonte du centre politique de l’Inde est conduite par lui seul, alors qu’elle devrait concerner tous les partis dans une démocratie. »

« Dès le départ, le projet Central Vista a été mené de façon autoritaire et opaque, abonde Madhav Raman, architecte de New Delhi. Plus de 1 000 objections venant de la société civile et d’élus ont été expédiées par le pouvoir central en seulement 48 heures. Les travaux ont été décrétés prioritaires et entamés en plein confinement. La réalité est que ce gouvernement voulait son Parlement avant les élections de 2024. »

Comme beaucoup d’amoureux de New Delhi, Madhav Raman s’inquiète du nouveau visage de sa ville. « De nombreux espaces verts et espaces publics, des institutions telles que le musée et les Archives nationales ou le Centre des arts vont céder la place à des bâtiments austères et sécurisés, regrette l’architecte. Le centre de New Delhi a été le théâtre du deuil de Gandhi et d’importantes manifestations dans l’histoire de l’Inde. Que restera-t-il demain de cet espace d’expression civique ? »

Marketing politique

Les grands travaux devraient s’achever en 2026 mais occupent déjà toute la classe politique. Au terme d’un redécoupage électoral, une première en cinquante ans, le nombre total de député·es de la chambre basse du Parlement devrait augmenter, au bénéfice des États du Nord. Logique, argue le gouvernement, puisque leur population a crû plus rapidement. Sauf que les États du Sud, entièrement dirigés par l’opposition, refusent d’être pénalisés électoralement au motif qu’ils ont mieux maîtrisé leur démographie. Et de soupçonner, dans la construction à grande vitesse du Parlement, un moyen de renforcer le poids des États contrôlés par le BJP de Modi…

L’inauguration du Parlement a même réussi à fâcher… l’Asie du Sud ! La pomme de discorde : une carte géante de l’Inde dans un hall, incluant l’actuel Népal, le Bangladesh et le Pakistan. Une iconographie qui rappelle les rêves d’une « Inde non divisée » propre au mouvement radical hindou RSS, parent idéologique du BJP. Du pain bénit pour le ministère des affaires étrangères du Pakistan, qui a dénoncé « l’état d’esprit révisionniste de l’Inde qui cherche à influencer l’identité de ses pays voisins ».

Derrière les slogans brandis au G20 sur « l’Inde, mère de la démocratie », difficile de ne pas voir dans la refonte du centre de New Delhi une gigantesque opération de marketing politique à l’approche des élections. « On inaugure un nouveau Parlement alors que le principal opposant, Rahul Gandhi, a été déchu de son statut de député et risque la prison pour un motif fallacieux », dénonce Karti P Chidambaram. Les partis d’opposition ont décidé de faire front commun en 2024 pour « sauver la démocratie », même si les modalités de cette coalition restent à définir.

La société civile indienne et nombre d’ONG alertent sur la répression croissante des opposant·es, le sort des minorités ou la liberté de la presse sous Narendra Modi. « L’idée d’une nouvelle Inde suggère que la vieille Inde était défaillante, juge pour Mediapart Mohamed Zeeshan, auteur de Flying Blind : India’s Quest for Global Leadership (Penguin Random House India, 2021). Or une grande partie du soft power dont jouit l’Inde remonte justement à sa lutte non violente pour la liberté et à son succès démocratique. »

Pour ce chercheur en politique étrangère, « l’Inde n’est pas la Chine et ne peut s’affirmer comme puissance mondiale qu’en tant que démocratie pacifique, laïque et multiculturelle ». Alors qu’Emmanuel Macron s’apprête à recevoir Narendra Modi, Aakar Patel, auteur de Price of the Modi Years (Westland Books, 2021), ancien directeur de la branche indienne d’Amnesty International, bannie en 2020, juge que « les amis de l’Inde ne doivent pas hésiter à lui rappeler de préserver les droits humains ». Des droits revendiqués, il y a soixante-treize ans, dans l’ancien Parlement de l’Inde, désormais pays le plus peuplé du monde.

Côme Bastin

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Asie/Proche-Orient

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...