Si tout le monde n’a pas la même exaltation que Kevin, même au sein du mouvement, une chose est certaine, la journée de mardi va braquer à nouveau les projecteurs sur les manifestants. Et ils ont bien l’intention de frapper fort.
Appels à la grève à New York
« Nous travaillons sur ce projet depuis décembre », explique Shawn Carrié, l’un des organisateurs de l’opération « May Day », comme on appelle le 1er mai aux Etats-Unis. « Nous voulons faire de cette journée une journée massive, qui puisse être suivie par l’ensemble des 99 %, que ce soient les travailleurs, les étudiants, les consommateurs, les clients des banques, les femmes ou les hommes au foyer… Appelez cela grève générale ou ce que vous voulez mais ce qui nous importe c’est de montrer aux 1 % les plus riches ce qu’ils seraient sans l’apport des 99 %. »
La journée d’action de mardi prend d’ailleurs comme modèle le 1er mai 2006. À cette époque, pour protester contre les lois anti-immigration du président George W. Bush, plusieurs associations avaient appelé à une journée sans immigrés, une grève des illégaux en quelque sorte. Le but était simple : montrer combien l’économie américaine était dépendante de la main-d’œuvre bon marché, venue en grand nombre d’Amérique latine, notamment dans l’agriculture, la restauration, la construction, la confection…
« Nous comprenons bien que pour certaines personnes, il n’est pas possible de ne pas aller travailler », explique le communiqué d’Occupy Wall Street annonçant l’événement. « Nous invitons donc tout le monde à participer comme il le peut, que ce soit en portant un badge au travail ou en se joignant aux manifestations en dehors des heures de travail. »
Université libre et gratuite
Car il faut bien garder à l’esprit qu’aux Etats-Unis, le 1er mai n’est pas férié. « Contrairement au reste des démocraties occidentales, les Etats-Unis n’utilisent pas le système métrique, n’obligent pas les employeurs à payer des congés à leurs employés, n’ont pas aboli la peine de mort et ne fêtent pas le 1er mai », résume en plaisantant Peter Dreier, professeur de science politique à l’Occidental College de Los Angeles dans une tribune sur le site du magazine The Nation.
La fête du travail, chômée, a lieu ici chaque premier lundi de septembre. « Historiquement la journée internationale des travailleurs du 1er mai commémorait pourtant la lutte des syndicats américains de la fin du XIXe siècle pour la journée de 8 heures et les émeutes ayant opposé les manifestants aux forces de l’ordre à Chicago. Une lutte qui s’était soldée par plusieurs morts, du côté policier comme de celui des ouvriers », continue Peter Dreier.
Trouvant le symbole du 1er mai trop radical, le gouvernement américain a préféré, dans les années qui ont suivi, instaurer une journée du travail chômée en septembre. Seuls les membres du parti communiste américain continuèrent un temps à commémorer le 1er mai. Avec la guerre froide, la tradition a peu à peu disparu et, en 1959, le président Eisenhower la remplaça par une« journée nationale de la Loyauté envers les Etats-Unis », non chômée, et qui perdure encore aujourd’hui (voir le discours de Barack Obama l’an dernier).
Ce n’est qu’en 2006, avec le mouvement des travailleurs immigrés illégaux, que le 1er mai a repris un aspect plus social. Six ans plus tard, Occupy Wall Street entend bien transformer l’essai et faire de mardi une ample journée d’action. Outre la grande marche qui partira d’Union Square pour rejoindre Wall Street, à New York, des événements sont prévus dans près de 120 villes américaines.
A New York, des concerts auront lieu autour notamment du guitariste du groupe Rage against the machine, Tom Morello, et de sa « Guitarmy ». Des débats, des ateliers, des distributions gratuites de nourriture, des spectacles se succéderont tout au long de la journée. De leur côté, des professeurs de grandes universités américaines (Princeton, Columbia, NYU, CUNY…) donneront des conférences gratuites. Une opération “Université libre” ouverte à tout le monde gratuitement.
« Le problème de l’université américaine, c’est son coût, explique Maria Torea, qui a prévu d’assister à certains de ces débats. Les étudiants sortent avec tellement de dettes qu’ils sont obligés de se fondre dans le moule et d’accepter d’aller travailler dans les grandes compagnies et de participer ainsi à ce système injuste. Avec cette université gratuite, nous voulons penser un nouveau système éducatif qui permettrait aux étudiants de se libérer de la pression de l’argent au moment où ils font leur choix de carrière… »
Face aux manifestants, Wall Street s’organise
Toutefois, les frictions sont toujours palpables entre les syndicats, qui préfèrent l’approche plus légaliste de la manifestation traditionnelle, et certains occupants plus radicaux qui comptent lancer toutes sortes d’actions via les réseaux sociaux pour bloquer les ponts et les tunnels, et empêcher ainsi les gens de se rendre au travail.
« La difficulté première a été de se faire entendre de grands groupes totalement différents et aux méthodes d’actions très éloignées : les activistes d’Occupy Wall Street dans toute leur diversité, mais aussi les syndicats, bien plus organisés et hiérarchisés », explique Andrew Ross, professeur d’études sociales à l’université de New York (NYU) et membre du mouvement Occupy. Même constat pour Chris Silvera, un responsable syndical : « Les syndicats sont encore un peu réticents à l’idée de s’associer à des groupes qu’ils ne peuvent pas contrôler comme Occupy et sa fraction anarchiste. » Le fait de retrouver les grandes centrales syndicales, comme l’AFL-CIO, aux côtés des Occupy est donc déjà pris par ces derniers comme une victoire.
Il faut dire que dans une Amérique où le poids des syndicats est de plus en plus faible et où les restrictions au droit de grève sont importantes depuis le Taft-Hartley Act de 1947 (obligation de préavis très longtemps à l’avance, interdiction de bloquer les usines, interdiction de grève de solidarité envers d’autres travailleurs), la grève générale semble bien difficile à réaliser. D’où la volonté de la mouvance Occupy de ne pas compter uniquement sur la manifestation.
Si cette marche commune a donc été approuvée par la police new-yorkaise, certaines des actions coup de poing contre les banques à Wall Street, et notamment au siège de Goldman Sachs, le symbole de la toute-puissance financière, risquent de provoquer des rixes et des arrestations. Les “Bike Block”, des équipes de manifestants à vélo, ont ainsi promis de faire tourner la tête aux forces de l’ordre.
Face à cela, Wall Street s’organise. Les banques ont préparé un « plan de défense commun ». Interrogé par l’agence Bloomberg, Brian McNary, l’un des responsables de la sécurité de ces banques, compare même les manifestants à une meute de « loups », et les banques à de pauvres « élans » obligés de se serrer les coudes face aux attaques. Des « élans » qui pourront toutefois compter sur le soutien de la police de New York, qui, selon l’article, a œuvré ces derniers jours avec les services de sécurité privés pour tenter de repérer sur les réseaux sociaux les actions probables et ceux qui les organisent.
Il faut dire que, comme le rappelle Bloomberg, l’une de ces banques, JP Morgan a versé en 2010 la plus grosse donation de son histoire (4,6 millions de dollars) à… la police de New York. Elle n’est pas la seule, Goldman and Sachs ou Barclays lui ont attribué plus de 100 000 dollars chacune.
De son côté, la Deutsche Bank, dont la cour intérieure de l’immeuble sert depuis plusieurs mois de lieu de ralliement pour les groupes de discussions du mouvement Occupy, a fait savoir qu’elle fermerait ce jour-là son bâtiment.
« Je pense que ce 1er mai montrera surtout à tout le monde que le mouvement Occupy Wall Street n’est pas mort. L’hiver est passé, nous voulons occuper le printemps. D’autant qu’il y a bientôt les élections », explique Mike White, qui manifestera mardi.
Pour le professeur Andrew Ross, il n’est pourtant « pas question de revenir à la période de l’occupation de Zuccotti Park ». « Nous sommes désormais visibles partout en Amérique et dans le monde, il n’y a plus besoin d’attirer l’attention des médias. » Pour lui, l’élection présidentielle, dont la campagne débutera pleinement après l’été, ne sera pas au centre des débats à Occupy Wall Street. « C’est un cirque politique avec des candidats qui perpétueront le statu quo. Les démocrates tenteront certainement de récupérer quelques idées du mouvement pour se faire élire mais la jeunesse, du moins celle qui est présente aux manifestations et qui avait voté en masse pour Obama il y a quatre ans, ne me semble guère prête à se faire avoir une deuxième fois. Les conventions, républicaines comme démocrates, seront uniquement pour nous un moyen de manifester notre désaccord… jusqu’à ce que l’on soit finalement entendus. »