Édition du 16 avril 2024

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Arts culture et société

Art#MeToo

Des mouvements réactionnaires aux milieux progressistes, la peur de voir s’installer une nouvelle forme de censure des arts grandit, chacun accusant l’autre. Un combat où les féministes se voient attribuer le mauvais rôle, un an après #MeToo.

Article extrait du dernier trimestriel de printemps de Regards.

Ce jour de janvier 2018, les visiteurs de la Manchester Art Gallery se pressent autour d’une affichette épinglée au mur, à la place de Hylas et les Nymphes, célèbre tableau de John William Waterhouse peint en 1896, qui montre de ravissantes jeunes filles dans une rivière, seins nus et peau diaphane, attirant à elles un beau jeune homme. Surprise, le texte informe que le tableau a été renvoyé en réserve « pour inviter à la discussion sur la façon dont nous exposons et interprétons les œuvres d’art » ! Le débat est posé : « Cette salle [nommée "En quête de beauté"] présente le corps des femmes soit comme "forme passive décorative" soit comme "femme fatale". Remettons en cause ce fantasme victorien ! Le musée existe dans un monde où s’interpénètrent les questions de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous affectent tous. Comment les œuvres d’art peuvent-elles nous parler d’une façon plus contemporaine et pertinente ?... »

Peur de la censure

Pour qui voudrait réagir, des post-it sont à disposition, ainsi que le hashtag #MAGSoniaBoyce sur Twitter puisque, comme l’explicite l’affiche, il s’agit d’une performance qui annonce une rétrospective consacrée à l’artiste contemporaine engagée, féministe et noire, Sonia Boyce. Question réactions, le musée de Manchester sera servi puisque, après un article dubitatif du journal The Guardian joint à une tribune au vitriol de son critique d’art, l’affaire, à coups de copier-coller dans la presse, dépassa rapidement les frontières. Clare Gannaway, conservatrice supervisant le projet, y explique que #MeToo, mouvement mondial de dénonciation des agressions sexuelles dont sont victimes les femmes, l’a convaincue de soutenir l’initiative. Elle avoue regarder autrement cette salle de musée peuplée d’un imaginaire exclusivement masculin, suscitant désormais chez elle « un sentiment d’embarras », elle réfléchit à une nouvelle présentation.

Il serait faux de soutenir que cette performance suscita l’enthousiasme. Rares furent les voix qui s’élevèrent pour défendre le geste. Le musée se vit accusé de censure, de sombrer dans le politiquement correct et de faire preuve de puritanisme. Une jeune femme, qui affirmait être venue spécialement pour admirer le chef-d’œuvre, lança une pétition pour réclamer son retour, craignant qu’il ne soit plus jamais exposé. Ce qui n’avait jamais été envisagé… La toile fut raccrochée au bout d’une semaine. La Manchester Art Gallery surjoua peut-être la joie d’avoir déclenché une telle vague, annonçant vouloir poursuivre le débat à travers une série d’événements publics. Et à raison, car les enjeux sont fondamentaux.

Que véhicule un musée par ses choix d’accrochage et de médiation ? Reflet de son époque, l’œuvre d’art forge aussi nos imaginaires et notre vision du monde. Faut-il être aveugle pour ne pas voir qu’un tableau est plus qu’un tableau ? Poser la question est-il un crime ? Provocation ou maladresse, ce qui interroge dans cette histoire, c’est l’ampleur prise par la polémique. Et sa disproportion. Sans doute venait-elle alimenter une peur largement fantasmée, celle de voir s’installer une nouvelle forme de censure des arts qui ne serait plus l’apanage de mouvements réactionnaires, mais aussi le fait de milieux progressistes – au premier rang desquels les féministes se voient attribuer le mauvais rôle.

Alliance des outragés

En quelques semaines, les faits divers s’enchaînèrent dans les médias, propulsés sur les réseaux sociaux comme autant de preuves d’une prétendue dérive, quand bien même constituaient-ils des épiphénomènes, déformés au prisme d’Internet. Avec une alliance étonnante des outragés. Du magazine réactionnaire Valeurs actuelles fustigeant « le tribunal des bien-pensants » à Catherine Deneuve évoquant dans Libération, au lendemain de sa signature d’une tribune anti #MeToo, le « danger des nettoyages dans les arts ».

En septembre 2017, un film sur Gauguin est accusé de taire le très jeune âge des vahinés séduites par le peintre. Une vérité insupportable aux amateurs d’art quand s’ouvre un mois plus tard la rétrospective que lui consacre le Grand Palais. Faire part de son malaise devant certaines toiles, par ailleurs magnifiques, équivaut à vouloir les faire disparaître. Une réalité, cependant, le mois suivant à New York quand, en pleine affaire Weinstein, il est dit qu’une visiteuse du Metropolitan Museum of Art (Met) exige le retrait d’un tableau de Balthus montrant une fillette dans une pose ultra-suggestive. En lisant la pétition de la plaignante, le ton s’avère pourtant plus nuancé, la jeune femme réclamant surtout une contextualisation de l’œuvre, comme il avait été fait, rappelle-t-elle, lors d’une exposition Balthus en 2013… au Met.

Au même moment, les réseaux sociaux ricanent d’une mère de famille britannique qui demande à l’école de son fils de six ans d’interdire le conte de la Belle au bois dormant, en raison du baiser final non consenti par l’héroïne (un viol, faut-il le rappeler, dans l’histoire originale qui inspira Perrault). Là encore, en s’intéressant de près à l’info, on apprend que la jeune mère considère que l’histoire mérite d’être racontée, mais à des enfants plus âgés et comme outil de réflexion. En janvier, le magazine Les Inrocks s’alarme : « Jusqu’où ira la censure ? », en ouverture d’un article sur l’histoire d’un professeur d’art américain licencié pour avoir montré des nus artistiques tels que certains Modigliani à ses jeunes élèves, déclenchant la colère des parents. Buzz garanti. L’article omet juste de préciser que l’Utah, région de l’affaire, est le fief des Mormons. Pas vraiment féministes.

Bernard Hasquenoph

Spécialisé culture, musées, politique culturelle, mécénat.

http://bernardhasquenoph.free.fr/

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