Édition du 12 mars 2024

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Comment reconstruire des contre-pouvoirs syndicaux ? Entretien avec S. Béroud et K. Yon

Offensives des forces néolibérales et antisyndicales, progrès de l’extrême-droite et du confusionnisme, nouvelles formes de mobilisation remettant en question le répertoire d’action traditionnel du syndicalisme, difficultés de s’organiser à l’heure de la pandémie, etc. Cet entretien avec Sophie Béroud et Karel Yon propose d’examiner ces forces, menaces et enjeux auxquels le syndicalisme doit se confronter.

4 octobre 2021 | tiré de Contretemps

Nous avons conçu cet entretien – qu’on peut lire en lien notamment avec un ouvrage récent co-écrit par Sophie Béroud (En lutte ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation, Raison d’agir, 2021), et d’un article de Karel Yon paru en mai 2020 dans Contretemps (« Le syndicalisme, la retraite et les grèves ») – dans la foulée des violences antisyndicales qui ont eu lieu lors de la manifestation du 1er mai 2021 à Paris. Et nous l’avons réalisé alors que s’approche la date de mobilisation syndicale et des organisations de jeunesse du 5 octobre. Entretemps, les mobilisations contre le pass sanitaire se sont développé, qui ont cristallisé certaines des difficultés de la période pour le syndicalisme de classe et le mouvement ouvrier.

Alexis Cukier : Parmi les questions mises en jeu par ces dates (1er mai, 5 octobre 2021), il y a celles de l’évolution des formes et des pratiques de la manifestation. On a beaucoup parlé, depuis 2016, du « cortège de tête », ainsi que des accords et désaccords tactiques, face à la répression policière et à la généralisation nouvelle de certaines techniques de maintien de l’ordre (par exemple la nasse) entre manifestant·es syndiqué·es, autonomes ou gilets jaunes. Pensez-vous qu’il y a là quelque chose de nouveau, de durable, d’important ?

Et il a également été beaucoup débattu, au sein du mouvement des gilets jaunes et à propos de lui, et à nouveau ensuite au cours du mouvement social de l’hiver 2019, de l’efficacité ou non de la manifestation, de son rapport avec la revendication, la grève, l’émeute… Que pensez-vous de ces débats au sujet des transformations et de l’avenir de la manifestation ?

Karel Yon  : Je pense que le phénomène des « cortèges de tête » reflète un rapport plus fluide et moins « captif » des salarié·es aux organisations syndicales, plutôt qu’une rupture. Il exprime une défiance vis-à-vis de la délégation, plutôt que vis-à-vis de la représentation syndicale en soi, il suffit de voir le nombre de syndiqué·es qui s’y retrouvent. Pour moi, c’est un phénomène qui, avec d’autres – de Nuit debout, dont la pratique du cortège de tête est en partie issue, aux Gilets jaunes, en passant par les grèves féministes – témoigne du fait que, dans les mobilisations portant sur des enjeux qui étaient auparavant considérés comme relevant de la juridiction exclusive du « mouvement ouvrier » (le droit du travail, les retraites, les salaires…), celui-ci doit désormais composer avec d’autres forces. C’est à la fois un signe de la fragilisation du syndicalisme, ce qui est regrettable, mais aussi de la pluralisation des représentations de la classe laborieuse, ce qui est plutôt une bonne nouvelle au regard de certaines lacunes des organisations syndicales.

D’autres phénomènes sont plus anecdotiques mais n’en restent pas moins préoccupants. Je pense à l’agression du cortège de la CGT lors du 1er mai dernier. En phase avec ce que je viens de dire, je ne pense pas que ça exprime une défiance latente. Il s’agit à mon avis d’une entreprise politique de fractions très minoritaires mais qui, dans l’ambiance de confusion des manifestations, ont réussi à transformer de la distance en hostilité ouverte. Quand je parle de confusion, je pense autant à la confusion militante provoquée par l’attitude des forces de l’ordre qu’à la confusion idéologique, mais on aura sans doute l’occasion d’en reparler à propos des manifestations anti-pass/anti-vax…

Pour en revenir à l’avenir de la manifestation, ce qui est en crise me semble être moins la manifestation en soi que l’illusion de son autosuffisance. C’est une crise qui remonte à loin, au « Juppéthon » de 1995, mais qui s’est aggravée à l’épreuve de la répression des manifestations et de l’aggravation des politiques néolibérales depuis la crise financière de 2007-2008. Ça repose la question pratique de la construction d’un rapport de forces efficace, du renouvellement du répertoire protestataire, avec la question du recours aux blocages, des conditions de redynamisation de l’action gréviste, mais aussi des ressorts politiques du pouvoir syndical.

Sophie Béroud  : Pour prolonger ce dernier point, il me semble que l’accroissement de la répression policière ainsi que les tensions au sein des manifestations pose un problème central aux syndicats, celui de faire participer à ce type d’acte protestataire celles et ceux qui en sont le plus éloigné·es. La crainte de se retrouver pris dans des interactions violentes peut dissuader un certain nombre de salarié.es de rejoindre les cortèges. On me rétorquera peut-être que beaucoup de participant·es aux Gilets jaunes étaient des primo-manifestant·es. C’est vrai et justement, l’épreuve de la confrontation avec les forces de l’ordre les a beaucoup marqués.

Comme le rappelait Karel, la journée d’action centrée sur des manifestations sur l’ensemble du territoire s’est imposée comme l’élément central du répertoire d’action syndical depuis 1995. Si cet élément est plus difficile à manier et contribue moins qu’auparavant à élargir la mobilisation, l’un des risques est de privilégier des actions peut-être plus efficaces sur le plan du blocage de l’économie mais mises en œuvre avant tout par des groupes de militant·es déjà convaincu·es. Il y a donc une certaine urgence non seulement à parvenir à redéployer des manifestations plus festives, mais aussi à penser des modalités d’implication plus variées dans les luttes sociales (comme cela a pu être fait d’ailleurs lors du mouvement contre la réforme des retraites avec les flash-mobs des Rosies La riveteuse).

Alexis Cukier : Venons-en aux difficultés plus générales auxquelles le syndicalisme est confronté en France aujourd’hui. À ce sujet, on mentionne généralement ces grandes tendances : transformations de l’organisation et de la division du travail, démantèlement du droit du travail et généralisation des politiques antisyndicales, déclin général du mouvement ouvrier et du camp de l’émancipation sociale en Europe, émergence de nouvelles pratiques portées par de nouveaux acteurs et nouvelles actrices au sein du mouvement social.

Mes recherches sur les rapports entre travail et démocratie, mais aussi mon expérience syndicale et militante, m’incitent à insister sur un autre facteur, que vous avez d’ailleurs éclairé dans vos recherches respectives : la difficulté de démocratiser l’activité, l’organisation, la division du travail syndical. Ainsi, autour de ce qu’on appelle parfois la « démarche travail », il est question d’en finir avec la conception délégataire du syndicalisme, selon laquelle le syndicaliste recueille les plaintes, les transforme en revendications et négocie avec le patronat à la place des travailleurs et travailleuses. Mais, sur le terrain, il est souvent très difficile de contester et remplacer ces pratiques délégataires, et de faire entrer une nouvelle culture politique, héritière des mouvements sociaux post-2008, plus horizontale et autogestionnaire. Comment analysez-vous, d’une manière générale, ces problèmes du syndicalisme contemporain, et en particulièrement cette question de la démocratisation du travail syndical ?

Karel Yon  : La façon dont tu poses le problème me semble la bonne : réfléchir en termes de division du travail syndical, c’est se donner les moyens de porter un regard matérialiste sur les conditions de l’activité syndicale, ce qui veut dire plusieurs choses. D’abord, ça permet de comprendre que le problème du syndicalisme n’est pas tant celui d’une « culture » délégataire que des conditions matérielles qui, d’une part, encouragent ce rapport social délégataire et, d’autre part, font obstacle à une pratique plus collective et démocratique.

Ce sont toutes les transformations institutionnelles qui confortent la pratique du travail syndical comme celle de « professionnels du dialogue social », tandis que les supports d’une pratique syndicale inclusive tendent à régresser. La fusion de l’ensemble des instances représentatives du personnel dans le Comité social et économique, suite aux ordonnances de 2017, résume bien ces deux tendances, puisqu’elle concentre les responsabilités syndicales tout en réduisant le droit syndical et les ressources à disposition des militants.

À l’opposé de ces tendances, je plaide pour l’institution d’un droit syndical interprofessionnel et notamment d’un mandat d’organisateur·trice syndical·e, qui reconnaisse et valorise les savoir-faire militants de mobilisation et d’organisation collectives[1]. C’est une proposition qui m’a été inspirée par les expériences d’organizing portées par le ReAct que j’étudie, et que je conçois non pas comme un savoir militant qui viendrait se plaquer de l’extérieur sur les situations de travail, mais comme un moyen d’attirer l’attention sur tout ce que j’appelle le « travail syndical reproductif » nécessaire à la production de l’action syndicale[2].

Dans la continuité de cette réflexion, l’autre intérêt d’une approche en termes de division du travail, c’est qu’elle nous interpelle sur la division sexuelle du travail syndical. Il y a encore une tendance à dénigrer tout ce qui relève justement de la prise en charge et du traitement des « plaintes », qui est renvoyé au « syndicalisme de services ». Ce travail est perçu comme moins noble que le travail de négociation ou celui du conflit, il est plus souvent pris en charge par des femmes.

Il s’agit souvent de la première modalité de rencontre entre les travailleur·ses, particulièrement les plus précaires, et les syndicats. Et vu l’état du monde du travail, des conditions de travail et d’emploi, ça ne risque pas de changer tout de suite ! Or, comme l’ont bien montré des travaux récents de jeunes collègues, ce type de travail syndical peut être un important vecteur de politisation du rapport au travail[3].

Dernier enjeu de cette approche en termes de division du travail syndical, c’est qu’elle nous permet de comprendre l’activité syndicale comme une configuration d’action collective, un « monde du travail syndical » qui ne se réduit pas aux syndicats traditionnels mais implique d’autres acteurs individuels et collectifs : IRP, experts, avocats, associations et organisations parasyndicales, et bien sûr tous les travailleuses et travailleurs qui ne sont pas syndiqué·es… Penser l’activité syndicale à cette échelle évite de réduire la question de la démocratie syndicale à celle du fonctionnement interne des syndicats. La démocratie à l’intérieur des syndicats dépend des relations que nouent les syndicalistes « officiels » à cette multitude d’acteurs, et c’est seulement à cette échelle qu’un véritable fonctionnement démocratique peut s’envisager.

Sophie Béroud  : Je partage complètement ce cadre d’analyse. La transformation des instances de représentation dans le privé, avec la mise en place des CSE et dans certains cas, lorsque les accords le prévoient, de représentants de proximité, appauvrit encore le travail de représentation pour lequel certain·es salarié·es acceptent de s’engager. Ielles se retrouvent à siéger dans des réunions très techniques et très longues, très éloignées de la réalité concrète de leur travail, sans avoir de temps pour être en lien avec leurs collègues. C’est aussi le cas de représentant·es de proximité parfois très isolé·es à qui l’employeur n’a concédé que très peu de moyens. Cela engendre aussi des trajectoires de désengagement très rapide des mandats.

Dans plusieurs entreprises sur laquelle j’ai enquêté récemment, le nombre des élu·es au CSE s’est réduit comme peau de chagrin, la liste des titulaires et suppléant·es ayant été quasi épuisée en deux ans. C’est très difficile de mettre en œuvre des formes de démocratie syndicale, entendue comme des espaces de participation et de délibération ouverts, lorsque les dispositifs institutionnels de représentation sur le lieu de travail non seulement isolent les élu.es mais les épuisent. Mais on voit bien, en retour, l’urgence pour les syndicats de se déprendre de cette emprise institutionnelle qui encadre et réduit leur rôle pour faire vivre des espaces autonomes de discussion et de participation.

Alexis Cukier : Ces difficultés semblent s’être accru pendant la pandémie, avec le confinement, l’école à la maison et le télétravail, l’état d’urgence sanitaire, les politiques sanitaires très verticales sans aucune possibilité d’intervention des salarié·es, l’instrumentalisation de cette situation par les hiérarchies d’entreprises et de la fonction publique, et puis aussi le fait que le surplus de travail, de risques et d’efforts s’est concentré sur les femmes, les personnes racisées, les plus précaires. On pouvait espérer, au printemps 2020, qu’il y aurait de manière massive des droits de retrait, des droits d’alerte, par exemple, mais il est au final assez logique malheureusement qu’il n’en a rien été… Avez-vous déjà quelques éléments de recherche ou d’observation au sujet des difficultés spécifiques du syndicalisme en temps de pandémie ?

Sophie Béroud  : Ce serait important de disposer de données précises sur ce qui s’est passé durant le premier confinement, car des enquêtes de terrain menées dans des entreprises montrent que les droits de retrait individuels et les droits d’alerte ont quand même été fréquemment utilisés par les salarié·es. Ce, d’autant plus que les CHSCT venaient juste de disparaître et que les Commissions Santé, Sécurité, Conditions de Travail (CSSCT) – quand elles existent – n’ont pas toujours trouvé une véritable place dans les CSE : les droits de retrait ont parfois été la seule solution disponible pour les salarié·es.

Cette période du premier confinement a été très intéressante car la question des activités essentielles y a été soulevée avec force et par là même des interrogations soulevées par les salarié·es sur les produits fabriqués et sur la façon de les produire. Ces interrogations ont parfois été formulées en décalage avec les syndicats, bien que des organisations comme la CGT ou Solidaires aient fait de la protection de la santé des travailleur·ses une priorité très claire.

Dans une entreprise sur laquelle je mène une étude dans un secteur technologique de pointe en pleine expansion, des salarié·es ont par exemple mis en avant leur droit de retrait alors que les syndicats, pourtant très combatifs, avaient davantage en tête la situation de l’entreprise sur un marché très concurrentiel et n’envisageaient pas d’arrêter la production. Le premier confinement a ainsi non seulement permis d’éclairer l’utilité sociale des métiers dits de la première et de la deuxième ligne et de montrer le paradoxe de leur dévalorisation sociale, mais aussi de poser à nouveau frais le sens du travail.

Il y avait peut-être au printemps 2020 un espace ouvert pour faire entendre à large échelle un autre discours, pour souligner la nécessité de renforcer et de redéployer les services publics, mais aussi à quel point notre société est marquée par une division genrée et racisée du travail. Les métiers de la deuxième ligne, des caissières aux aides à domicile, étant comme on le sait des emplois majoritairement féminins et précaires. Dans les semaines qui ont suivi, les syndicats ont essayé de porter de façon forte les enjeux de revalorisation sociale de ces métiers, en étant notamment très mobilisés par le « Ségur de la santé ».

Mais alors qu’il s’agissait justement de ne pas en rester à une logique de compensation financière pour obtenir des mesures plus structurelles, ce fil revendicatif s’est un peu perdu, noyé par l’émergence d’autres thèmes. Les syndicats ont dû se positionner sur le télétravail, sur les premiers plans de licenciements collectifs, etc. Cette multiplication des thèmes d’intervention, imposée par le contexte, a desservi me semble-t-il une stratégie discursive plus unifiée qui aurait pu être d’une certaine façon contre-hégémonique par rapport aux politiques néolibérales et porter sur des choix fondamentaux de société.

Karel Yon : De mon côté j’ai plutôt regardé ce qui se passait dans le commerce et la restauration rapide au moment du premier confinement. Le cas d’un franchisé McDonald’s de la région de Tours, le seul à avoir maintenu ses restaurants ouverts, a été un peu médiatisé à l’époque[4]. Des salariés de plusieurs restaurants se sont mobilisés pour essayer de les faire fermer en faisant valoir collectivement leur droit de retrait, en dépit de la désinformation et des intimidations de l’employeur.

C’est un cas intéressant, car au départ ces salarié·es ont agi seul·es, et c’est la publicisation de cette épreuve de force sur les réseaux sociaux qui leur a permis d’obtenir un soutien syndical. Ça montre qu’au-delà des cas médiatisés de grandes entreprises comme Renault ou Amazon, il a pu exister dans les petits établissements des formes de mobilisation plus ou moins autonomes, qui sont passées sous les radars faute d’infrastructure syndicale pour leur donner de l’écho[5].

Par ailleurs, la remarque de Sophie sur le décalage entre des salariés favorables au droit de retrait et leurs représentants syndicaux qui en redoutaient les conséquences économiques est intéressante, car de mon côté, au moment du premier déconfinement, j’ai été confronté à la situation inverse : dans un autre établissement de la restauration rapide que j’ai étudié, c’est le délégué syndical qui freinait la reprise tandis que les salarié·es voulaient retourner au travail ! Ça reflète bien les difficultés de cette période, l’alignement des préoccupations sanitaires et économiques qui n’allait pas de soi, les différences dans le vécu du confinement selon les âges et la situation matérielle des salarié·es…

Ceci étant dit, la crise sanitaire a pu aussi être l’occasion d’une visibilité accrue pour les syndicats qui ont su se saisir des réseaux sociaux. J’ai en tête le cas d’une grande enseigne de la distribution où le syndicat le plus actif sur les réseaux sociaux est passé de 5 000 à 10 000 abonnés sur sa page Facebook d’entreprise, car il était le seul à fournir une information actualisée sur les conséquences du confinement et les conditions du chômage partiel, par exemple. Ça ne remplace pas l’implantation sur le terrain, mais dans certains cas ça a pu la préparer. Beaucoup de syndicalistes évoquaient un changement d’attitude des salarié·es à leur égard, un besoin d’informations, une plus grande écoute.

Alexis Cukier : Et puis il y a eu l’émergence du mouvement contre le pass sanitaire, qui a confronté l’ensemble de la gauche et du mouvement ouvrier à une difficulté de positionnement : comment faire comprendre, entendre, défendre qu’on est à la fois pour la vaccination et contre le pass sanitaire et ce qu’il contient de menaces et de nouveaux reculs pour le droit des travailleur·ses ?

On a pu observer des écarts entre les positions des centrales syndicales et certains syndicats voire fédérations (par exemple CGT Santé action sociale et Sud santé sociaux), entre différentes villes aussi avec des manifestations tantôt franchement d’extrême-droite tantôt comportant aussi une fraction non négligeable de syndicalistes, et des évolutions dans le temps, comme à Orléans où Solidaires a appelé (avec d’autres organisations de gauche et antifascistes) à des manifestations distinctes de celles qui s’étaient initialement développées (voir le texte « On ne défile pas avec l’extrême-droite »).

Comment analysez-vous les débats et prises de position au sein du syndicalisme par rapport à ce mouvement contre le pass sanitaire ? On peut, là aussi, parler de confusion politique, de progrès de l’extrême-droite, de recul du mouvement ouvrier, mais cette mobilisation anti pass sanitaire n’est-elle pas aussi le signe d’une certaine impuissance des syndicats à mettre en avant des revendications claires (par exemple la vaccination pour toutes et tous, la levée des brevets, mais aussi des propositions de démocratie sanitaire dans l’entreprise comme dans les villes) et audibles à une échelle de masse depuis le début de la pandémie ?

Sophie Béroud  : L’imposition du pass sanitaire dans un certain nombre de secteurs a pu être vue par nombre de salariés et de syndicalistes comme une double provocation de la part du gouvernement. En premier lieu, le fait de cibler de façon forte des professions, en particulier de la santé mais pas seulement – on l’a bien vu avec les pompiers – qui un an auparavant étaient présentées comme héroïques car restées sur les lieux de travail malgré les risques de contagion et en deuxième lieu, la tentative de transformer le licenciement en outil de politique publique pour réguler la crise sanitaire.

Je pense qu’il faut rassembler tous ces éléments pour comprendre l’hostilité très répandue dans les rangs syndicaux contre cette nouvelle mesure, hostilité qui a conduit des directions syndicales comme celle de la CGT à soutenir ce refus de la vaccination obligatoire. Cette mesure vient s’inscrire dans un processus continu de réduction des libertés publiques et pour rappel, l’une des rares mobilisations qui a eu un peu d’ampleur durant la crise est celle contre la loi de Sécurité globale à l’automne 2020.

Elle montre aussi toute l’hypocrisie d’un gouvernement qui était quand même prêt à créer un nouveau motif de licenciement alors que les pertes d’emploi sont massives – avec une situation qui se rapproche de la crise de 2008 – et tout le mépris social dont les plus hauts dirigeants politiques ne cessent de faire preuve. Les motifs de mécontentement sont donc nombreux et ont alimenté de grèves localisées.

Retrouver des collectifs de Gilets jaunes qui se sont maintenus dans la durée, malgré bien des difficultés, dans les premières manifestations contre le pass sanitaire n’était pas pour effrayer des militants syndicaux qui ont fait du chemin par rapport aux Gilets Jaunes, qui ont pu en fréquenter sur le plan local au printemps 2019 puis pendant la mobilisation contre la réforme des retraites de l’hiver 2019-20.

Cependant, ce qui est différent par rapport au mouvement des Gilets Jaunes, c’est que les groupes d’extrême droite sont restés dans les manifs, qu’ils y ont pris une place de plus en plus importante, parvenant à influencer les mots d’ordre, les symboles, etc. C’est un peu le mouvement inverse de ce qui s’était produit avec les Gilets Jaunes où l’infiltration menée par l’extrême droite s’était au contraire réduite au fil des semaines, au fur à mesure aussi où des connexions s’établissaient avec des militants syndicaux.

Cela montre, comme tu le dis, des milieux d’extrême droite plus organisés par rapport à ce type de protestation et qui ont également su tirer, de leur côté, des enseignements du mouvement des Gilets jaunes.

Karel Yon : Je vais jouer la prudence sur cette question, car je n’étais plus en France quand le mouvement a démarré et depuis je le suis à distance, et avec beaucoup de circonspection. Je comprends bien évidemment la rage des salarié·es, et en premier lieu des soignant·es qui, après avoir dû subir les atermoiements, les errements et les mensonges du gouvernement, le manque de moyens tout au long de la crise sanitaire, ont soudainement été traité·es comme des irresponsables ne méritant que le bâton, alors même que les véritables opposants à la vaccination sont très minoritaires.

J’entends aussi les opposants au pass sanitaire qui dénoncent une nouvelle restriction des libertés. Mais dans le contexte d’une nouvelle vague épidémique avec un variant à la fois plus contagieux et dangereux, il fallait une politique de santé publique qui accélère la vaccination et contrôle la circulation du virus. Et il le fallait à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale. La méthode punitive du gouvernement était la pire manière de le faire, mais il me semble que les mobilisations qui se sont déployées pour s’y opposer, en entretenant la confusion entre l’opposition au pass sanitaire et à la vaccination, ne pouvaient pas être perçues autrement que comme des forces entravant la réalisation de ces objectifs fondamentaux de santé publique.

Alexis Cukier : Il y a, du moins dans les milieux militants, beaucoup d’attentes à l’égard de la grève et de la journée de mobilisation pour la défense des salaires, des emplois, des conditions de travail et d’étude qui aura lieu le 5 octobre, à l’appel de la CGT, FO, FSU, Solidaires avec les organisations de jeunesse. Est mis en avant, en effet, le lien entre les politiques sociales et sanitaires du gouvernement, l’intersyndicale indiquant que les organisations « s’opposent à ce que la situation sanitaire soit utilisée par le gouvernement et le patronat pour accélérer la remise en cause des droits et des acquis des salariés et des jeunes« .

Peut-on y voir une tentative de reprendre la main sur l’opposition au pass sanitaire en l’intégrant aux revendications et positions classiques du mouvement ouvrier ? Après un an et demi de crise sanitaire, sociale et politique, et le peu d’impact de la mobilisation contre l’assurance chômage avant l’été, comment percevez-vous les enjeux de cette mobilisation du 5 octobre et de la période pré-électorale qui s’ouvre ?

Sophie Béroud  : Le 5 octobre est indéniablement une initiative importante qui s’appuie sur une intersyndicale élargie aux organisations de jeunesse, ce qui peut contribuer à sa réussite dans un contexte de précarisation accrue des étudiant·es mais aussi de déstabilisation de ces derniers face aux processus de sélection accrus à l’université (à l’entrée avec Parcoursup, mais aussi en Master). La mobilisation peut être également forte dans les fonctions publiques en raison du maintien des politiques d’austérité mais aussi des grands bouleversements qui s’y déroulent, suite à la loi de transformation de la fonction publique.

À cela s’ajoute bien sûr la colère accumulée sur l’obligation du pass sanitaire. Cependant, je pense qu’il faut voir avant tout cette journée d’action comme un rendez-vous militant qui vise surtout à remobiliser celles et ceux qui sont déjà investi·es au niveau syndical, à réinjecter d’une certaine façon un peu de « carburant militant ». Plusieurs organisations syndicales sont déjà tournées vers la préparation de leur congrès, l’Union syndicale Solidaires vient de le tenir, celui de la CGT a été repoussé en 2023 mais est dans toutes les têtes en interne. Montrer dans ce contexte que l’on se mobilise, que l’on cherche à construire un rapport de force est important.

Plusieurs difficultés existent toutefois dont il faudra mesurer l’impact sur la journée d’action. L’une d’entre elles est le fait d’appeler sur un ensemble de motifs de mécontentements et non sur une opposition à un projet de loi précis (les intentions du gouvernement sur la réforme des retraites n’étant pas complètement clarifiées)… Établir un bilan critique et transversal de la situation sociale et appeler à se mobiliser pour des augmentations de salaires, etc., constitue une démarche originale et offensive du côté des syndicats.

Mais c’est toujours plus compliqué d’être dans un registre de propositions et de parvenir à imposer un calendrier autonome, différent du calendrier imposé par le gouvernement et ce alors même que l’on rentre dans la pré-campagne pour l’élection présidentielle. Une autre difficulté provient des conditions de réception de cet appel à la mobilisation du côté des salarié·es, notamment dans le secteur privé. Cette période de rentrée est marquée par une sorte de retour à la « normale » qui n’en est pas complètement un, le télétravail a été fortement réduit, les réunions en présentiel ont repris, mais aussi les trajets domicile/travail. Pour beaucoup de salarié·es, il faut se réhabituer aux conditions du présentiel dans un contexte qui demeure quand même incertain…

Karel Yon : Je suis totalement d’accord avec l’appréciation nuancée de Sophie. On ne peut que se réjouir de l’existence de cet appel tout en restant prudent sur sa portée éventuelle. La multiplicité des revendications, le contexte de la rentrée et le fait qu’une partie du mouvement syndical reste à l’écart ne facilitent pas la mobilisation. Je ne suis pas certain non plus que cette journée soit de nature à permettre au syndicalisme de reprendre la main sur l’opposition au pass sanitaire. C’est un appel à se mobiliser en semaine, qui va surtout parler aux militant·es et aux secteurs habitués des journées d’action syndicale. Pas à celles et ceux qui manifestent les samedis. On a déjà observé ce genre de discordance pendant le mouvement des Gilets jaunes. Ça permet surtout au syndicalisme d’occuper son couloir. Mais même si cette date n’apparaît pas comme un point de convergence, elle pourrait être un point de départ.

Alexis Cukier : Pour finir, comment résumeriez-vous les enjeux pour le syndicalisme dans la période à venir ? Après les Gilets jaunes, à l’heure du devenir toujours plus autoritaire du néolibéralisme, face à l’extrême droite, au confusionnisme et à la fascisation de la société, pour construire des convergences avec la nouvelle génération de mouvements écologistes, féministes, antiracistes, que pensez-vous que peut faire le mouvement syndical dans les années à venir ?

Karel Yon : Je pense qu’il y a un double enjeu pour le syndicalisme, organisationnel et politique, que je résume dans l’idée du mouvement syndical comme « parti du travail ». Mais pour ne pas avoir l’impression de radoter[6], je vais insister sur un point seulement, celui de la reconstruction d’une capacité représentative qui permette au mouvement syndical de prendre en charge les intérêts du monde du travail dans toute sa diversité, pas des seuls ouvriers ou de celles et ceux qui bénéficient encore de la plénitude du statut salarial. Ça implique selon moi de se doter de véritables politiques de syndicalisation et de développement, qui aillent à la rencontre et soient à l’écoute des travailleuses et travailleurs dans leur diversité, et notamment des plus précaires. À l’image des politiques d’organizing que j’évoquais tout à l’heure.

Mais pour ça il faut reconnaître que tout le travail militant de prospection, de rencontre, de mise en relation des salarié·es, ça demande du temps, et de l’argent ! C’est ce que j’appelle le travail syndical reproductif, parce que je trouve que l’analogie avec la notion féministe-matérialiste de reproduction sociale est éclairante : pour qu’il existe une action syndicale productive, au sens de productrice de résultats revendicatifs, il faut commencer par produire et entretenir les collectifs qui supportent cette action. Or souvent ce travail militant n’est pas assez pris au sérieux, il est considéré comme quelque chose d’informel, qui s’apprend sur le tas, qui ne pourrait pas être ne serait-ce qu’un minimum formalisé et géré collectivement.

J’ai l’impression que l’indifférence face à ce travail militant invisible, renvoyé à des qualités « innées », repose parfois sur un impensé syndical assez masculino-centré qui réduit le travail syndical à ses scènes les plus visibles, comme la table de négociation, le piquet de grève, ou la tribune de meeting.

Sophie Béroud  : Ce qu’avance Karel comme éléments de réflexion sur cette capacité représentative des syndicats est vraiment très stimulant. En lien avec son analyse, il me semble aussi que l’un des enjeux auxquels sont confrontés les syndicats consiste à faire davantage le lien entre ce qui se joue dans la sphère du travail et dans celle du hors travail, justement par rapport aux conditions de la reproduction sociale. Cette articulation entre les deux – avec la mise en avant des difficultés matérielles liées à la vie quotidienne, au logement, au transport, etc. – a été au cœur du mouvement des Gilets Jaunes, qui a été très majoritairement une mobilisation de travailleuses et de travailleurs pauvres.

On trouve aussi une imbrication très étroite de ces dimensions (travail et hors travail) dans les syndicats de privés d’emploi et précaires à la CGT ou à Solidaires, ce qui pousse des militant.es des unions locales à mener des actions pour récupérer des logements vides, sur la gratuité des transports, etc. Les problématiques sont proches, si ce n’est que les syndicats de privés d’emploi et précaires se déploient plutôt dans les milieux urbains tandis que les Gilets Jaunes témoignent d’expériences vécues dans des espaces semi-urbains. Les syndicats ont bien sûr toujours développé des actions pour élargir leurs revendications aux conditions de vie des travailleur·ses (en créant notamment des associations de consommateur·rices, sur le logement, etc.) Mais il me semble qu’il faudrait aller beaucoup plus loin car c’est aussi une façon d’être davantage en prise avec les composantes les plus populaires du monde du travail.

Pour être claire, il ne s’agit évidemment pas de délaisser l’action revendicative sur les lieux de travail, laquelle demeure centrale pour les syndicats, mais de réussir à inscrire davantage le syndicalisme dans le quotidien des classes populaires et de réussir à atteindre ces fractions de travailleur/ses précaires employé.es dans des entreprises franchisées ou dans des PME sous-traitantes, dans des secteurs d’activité à très faible présence syndicale, ou encore ces travailleur·ses renvoyé·es aux marges du salariat comme les auto-entrepreneur·ses, etc.

Une initiative comme « Plus Jamais ça ! » est intéressante car elle inscrit les syndicats qui y participent dans d’autres réseaux militants, leur donne une autre visibilité et qu’elle contribue à faire émerger des propositions alternatives articulant les enjeux de « fin de mois » avec les enjeux de « fin du monde ». Mais cela reste encore beaucoup dans des milieux militants déjà constitués, même si cela touche sans doute des générations plus jeunes. Ce serait sans doute important de renforcer aussi des initiatives transversales avec des collectifs constitués dans les quartiers populaires sur des enjeux comme le vécu au quotidien des discriminations.

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Crédit photo : Paule Bodilis / manif du 28 décembre 2019 à Paris contre le projet de réforme des retraites

Notes

[1] Karel Yon, « Renforcer les moyens d’action du syndicalisme pour garantir une citoyenneté sociale effective ».

[2] Marielle Benchehboune, Balayons les abus. Expérience d’organisation syndicale dans le nettoyage, Syllepse, 2020.

[3] Voir par exemple les travaux de Saphia Doumenc (voir « Anarchosyndicalisme et nettoyage : l’improbable politisation de la lutte par le recours juridique ») et d’Angelo Moro (voir « Un métier syndical au féminin ? Rôles et pratiques des déléguées ouvrières dans une usine mixte »).

[4] Voir Quentin Muller, « 12 MacDonald’s n’ont jamais fermé et ont mis en danger employés et clients », Streetpress.

[5] Karel Yon, Antoine, salarié de McDonald’s et Irvin Violette, « ”Pourquoi pas nous ?” Récit d’une grève passée sous les radars/ Entretien avec Antoine, salarié McDonald’s », Mouvements, 2020.

[6] Voir Karel Yon, « Le syndicalisme, la retraite et les grèves », Contretemps, 2020.

Alexis Cukier

Membre d’Ensemble ! (France) et du réseau ERENSEP (European Research Network on Social and Economic Policies)

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