Édition du 16 avril 2024

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États-Unis

Auteur de "Dette : 5000 ans d’histoire"

David Graeber parle de Strike the Debt et Detroit

Interview de David Graeber par Jonas Nunes de Carvalho pour le CADTM le 4 octobre 2013 à Bruxelles, après une conférence organisée par le CADTM à l’occasion de la sortie en français du livre Debt : the first 5000 years (Dette, 5000 ans d’histoire).

CADTM : Vous êtes impliqué dans les mouvements “Occupy Wall Street” et “Strike the Debt”. Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe actuellement aux États-Unis autour des actions concernant les dettes immobilières, les dettes des étudiants et les dettes municipales notamment à Detroit ?

David Graeber : Eh bien nous sommes dans cette situation bizarre où il y a une crise de la dette à tous les niveaux mais personne n’a l’air de savoir ce qu’il faut faire. Nous avons créée le mouvement “Strike the Debt” dans la foulée du movement Occupy et la première année nous nous sommes demandé comment initier de la désobéissance civile face au capital financier. Moi je me suis mis à parler d’emprunts et de créances à gauche et à droite. Il faut dire que pendant que j’organisais le mouvement Occupy Wall Street, j’écrivais un livre sur la dette et j’essayais de bien faire la distinction, ce qui n’était pas facile parce que dès que je faisais une conférence, des gens venaient me trouver pour me demander, par exemple, si je ne pouvais pas lancer un mouvement sur les prêts aux étudiants. Manifestement, l’intérêt est grand, pourtant, en dépit du nombre de personnes qui souhaitent faire quelque chose, je ne voyais pas trop quoi. C’est dû en partie au fait que beaucoup ont peur. Une première idée, c’était de dire que les gens allaient s’engager à ne plus rembourser une fois qu’un certain nombre de signatures serait atteint. Il faut savoir que des étudiants par exemple doivent parfois rembourser jusqu’à trente mille dollars.

Mais nous ne voulions pas non plus être accusés d’avoir poussé les gens à faire défaut et leur avoir ainsi attiré encore plus d’ennuis. Nous avons rédigé cet engagement, pour nous apercevoir qu’il était très difficile de le faire signer. Nous avons eu peut-être cinq six mille signatures, mais pas vraiment d’engagements personnels. Nous avons considéré que c’était un échec et qu’il nous fallait reprendre la réflexion. Une de nos conclusions, c’était que bien des gens ne voulaient pas signer un texte qui suggérait qu’ils pourraient ne pas rembourser leur prêt d’études. Et cela parce qu’ils ne le remboursaient pas. Un étudiant sur cinq est actuellement en défaut de paiement et un autre cinquième vous dira en privé et sous couvert de l’anonymat qu’il va y être contraint.

Comme ils étaient déjà en situation de non paiement ou qu’ils en envisageaient la possibilité, la dernière chose qu’ils souhaitaient faire, c’était signer un document qui disait “oui c’est bien moi et mes motifs sont politiques et l’agence de recouvrement n’a plus qu’à me cueillir”. Nous nous sommes dit que le phénomène était peut-être plus vaste que ce que nous avions envisagé, et de fait, en cherchant un peu, nous avons découvert que la quantité de défauts de paiement est énorme : un Américain sur sept est actuellement poursuivi par une agence de recouvrement pour une dette ou l’autre, sans parler des non remboursements des prêts hypothécaires ou des prêts d’études. L’un dans l’autre, probablement un quart des Américains endettés, sinon davantage, sont déjà en situation de non remboursement.

Alors on se rend compte de l’ampleur du phénomène : plusieurs millions, peut-être 75-80-90 millions de personnes qui font de fait de la désobéissance civile contre le capital financier mais ils ne veulent pas que ça se sache. Comment organiser des gens qui cachent leur résistance ? Nous avons suggéré la notion d’une armée invisible : “il existe une armée invisible de gens en défaut de paiement”. La cinéaste Astra Taylor et Laura Hanna ont eu l’idée de réaliser une vidéo où elles filmeraient des Américains ordinaires en train de parler de prêts non remboursés. On les voit en train de réaliser des activités quotidiennes, banales – tondre la pelouse, promener le chien, ce genre de trucs. Tous sont des membres ce cette armée invisible de débiteurs en défaut de paiement. Plus important encore, nous avons eu l’idée d’un manuel à l’usage des résistants de la dette, un manuel d’utilisation pour l’armée invisible.

Il s’agit de rassembler autant d’informations que possible sur chaque type d’emprunt, toutes les espèces de dettes qui existent aux États-Unis, et de donner un minimum d’explications historiques et politiques, puis de passer à des informations pratiques du genre : que vont-ils vous annoncer comme sanction si vous ne payez pas et que va-t-il réellement se passer, ceci souvent en persuadant des personnes qui travaillaient dans certains secteurs de livrer des secrets d’entreprise. Par exemple, quelqu’un qui avait travaillé pour “Payday Loans” pendant un an avant de s’en aller, dégoûté, nous a expliqué que le grand secret de “Payday Loans”, c’est qu’ils font payer jusqu’à 800% de taux d’intérêt annuel (par mois), ce qui est du capitalisme ordinaire. Le capitalisme n’a pas encore été aboli en Amérique. Mais leur excuse c’était que “si vous ne payez pas, il ne se passe rien”. Ils vous fichent la paix, donc ça peut être de l’argent gratuit. Bien évidemment ils ne vont pas vous le dire, alors c’est ce genre d’info que nous publions. Cela a eu un succès certain, nous avons fait circuler sur internet et distribué des centaines de milliers d’exemplaires.

Nous nous sommes aperçu que bien des institutions ou entreprises créancières prennent en fait en compte le non remboursement de sommes non négligeables. Mais cette remise de dettes, ce ne sont pas les débiteurs qui en bénéficient. C’est très important, cela montre que des remises et des annulations de dettes, cela se passe tout le temps, et probablement à grande échelle, mais les créanciers n’ont pas envie que ça se sache. Ils veulent préserver la moralité de la dette, l’idée que nous avons une obligation absolue de rembourser les emprunts contractés.

Donc, supposons que vous avez une dette de $10 000 sur votre carte de crédit. Après 6 mois de non paiement, la société se tourne vers une agence de recouvrement, mais ce qu’elle fait c’est la lui vendre à, disons, 5 cents le dollar : au lieu de $10 000, elle en reçoit 500 tandis que l’agence de recouvrement qui l’a achetée va essayer de vous faire payer $10 000, et elle réussit dans 1 cas sur deux, elle fait donc d’énormes bénéfices.

En poursuivant notre investigation, nous avons compris qu’il n’est pas nécessaire d’être une agence de recouvrement pour racheter des dettes. À peu près n’importe qui peut le faire. Mais ils ne vont pas vous dire à qui la dette appartient, parce que vous pourriez racheter votre propre dette. Vous pouvez dire : je veux acheter la dette des soins de santé du New Jersey, je veux acheter les créances de tiers de l’Iowa ou presque ce que vous voulez, vous pouvez l’acheter et l’annuler. Personne ne pourra vous dire “vous ne pouvez pas faire ça”. Alors nous avons récolté des millions de dollars et nous avons commencé à annuler les dettes des gens.

CADTM : Et Detroit là-dedans ?

DG : Detroit, c’est l’exemple parfait de cette moralité de la dette, de la façon de considérer certaines dettes comme plus sacrées que d’autres. Ainsi les dettes entre riches et les dettes entre pauvres ont toujours pu être renégociées. Mais la dette entre les riches et les pauvres, c’est une autre histoire. Encore que, à y bien réfléchir, c’est seulement dans un sens : la dette des riches envers les pauvres peut très bien être renégociée, et l’est en fait tout le temps. C’est ainsi que nous assistons à des tentatives répétées de modifier le fonctionnement de la sécurité sociale. Il s’agit là d’une dette envers les pauvres qui est constamment remise en cause.

Voyez les fonds de pension de Detroit. La ville doit des sommes énormes à plein de gens, et suite à une série de manipulations financières, voilà que justement ils doivent équilibrer le bilan. Quand cela arrivait dans le passé, on trouvait une solution. Mais c’est lors d’une crise budgétaire similaire que les néolibéraux ont mis au point leur tactique pour la mise en œuvre de réformes néolibérales : c’était en 1975 à New York, la ville n’arrivait pas à un équilibre budgétaire. Cela s’était souvent produit au fil de l’histoire des États-Unis ; l’état fédéral intervient et fournit l’aide financière nécessaire à retrouver pied.

Or cette fois-là, il n’y a pas eu d’aide. Au lieu de permettre un refinancement, ils ont fait venir un groupe d’experts, en fait, des créanciers, et leur ont donné carte blanche pour réformer l’économie de la ville, alors bien sûr ils ont privatisé à tout va. New York était une ville démocratique et sociale, elle avait une université gratuite, par exemple, toutes sortes de services sociaux gratuits, ils ont fait place nette, dégagé tout qui était de gauche, imposé toutes sortes de nouvelles taxes aux pauvres, et c’est cette façon de résoudre une crise budgétaire (imposer une inspection par des technocrates présentés comme neutres qui sont en fait des agents du marché libre, qui imposent à leur tour une série de réformes prétendument essentielles qui dévoient les ressources publiques sans l’accord de la population), c’est donc cette formule dont ils étaient si satisfaits, qu’ils ont exporté à l’ensemble du Tiers Monde, pays après pays, dans les années 1980 et 1990. Il est donc assez ironique que la formule nous revienne. New York avait servi de laboratoire ; aujourd’hui, c’est le tour de Detroit.

Jonas Nunes de Carvalho

Collaborateur du CADTM (Suisse)

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