« Elle me rongeait impitoyablement la poitrine ; un travail silencieux, étrange, se faisait là-dedans. On eût pu croire à une vingtaine de fines petites bestioles qui penchaient la tête d’un côté et me rongeaient un peu, penchaient la tête de l’autre côté et me rongeaient un peu, […] se frayaient un chemin sans bruit et sans hâte et laissaient des espaces vides partout où elles avaient passé. » La faim, qui dévorait le héros de Knut Hamsun dans un roman qui porte son nom publié en 1890, tenaille encore plusieurs millions de personnes aujourd’hui : au point que des milliers en mourront dans les jours, les semaines et les mois qui viennent. Les quatre zones de crise alimentaire identifiées par l’ONU ont un point commun : des conflits armés s’y déroulent. En 2017, ce sont bien les hommes, et non les seuls aléas climatiques, qui provoquent la famine.
Soudan du Sud
C’est ici que le mot est réapparu, le 20 février. Cela faisait six ans qu’il n’avait pas été prononcé officiellement : la famine a été déclarée par l’ONU dans l’Etat d’Unité, où 80 000 Sud-Soudanais sont touchés, selon les estimations des agences humanitaires. Il s’agit de la région natale de l’ancien vice-président Riek Machar, à la tête d’une rébellion armée qui écume le pays depuis décembre 2013. La zone est aujourd’hui défigurée par l’un des conflits les plus atroces au monde.
Le pays se vide : 1,5 million de personnes ont quitté le Soudan du Sud, dont la moitié vers l’Ouganda voisin, au sud. Des milliers de femmes et d’enfants traversent la frontière chaque jour. Ceux qui restent sont la plupart du temps sans aucune ressource. « La région méridionale d’Equateur, jusque-là épargnée, a été dévastée par la guerre ces derniers mois : or c’était le grenier du pays, rappelle Michael Mangano, responsable local d’Acted. Nous avions fourni un gros effort de prévention agricole, mais tout a été ruiné par le déplacement des populations : il est impossible de cultiver un champ sans cultivateur… » Les ONG ont dû procéder à des largages de vivres « à l’ancienne », par hélicoptère, dans les zones les plus inaccessibles. Elles estiment que la famine pourrait même progresser dans les prochains mois. Comble du cynisme, le gouvernement sud-soudanais, en grande partie responsable du désastre, vient d’augmenter le prix des visas de travail – auxquels sont soumis les humanitaires étrangers : il en coûte désormais entre 1 000 et 10 000 dollars (930 et 9 300 euros). Au moins la moitié du budget de l’état, « et vraisemblablement beaucoup plus », est consacrée à l’armée, selon un rapport de l’ONU.
Yémen
Plus de la moitié de la population, soit 17 millions de Yéménites, est en état « d’insécurité alimentaire » (la phase 3 de l’échelle de classification IPC (http://www.ipcinfo.org/ipcinfo-home/fr/), référence mondiale des ONG) ou « d’urgence humanitaire » (phase 4). La phase 5, ultime, est la famine. Le coordonnateur des secours d’urgence de l’ONU, Stephen O’Bien, estime qu’il s’agit « déjà de la plus large crise humanitaire au monde ». Avant la guerre, le Yémen achetait 90% de sa nourriture à l’étranger. Or le circuit d’importation a été totalement paralysé par le conflit qui oppose les rebelles houtis, maîtres de la capitale et du nord-ouest du pays depuis deux ans, et les forces loyales au président Abd Rabbo Mansour Hadi, soutenu par une coalition de pays musulmans dirigée par l’Arabie Saoudite.
« Au Yémen, on ne constate pas le même niveau de crise alimentaire qu’en Afrique : il n’est pas vraiment judicieux de comparer les situations, nuance Pierre Mendiharat, directeur des opérations pour Médecins sans frontières. Mais le port principal pour accéder au nord du pays, Hodeida, est désormais fermé, il se trouve sur la ligne de front : cela va compliquer notre travail. » « Ici, le problème est très politique, ajoute André Frummacher, directeur des programmes d’Acted. Des deux côtés, les belligérants refusent parfois les distributions d’aide. »
Nigeria
« La communauté internationale a tardé à réaliser l’ampleur de la crise, regrette André Krummacher. La mobilisation a été trop lente, nous avons perdu un temps précieux. » Au Nigeria, l’urgence alimentaire concerne le seul Etat de Borno, très peuplé, dans la région du lac Tchad. Des millions de villageois ont abandonné leurs habitations et leurs champs par crainte des exactions du groupe terroriste Boko Haram ou des représailles de l’armée nigériane. Ceux qui ont pu atteindre les villes ou les grands camps onusiens sont aisément accessibles pour les ONG, qui essayent de mettre en place des programmes de transfert d’argent en direction des déplacés.
« A la différence du Soudan du Sud, il y a de la nourriture sur les marchés, précise le responsable d’Acted. Mais les prix ont flambé alors que les déplacés n’ont plus de revenus. On essaye de leur verser de quoi s’alimenter. » Cette méthode, désormais plébiscitée par les acteurs de l’humanitaire, permet une réponse rapide et qui soutient le marché local. Pour les dizaines de milliers de Nigérians piégés par les combats dans des zones reculées, en revanche, les distributions en nature sont la règle. MSF a même observé des « poches de famine » l’été dernier et redoute leur réapparition à court terme.
Somalie
C’est l’une des zones les plus vulnérables au monde sur le plan alimentaire. Les grandes sécheresses de 1972, 1984-1985, 1991-1992, 2011-2012 ont régulièrement affamé la Corne de l’Afrique. En 2017, « pour la quatrième année consécutive, les récoltes vont être terriblement mauvaises dans le Puntland [région semi-autonome à la pointe de la Corne, ndlr] », explique André Krummacher : « El Niño [phénomène climatique entraînant des perturbations mondiales] a affecté les cultures de façon dramatique. »
La sécheresse touche aussi le Kenya et l’Ethiopie, où le bétail est décimé, mais les réseaux d’entraide informels, l’action des gouvernements et la mobilisation internationale devraient pouvoir amortir la crise. En revanche, en Somalie, pays ravagé par les conflits armés depuis plus de vingt ans, la situation est plus alarmante, selon l’ONU. L’état de « catastrophe nationale » a été déclaré fin février par le gouvernement somalien, alors qu’une grande partie du territoire échappe toujours à son contrôle. L’organisation jihadiste Al-Shebab, présente dans le Sud, refuse régulièrement l’accès de la zone aux humanitaires. En deux jours, la semaine dernière, 110 Somaliens sont morts des conséquences de la sécheresse, notamment des diarrhées provoquées par la mauvaise qualité de la rare eau disponible. En 2011, la famine avait fauché 260 000 Somaliens.