Édition du 23 avril 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Amérique latine : retour en force de la droite et questions pour la gauche !

Publié dans Relations de décembre 2016

Un peu partout en Amérique latine, les gouvernements de gauche élus au cours de la dernière décennie sont en difficulté, devant une droite qui s’organise. Comment comprendre ce retour en force dans plusieurs pays ?

Il est impossible, quand on est de gauche, de ne pas s’inquiéter de la tournure des événements récents en Amérique du Sud. La situation est en effet préoccupante : au Brésil, la présidente Dilma Roussef a été destituée ; en Argentine, le nouveau président de droite, Mauricio Macri, administre des politiques de choc au pays et, au Venezuela, l’actuel président Nicolás Maduro connaît des difficultés grandissantes. Il est impossible aussi de ne pas s’interroger sur ce qui apparaît de plus en plus comme une déferlante de droite semblant toucher chaque fois davantage les pays latino-américains où, depuis le début des années 2000, de puissants mouvements sociaux de résistance au néolibéralisme sont apparus, mais aussi, et surtout, où des partis de gauche ou de centre-gauche – ou encore des forces qui y étaient apparentées – ont été portés au pouvoir.

Rappelons-nous, ils étaient arrivés les uns après les autres aux plus hautes fonctions présidentielles (et plusieurs ont même pu être réélus plusieurs fois) : Hugo Chávez au Venezuela, en 1999 ; Lula da Silva au Brésil, en 2003 ; Néstor Kirchner en Argentine, en 2003 ; Evo Morales en Bolivie, en 2005 ; Tabaré Vázquez en Uruguay, en 2005 ; Rafael Correa en Équateur, en 2006 ; Manuel Zelaya en 2006, au Honduras ; Daniel Ortega au Nicaragua, en 2006 ; Fernando Lugo au Paraguay, en 2008 ; Mauricio Funes au Salvador, en 2009 ; Ollanta Humala au Pérou, en 2011. Et, chacun à leur manière, ils avaient tenté de réorienter peu ou prou les politiques de leur pays, donnant l’impression d’un virage à gauche de presque toute l’Amérique latine, avec même, dans au moins trois pays – le Venezuela, l’Équateur et la Bolivie –, de véritables processus de changement social aux accents révolutionnaires. À tel point d’ailleurs que d’aucuns, à l’instar des dirigeants espagnols du parti politique Podemos, y ont vu une sorte d’inspiration pour leur propre pays, une boussole [1] possible pour une gauche partout ailleurs désorientée et cherchant un second souffle.

Pourtant, en cette année 2016, dix-huit ans après la première élection à la présidence d’Hugo Chávez, c’est comme si l’on assistait à un retour du balancier et que c’était au tour de la droite de reprendre la main. Non seulement en plaçant sur la défensive une gauche en proie à des difficultés grandissantes, mais aussi en parvenant à revenir au gouvernement et en s’en prenant aux mesures progressistes qui avaient pu être mises en place précédemment. S’agit-il néanmoins, comme le pensent certains, d’un retour normal des choses, l’expression des règles de l’alternance dans une société démocratique faisant en sorte qu’après la gauche, c’est au tour de la droite d’assumer les responsabilités gouvernementales ? Ne faut-il pas plutôt voir là les prémisses d’un nouveau cycle sociopolitique, ou, plus justement, l’épuisement d’un projet de développement économique, social et politique porté par la gauche mais devenu brutalement inopérant, révélant au passage toutes ses faiblesses internes ?

Une droite brésilienne peu scrupuleuse

La destitution au Brésil, le 31 août dernier, de la présidente Dilma Roussef fait bien voir l’ampleur des revirements en jeu. Car comme l’ont rapporté les médias, il s’agit plutôt d’une sorte de coup d’État constitutionnel, qui a pris comme prétexte une manipulation comptable pourtant assez courante ayant permis à Dilma Roussef de masquer la réalité du déficit budgétaire du pays et afin d’être plus facilement réélue en 2014. Mais au-delà du fait que ce genre de maquillage a déjà été utilisé sans soulever de vagues par des gouvernements précédents, la plupart des observateurs s’entendent pour dire qu’il s’agit surtout d’un règlement de compte féroce entre les forces de droite, toujours très puissantes au Brésil, et le Parti des travailleurs (PT), au pouvoir depuis 13 ans. Et qu’il se situe dans le sillage de la découverte, en 2014, d’un système tentaculaire de corruption et de blanchiment d’argent impliquant le groupe pétrolier Petrobras et tous les grands partis, dont au premier chef le PT. Ainsi, une partie des accusateurs les plus en vue de la présidente – dont le nouveau président Michel Temer (l’ex-vice-président de Dilma Roussef) – sont eux-mêmes soupçonnés de corruption et poursuivis devant les tribunaux. Tous les éléments d’une crise complexe étaient donc réunis. D’autant plus que les difficultés économiques (récession, endettement, chômage) se sont multipliées au Brésil, réduisant considérablement l’effet des mesures sociales prises en son temps par Lula da Silva pour améliorer le sort des couches populaires.

On le voit, c’est la complexité du panorama politique brésilien et la confusion qui s’en est suivie qui expliquent la désorientation, le cynisme, mais aussi la colère de larges pans de la population ainsi que le fait que la droite ait pu s’appuyer sur de puissantes mobilisations populaires pour faire avancer sa cause et obtenir finalement, par les moyens que l’on sait, ce qu’elle n’avait pas pu gagner par les urnes en 2014 : le départ de Dilma Roussef.

Les mesures de choc du président argentin

Tout en étant bien différent, le cas argentin résulte pourtant lui aussi d’un revirement politique abrupt ainsi que d’une relative confusion électorale. En effet Mauricio Macri, le nouvel homme fort de l’Argentine, élu président en décembre 2015 avec 51 % des voix au second tour, s’était fait le promoteur d’un programme néolibéral radical pendant sa campagne, un programme présenté néanmoins comme le « changement », même s’il était du même type que celui dont les Argentins avaient goûté l’amère médecine à peine 15 ans auparavant, lors de la brutale crise du début des années 2000.

Macri a pu ainsi l’emporter contre son opposant péroniste au faible charisme, Daniel Scioli, et s’est lancé aussitôt dans une politique de choc aux allures revanchardes : démantèlement des mesures prises par le gouvernement précédent (sur les médias, les coopératives, etc.), harcèlement ou emprisonnement arbitraire de militants en vue (comme Milagro Sala, dans la province de Jujuy), suppression des taxes aux exportations agricoles (pour favoriser l’agrobusiness), suppression de postes administratifs dans la fonction publique (perte de plus de 100 000 emplois), hausse des tarifs de l’électricité, de l’eau et surtout du gaz (jusqu’à 700 % dans certains cas), levée du contrôle des changes et dévaluation du peso argentin… Il s’est aussi empressé, pour faire la paix avec les marchés financiers, de rembourser les fameux fonds vautours (à hauteur de 1,3 milliard de dollars) [2] et s’est rapproché de l’Alliance du Pacifique, et avec elle, des pays latino-américains les plus néolibéraux et les plus proches des politiques étasuniennes.

À peine arrivé au gouvernement, Mauricio Macri a donc effectué une rupture brutale avec les politiques nationales et populaires de Cristina Kirchner, ne tardant pas cependant à déclencher dans son sillage de si amples et inattendues résistances populaires qu’à l’heure qu’il est, rien n’indique qu’il pourra mener son projet de restauration néolibérale jusqu’au bout.

Une farouche opposition vénézuélienne

Certes, les choses n’en sont pas encore là au Venezuela bolivarien, où Nicolás Maduro est encore président, en principe jusqu’en 2019. Mais la situation s’est à ce point dégradée qu’il risque fort de quitter son poste avant. En effet l’opposition de droite – soutenue en sous-main par les États-Unis – n’a pas cessé de développer une stratégie à deux volets pour en finir avec lui : d’un côté utiliser l’arène électorale et tous les recours légaux disponibles ; et, de l’autre, tenter de déstabiliser par tous les moyens possibles la vie économique du pays. Combinés à la chute des prix du pétrole ainsi qu’à d’importantes erreurs du régime concernant sa politique financière, économique et sociale, c’est ce qui explique pour une bonne part la situation chaque fois plus alarmante que connaît le pays : recrudescence de l’insécurité, inflation galopante, réduction draconienne du pouvoir d’achat, manque d’électricité et de produits de consommation de base, manifestations croissantes, etc. Si cela devait se concrétiser, la charge symbolique que cela pourrait comporter pour l’Amérique latine serait énorme : la révolution bolivarienne n’a-t-elle pas incarné plus que toute autre dans l’histoire récente l’indéracinable volonté populaire de transformation sociale et d’indépendance vis-à-vis de Washington, exprimée par une grande partie du sous-continent ?

Tant de questions pour la gauche

Mais comment en est-on arrivé là dans ces trois pays ? Bien sûr, il faut tenir compte du nouveau contexte économique international beaucoup moins favorable que par le passé et qui – à travers la baisse abrupte des cours du pétrole et des matières premières – a plombé la plupart des économies latino-américaines, les entraînant dans des cycles récessifs, avec leur lot de conséquences néfastes : remontée du chômage, de l’endettement, de l’inflation, des taux de pauvreté, etc. Car ce fut une des meilleures cartes dont les gouvernements de gauche ont disposé pendant un peu plus d’une dizaine d’années : tirée en avant par la demande chinoise, et en dépit des effets de la crise de 2008, l’économie latino-américaine dans son ensemble a connu une croissance soutenue et a pu, en particulier pour les pays exportateurs de pétrole, de gaz et de minerais stratégiques, disposer d’importantes ressources dont les gouvernements de gauche ont pu se servir pour financer des programmes sociaux et des infrastructures publiques.

Mais la fin brutale de cette période faste (été 2014) ne peut pas tout expliquer. Aux facteurs externes déterminés par les implacables (et fort inéquitables) règles de l’économie mondiale, il faut aussi ajouter les facteurs proprement internes, et par conséquent les choix et orientations politiques parfois douteux des partis de gauche au pouvoir.

Par exemple, au Venezuela, alors que le président Nicolás Maduro prétend toujours officiellement approfondir le socialisme du XXIe siècle dans son pays, il n’en a pas moins décidé tout récemment de se lancer – pour compenser la baisse des revenus provenant du pétrole – dans des politiques extractivistes tous azimuts, dignes des meilleures recettes néolibérales, notamment en offrant à de grandes multinationales étrangères, dans l’arc minier de l’Orinoco, de larges concessions ou zones franches, sans aucun contrôle environnemental digne de ce nom (voir à ce propos l’accord avec la Gold Reserve).

Le cas du Brésil est aussi révélateur : alors que le PT représentait une authentique alternative de changement social dans les années 1980, pour permettre plus facilement l’arrivée de Lula à la présidence, il s’est orienté en 2002-2003 vers une politique de collaboration active avec des partis ouvertement catalogués à droite, n’hésitant pas à « social-libéraliser » son programme et faire des compromis avec l’oligarchie, allant même un peu plus tard jusqu’à acheter des députés pour gagner la majorité dont il avait besoin. Avec tout ce que cela a fini par signifier de compromissions en tous genres... dont la destitution de Dilma n’est que le dernier et malheureux épisode.

En ce qui concerne l’Argentine, c’est l’ancien directeur de la bibliothèque de Buenos Aires, Horacio González, qui rappelait récemment un des pièges dans lesquels étaient tombés des gouvernements comme ceux de Néstor et Cristina Kirchner, eux qui prétendaient mener d’amples politiques de redistribution sociale en prenant soin cependant de ne toucher à aucune des sources décisives du pouvoir de l’oligarchie dans leur pays. Et il soulignait cette foncière ambiguïté en reprenant le même type de reproche que Marx faisait en son temps à la Commune de Paris, « elle qui, au milieu de tant de passions, de tant de mobilisation, de tant de ferveur exprimée dans les rues, n’avait même pas songé à toucher aux plus minimes des intérêts de la banque Rothschild, qui a fonctionné normalement. Tant de barricades et aucun acte expropriateur » [3].

Politiques extractivistes dévastatrices, pratiques politiciennes éculées, manque de courage vis-à-vis des puissances financières, ce sont là quelques-uns des reproches parmi bien d’autres qui commencent à circuler entre ceux et celles qui – comme au Forum social mondial de Montréal – se désolent de voir que la gauche latino-américaine a pu bénéficier d’une conjoncture économique extraordinaire, mais n’a pas su ni pu assurer la pérennité des indéniables avancées sociales qu’elle a promues.

N’est-ce pas aussi ce qui explique aujourd’hui le retour en force de la droite en Amérique latine ?

* Pierre Mouterde, sociologue et essayiste, rédacteur des Nouveaux Cahiers du socialisme, a notamment publié Quand l’utopie ne désarme pas. Les pratiques alternatives de la gauche latino-américaine (Écosociété, 2005)

Notes

[1] Voir notre dossier « L’Amérique latine : boussole pour les temps présents », Relations, no 754, janvier-février 2012.

[2] Voir Claudio Katz, « Les vautours de la dette argentine », Relations, no 775, décembre 2014.

[3] Voir Horacio Gonzales, « El Estado y el Jardín » (L’État et le jardin), Pagina 12, 9 décembre 2015.

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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