Édition du 23 septembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

De Valmy à l’Ukraine : la force d’une nation en armes

C’était il y a bien longtemps, un 20 septembre 1792, et pourtant, comme l’écrira Goethe 30 ans plus tard, « de ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle ». Jaurès, à son tour, ne dira pas autre chose : « C’est un monde nouveau qui se lève. » Clausewitz, qui n’avait guère de sympathie pour les révolutions mais s’y connaissait en guerres, ne s’y trompa pas : « La guerre était soudain devenue l’affaire du peuple, d’un peuple de 30 millions d’habitants qui se considéraient comme des citoyens de l’État » et réussirent à stopper l’invasion.

Durant les 19e et 20e siècles, le cri de Valmy continuera de retentir dans l’Europe entière et même au-delà. Le général Giap, admirable stratège de la longue guerre d’indépendance du Vietnam et excellent connaisseur de l’histoire de France, dira combien l’inspira cette première guerre populaire couronnée par la victoire de Valmy. En 1962, l’Algérien Ferhat Abbas parlera, pour évoquer la victoire vietnamienne de Dien Bien Phu, de « Valmy des peuples colonisés ».

La bataille de Valmy [1], gagnée par un peuple en armes et dont procédera, dès le lendemain, la proclamation de la République, fut en effet l’acte fondateur d’une nouvelle forme de guerre.

Y revenir aujourd’hui, à l’approche d’un anniversaire qui, vraisemblablement, ne suscitera pas en France une immense attention, est une occasion de souligner combien, de nos jours, les héritiers légitimes de Valmy sont les combattants et les combattantes d’Ukraine qui résistent aux envahisseurs poutiniens. N’en déplaise à Jean-Luc Mélenchon qui prononça, en 2020, un assez beau discours célébrant la victoire de Valmy contre l’invasion et l’actualité de son message sans dire un mot d’une autre nation combattant aujourd’hui l’invasion de son territoire : l’Ukraine. Il est vrai que l’on comprend mieux cette occultation nullement fortuite quand on entend le leader de la France insoumise reprendre avec servilité les éléments de langage du Kremlin, assaisonnés d’un zeste de real politik, pour disqualifier la résistance ukrainienne, coupable, forcément coupable, de ne pas céder.

Bien sûr, le monde a changé. Bien sûr, entre le canon de Gribeauval, très moderne pour son époque, et le missile à longue portée Flamingo, utilisé pour la première fois par l’armée ukrainienne en août dernier, entre les baïonnettes des soldats de l’An I et les drones qui saturent aujourd’hui le ciel ukrainien, nombre de révolutions technologiques et industrielles ont radicalement changé la donne, sans même parler des armes nucléaires. Bien sûr, au regard de la canonnade d’une journée en Argonne et de la brièveté de l’invasion austro-prussienne (deux mois : du 19 août au 22 octobre), le pilonnage quotidien que subissent depuis trois ans et demi les civils et les militaires ukrainiens représente plus qu’un changement d’échelle : l’horreur d’une guerre génocidaire sans merci, telle qu’on n’en avait plus vu sur le sol européen depuis 1945.

Et pourtant, malgré les siècles qui séparent la France d’avant-hier de l’Ukraine d’aujourd’hui, certaines correspondances sont frappantes. Sans tomber dans le piège de l’anachronisme, on peut en relever plusieurs (au nombre desquelles il n’est pas besoin de comparer les trombes d’eau qui s’abattirent sur le champ de bataille de Valmy et la boue qui y noyait les boulets avec les pluies d’automne ou la fonte printanière des neiges et la raspoutista d’Ukraine qui rend si difficiles les mouvements de troupes).

Une même arrogance des envahisseurs et l’illusion d’une victoire facile
Poutine, on s’en souvient, pensait en février 2022 que ses troupes seraient à Kyiv en quelques jours. La Crimée, huit ans plus tôt, n’avait pu être suffisamment défendue et l’« opération militaire spéciale » s’annonçait comme une promenade de campagne.

En 1792, les chefs de l’invasion austro-prussienne et les émigrés revanchards enrôlés dans ses rangs, font preuve du même aveuglement et de la même suffisance. Les premiers affrontements ont tourné à la débandade des Français, la prise de Verdun et Longwy semble ouvrir la route de Paris. Le duc de Brunswick, qui conduit les troupes prussiennes, pense pouvoir se passer de ses alliés autrichiens tant la tâche s’annonce facile. Assuré de la supériorité militaire d’une armée orgueilleuse de ses succès passés et réputée la meilleure d’Europe, Brunswick avait publié deux mois plus tôt un Manifeste comminatoire sommant les révolutionnaires de rétablir Louis XVI dans ses pouvoirs et menaçant Paris d’une vengeance exemplaire.

Le résultat ne fut pas celui escompté : loin de céder à l’intimidation, le peuple s’était soulevé, avait envahi les Tuileries, renversé la monarchie le 10 août et mis le roi sous les verrous. Les injonctions et les menaces de représailles avaient attisé la colère des Parisiens et des Français qui, dès lors, se mobilisent en masse, répondant de plus en plus nombreux à l’appel lancé par l’Assemblée législative :

Citoyens, la patrie est en danger, que ceux qui vont obtenir l’honneur de marcher les premiers pour défendre ce qu’ils ont de plus cher se souviennent qu’ils sont Français et libres.
Français libres, déjà…
Dès le lendemain, une loi est votée pour une nouvelle levée en masse (la première avait eu lieu en 1791) : 50 000 hommes pour les troupes de ligne et 33 600 pour les bataillons de volontaires. Danton, comme souvent, avait su trouver les mots : dans la France entière, « tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre ». Les fédérés de Marseille le chantent : « Tout est soldat pour vous combattre », faisant connaître au fil de leur périple ce Chant de guerre de l’Armée du Rhin (également appelé Chant de marche des volontaires de l’Armée du Rhin) que les Parisiens baptiseront promptement La Marseillaise.

Rien de tout cela n’entame l’arrogance des coalisés. « N’achetez pas trop de chevaux, recommande l’aide de camp du roi de Prusse, la farce ne durera pas longtemps. Les fumées de l’ivresse de la liberté se dissipent à Paris. » Quant au colonel von Massenbach, il compare l’invasion de la France en révolution à « une simple chasse à courre ». Gibier ? Le peuple français.

Une même surprise en découvrant l’hostilité populaire
Comme ces soldats russes, gavés de propagande, qui se prétendaient libérateurs, pensaient être accueillis avec des fleurs et ne comprennent pas que tant de russophones leur crient de rentrer chez eux, les troupes austro-prussiennes sont surprises de n’être pas reçues à bras ouverts et s’irritent de l’hostilité de la population française. Certains officiers s’étonnent que des gens de peu qui devraient rester à leur place et même des domestiques s’enhardissent jusqu’à leur faire la leçon et les invitent à repasser au plus vite la frontière en sens inverse. D’autres se scandalisent que, jusque dans les églises, des prêtres patriotes fassent des sermons appelant à résister (comme, dans l’Ukraine d’aujourd’hui, de nombreux popes ayant rompu avec le patriarcat de Moscou).

Les paysans se murent dans un silence hostile, cachent les denrées et refusent de nourrir les envahisseurs. Dans les bois et sur les chemins, des partisans et des francs-tireurs harcèlent les soldats ennemis. Le prince de Ligne, qui sera tué une semaine avant la bataille de Valmy, constate cette animosité omniprésente : « Nous commençons à être las de cette guerre où Messieurs les émigrés nous promettaient plus de beurre que de pain », ajoutant que les troupes françaises ne désertent pas et que « les paysans sont armés et nous assassinent » à la première occasion. Deux jours après Valmy, l’archiduc Charles, frère de l’empereur d’Autriche, fera le même constat : « Nous avons trouvé les paysans de plus en plus épris de la nouvelle Constitution et de plus en plus hostiles à nous autres » ; il en tire, après la défaite, cette conclusion navrée mais lucide : « Il faut regarder comme absurde et impossible le projet des émigrés français de tout rétablir sur le pied d’autrefois. »

Les hauts gradés russes et leur chef suprême, le dictateur du Kremlin, n’ont hélas pas été touchés par la grâce d’une semblable lucidité, fût-elle tardive. Face au rejet et à la résistance du peuple ukrainien, leur réponse est à l’inverse : intensification des destructions meurtrières avec pour seul objectif l’éradication de la nation ukrainienne.

En 1792, l’armée d’invasion venue rétablir la monarchie et les privilèges de la noblesse n’avait pas pris la mesure de la haine accumulée dans les campagnes contre les droits seigneuriaux : les paysans ne veulent plus être « esclaves d’un superbe seigneur, objets de mépris aux yeux d’un riche insolent ». Elle n’avait pas pris la mesure, non plus, de l’attachement du peuple à ses conquêtes de liberté et d’égalité politique (il vient d’être décidé que l’Assemblée serait désormais élue au suffrage universel… masculin).

En Ukraine, l’armée d’invasion venue vassaliser son voisin n’a pas non plus pris la mesure de la longue mémoire de l’oppression russe, constitutive de l’identité ukrainienne, ni de l’intensité du désir de liberté et d’indépendance d’une nation qui refuse de plier.

« Europe esclave ou Europe libre » : l’enjeu ainsi résumé par les révolutionnaires d’antan vaut plus que jamais pour aujourd’hui et c’est désormais le peuple ukrainien qui combat en première ligne.

Un même mépris pour le peuple qu’on vient remettre au pas
Edmund Burke, homme politique et philosophe d’outre-Manche dont les Réflexions sur la révolution de France sont un pilier de la pensée réactionnaire, décrivait les volontaires de Valmy comme « une troupe de comédiens ambulants, un pitre à leur tête ». Le régime du Kremlin et ses affidés traitent régulièrement le président Zelensky de comédien raté et de « clown pitoyable », voire « cocaïné ». La disqualification est sommaire et la veine similaire…

Taine, autre penseur réactionnaire hostile à la Révolution française, aura pour les volontaires nationaux ces mots de mépris : « On a puisé à la pelle et au rabais dans le fumier social. »

Un paternalisme sans fard prétend faire le bonheur du peuple sans qu’il ait voix au chapitre : « Nous vous rendrons un monarque bon père » (les émigrés vus par Chateaubriand).

Quinze jours après sa défaite à Valmy, Brunswick n’en démord pas : « Quand je suis venu en France, je n’avais d’autre but que de concourir à rétablir l’ordre. »

Poutine aussi veut « rétablir l’ordre » en installant à Kyiv un régime fantoche qui restaure une sujétion pluriséculaire ! Un représentant des armées de la République rétorque lors de ce piquant échange qui a tout du dialogue de sourds : « Permettez-moi de vous demander quelle est la puissance qui vous a placé intermédiaire entre le peuple français et son intérêt. » À quoi Brunswick, qui ne semble pas comprendre la question, répond : « J’insiste pour que la nation française, connaissant mieux ses intérêts, revienne à des principes modérés. » Comprendre : les Français ne savent pas ce qu’ils font en mettant à bas l’ordre ancien. De même que les Ukrainiens ne savaient pas ce qu’ils faisaient en mettant dehors Ianoukovitch… La répartie du Français est savoureuse :

Si c’est l’auteur du Manifeste qui parle, alors je ne puis lui répondre qu’à coups de canons. Si c’est au contraire l’ami de l’humanité, je lui dirai que la meilleure preuve qu’il puisse nous donner à notre égard est d’évacuer le territoire français.
Deux visions du monde, deux visions du peuple : acteur souverain pour le révolutionnaire, privé de tout pouvoir d’agir par lui-même pour le bras armé des cours d’Europe.

Lors des pourparlers entre ceux de l’armée vaincue et ceux de l’armée victorieuse, les Prussiens demandèrent à négocier avec un envoyé du roi, alors que la République vient d’être proclamée et que les seuls interlocuteurs légitimes sont ses représentants ! On pense, une fois encore, à Poutine affirmant que le président Zelensky, démocratiquement élu, n’est pas légitime et qu’il ne saurait être un interlocuteur crédible faute de nouvelles élections (inorganisables en pleine guerre et interdites, dans ce contexte par la Constitution ukrainienne). Hier comme aujourd’hui, le même déni impavide de la volonté populaire.

Une même mobilisation populaire pour défendre le droit de son peuple à disposer de lui-même
Sauver la patrie en danger devient, en 1792, l’affaire de tous les citoyens. Les volontaires affluent aux tables d’enrôlement dressées par les municipalités. Ils viennent de toutes les régions et parlent souvent des langues différentes. Le prussien Laukhard, ensuite rallié à la Révolution, décrira en ces termes les artisans de la première victoire militaire d’une guerre populaire :

Sans doute, ils n’étaient pas tirés au cordeau, aussi astiqués, aussi dressés, aussi habiles à manier le fusil et à marcher au pas que les Prussiens. Ils ne savaient pas non plus se sangler dans leurs tuniques mais ils étaient dévoués, corps et âme, à la cause qu’ils servaient […]. Presque tous ceux que j’ai rencontrés savaient pour qui et pour quoi ils se battaient et se déclaraient prêts à sacrifier leur vie pour le bien de leur patrie. Ils ne connaissaient d’autre alternative que la liberté ou la mort.
Ils viennent de la campagne et de la ville, représentent tous les métiers : compagnon d’atelier, carreleur, fouleur de drap, sabotier, forestier, laboureur, journalier, berger mais aussi étudiants, membres des professions juridiques et médicales, artisans du monde de l’échoppe et de la boutique. Des travailleurs du bâtiment et de l’habillement, des ingénieurs et des géomètres, des perruquiers, des nobles acquis aux idées nouvelles, des bourgeois et des prolétaires, des sans-culotte épris d’égalité.

Cette levée en masse de 1792 évoque celle de février 2022 en Ukraine, qui vit affluer dans les rangs de la Défense territoriale des volontaires de toutes origines et de tous milieux, eux aussi souvent sans expérience militaire préalable, dont l’engagement fut décisif notamment pour la protection de Kyiv.

En 1792, on consigne dans les mairies les dons en argent et en nature pour armer, habiller et nourrir les Volontaires qui s’enrôlent. Français et Ukrainiens durent, les uns comme les autres, généralement s’équiper eux-mêmes, pour pallier les carences de l’État et parer aux urgences, avec l’aide de leurs proches, de collègues de travail et de collectes solidaires qui, en Ukraine, continuent plus que jamais.

Aujourd’hui comme hier, « la force des faibles », titre de l’excellent livre d’Anna Colin Lebedev qui rend hommage aux capacités d’initiative et d’auto-organisation de la société civile ukrainienne ainsi qu’à ses mille manières de soutenir ses forces armées, pousse à co-construire la défense du pays. Si l’Ukraine a pu tenir, explique Olena Tregub, spécialiste de la réforme du secteur de la Défense et de la lutte contre la corruption, dans une tribune publiée dans Le Monde le 21 mai dernier, « c’est aussi grâce à la volonté et à l’ingéniosité de sa population ». « Tout le pays s’est mobilisé, nos agriculteurs, nos ingénieurs, nos enseignants, nos informaticiens, nos artistes, nos fonctionnaires », ajoutait-elle en soulignant l’efficacité, la réactivité et la capacité d’innovation des réseaux locaux décentralisés qui ont renforcé les liens entre le peuple et son armée.

En 1792, malgré le canon de Gribeauval qui donnait aux troupes françaises la supériorité d’une artillerie moderne et mobile, on manquait cruellement d’armes. Les directoires des districts invitaient les gardes nationaux à se munir d’armes et de munitions mais aussi de vieux fusils, de pioches, de haches, de bêches. Les maréchaux-ferrants et les serruriers se mirent à fabriquer au plus vite des piques en fer à fixer sur un manche pour en faire des lances.

En Ukraine, pour faire face à l’invasion, on s’est mis à fabriquer toutes sortes de drones, dans les cuisines et dans des ateliers parfois montés en urgence ; des milliers de petites mains se sont mises à tresser des filets de camouflage.

A l’une comme à l’autre époque, la mobilisation créative de la société civile s’est avérée décisive car, dans une guerre populaire où l’asymétrie est la règle, c’est ce qu’on appelait jadis la « fraternité civique » qui permet aussi de tenir et de remporter des victoires. Le général Giap a expliqué combien, à Dien Bien Phu, les milliers de Vietnamiens et de Vietnamiennes qui assurèrent le transport des vivres et des pièces d’artillerie à l’insu de l’ennemi, ont été des artisans déterminants de la victoire car, dans la guerre révolutionnaire, la logistique assurée par la population est aussi importante que la tactique militaire.

« Toute la France était en mouvement pour pourvoir aux besoins de son armée », dira un officier anglais qui avait rallié la Révolution. Derrière chaque arme, écrit Anna Colin Lebedev, il y a un Ukrainien prêt à combattre et de nombreux autres qui soutiennent son combat, des centaines de milliers de citoyens qui répondent aux besoins des unités engagées sur le front et constituent « le tissu social de la défense ».

Une même acculturation réciproque entre soldats de métier et volontaires en armes
Sur le plateau d’Argonne, convergèrent les troupes de ligne de la « ci-devant armée royale », soldats de métier plus expérimentés, les volontaires nationaux enthousiastes mais peu familiers de la guerre, des fédérés de la Garde nationale, des membres des corps francs et de légions étrangères. Nombre de « patriotes étrangers » s’étaient engagés dans les rangs révolutionnaires : belges, anglais, polonais, irlandais, allemands… et même latino-américains comme Francisco de Miranda, combattant de l’indépendance vénézuélienne qui se battit à Valmy avec le grade de maréchal de camp. Des déserteurs du camp d’en face les rejoignirent parfois car ils avaient « abandonné le service du despotisme » et choisi de « vivre au sein d’une nation libre » en lui apportant leur courage.

De cette armée hétérogène, il fallut faire un corps soudé. Il y eut, au début, des frictions, des rivalités, parfois des rixes entre les « faux-culs blancs » (l’armée de ligne) et « la porcelaine bleue qui ne sait pas aller au feu » (les volontaires), ceux dont les cadres étaient nommés et ceux qui élisaient les leurs, ceux rompus à la discipline militaire et ceux, plus rétifs, qui ne l’acceptaient que très librement consentie. Peu à peu, on fraternisa. « Bluets » et « habits blancs » étaient majoritairement des jeunes âgés de moins de 25 ans. Ces troupes disparates réussirent à s’hybrider en s’apportant mutuellement : l’ardeur révolutionnaire des uns se communiqua aux autres, qui découvraient qu’ils avaient des droits, cependant que ceux-ci apportèrent en retour, à ceux qui n’avaient pas reçu d’instruction militaire, leur expérience des combats et de la fermeté sous le feu, le tout dans une armée démocratisée.

Le général Kellermann sut galvaniser l’ardeur patriotique de ses troupes au cri de « Vive la Nation ! » dont la clameur ne cessa de s’élever dans les rangs français et surprit l’ennemi. A chaque boulet français qui fait mouche et à chaque boulet ennemi qui rate sa cible, on crie « Vive la Nation ! ». Chaque régiment avait jusqu’à ce jour son propre cri de ralliement, « Vive la Nation ! » devint celui de tous. La bonne tenue au feu et la combativité des Français désarçonnèrent les Prussiens qui pensaient facilement casser « de la faïence bleue ». Quand un soldat tombe, les rangs se reforment aussitôt. Aucune attaque prussienne n’ébranle la détermination des forces révolutionnaires. Toute la journée, 36 canons crachent 20 000 boulets jusqu’à ce que Brunswick donne le signal de la retraite. Une nouvelle armée est née à Valmy dont ce qu’on appellera l’« amalgame » sera achevé par Carnot.

L’Ukraine aussi procédera à une intégration plus poussée des volontaires de la Défense territoriale et de son armée de métier mais dans les conditions infiniment plus difficiles d’une guerre qui dure et d’une pénurie de militaires face à l’inépuisable chair à canon que Poutine utilise et sacrifie sans compter pour détruire l’Ukraine. À Valmy, la supériorité numérique était à l’avantage des Français, en Ukraine, elle est à l’avantage des envahisseurs. Mais on y observe aussi des processus d’acculturation mutuelle entre volontaires et militaires de carrière, entre armée et pratiques de la vie civile : « La société civile s’est militarisée et l’armée s’est civilianisée », note Anna Colin Lebedev qui observe combien les Ukrainiens et les Ukrainiennes assument désormais d’être une nation en armes, fière de tenir tête et de tenir bon. Ceux de Valmy disaient la même chose.

Un même idéal de soldat-citoyen qui conserve ses droits sous l’uniforme
Valmy mêla dans un même élan des soldats devenus citoyens, ceux des anciens régiments de ligne qui découvraient leurs droits nouveaux, et des citoyens devenus soldats pour un temps, volontaires qui avaient pris les armes et appris à se battre sur le tas. Conjuguer la liberté du citoyen et la discipline du soldat, tel était l’objectif dans une armée qui se voulait à l’image de la nation tout entière (quoiqu’excluant les femmes du droit de porter les armes comme du suffrage universel).

De nos jours, c’est l’armée ukrainienne, de loin la plus aguerrie d’Europe, qui incarne le mieux cet idéal. On n’y prend pas la discipline à la légère et nul n’en conteste la nécessité pour combattre efficacement, mais la liberté de parole, d’expression publique et au besoin de critique est sans commune mesure avec les pratiques des autres armées et cela malgré la guerre. L’armée ukrainienne est le contraire exact de ce que fut la « Grande Muette ». Sous l’uniforme, ses soldats restent pleinement des citoyens. Nulle autre armée au monde ne permet à ses militaires d’arborer sur leur uniforme un écusson LGBT et de participer en uniforme à la Gay Pride de Kyiv. Peu d’autres armées ont su se réformer à l’écoute du « bataillon invisible » (femmes soldates) en matière d’égalité des droits entre les hommes et les femmes sous les drapeaux.

Il ne s’agit pas ici de brosser un tableau idyllique : il reste dans ses rangs des machos invétérés et des homophobes (ce sont souvent les mêmes), des plafonds de verre et des décisions arbitraires, des discriminations à l’égard des couples de même sexe (le mariage pour tous n’existe pas en Ukraine). Mais pour les combattre, les militaires y sont moins démunis qu’ailleurs, peuvent en appeler à des syndicats de soldats LGBT, à des ONG de défense des droits, à l’opinion publique.

Jadis, un député du tiers état avait résumé l’enjeu : « Tout citoyen doit être soldat et tout soldat citoyen. » Il plaidait pour une conscription obligatoire : dans l’Europe contrainte de repenser sa défense face à la menace russe et au désengagement américain, la question de la conscription revient en force dans les pays qui l’ont abolie et, plus largement, celle du lien entre la nation et ses forces armées (sujet du livre de Jaurès L’armée nouvelle, qui avait en tête le modèle des armées révolutionnaires et l’idée d’une défense nationale reposant sur des citoyens en armes, à l’opposé à bien des égards des conceptions du général de Gaulle dans Vers l’armée de métier).

Olena Tregub, dans sa tribune déjà citée, insiste sur la nécessité pour l’Europe de « réorganiser sa défense comme une mission incombant à chaque citoyen », car « elle doit s’appuyer non seulement sur ses chars mais sur ses citoyens », civils et militaires.

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : pour que chaque citoyen se fasse soldat, il faut aussi que le soldat soit pleinement reconnu comme un citoyen doté de la plénitude de ses droits démocratiques. Là est, outre les armes évidemment nécessaires, la dialectique vertueuse la plus dissuasive contre toute agression. Des expériences fondatrices de Valmy à celles, actuelles, de l’Ukraine, il y a matière à poursuivre le débat.

Une même peur de la contagion des idées de liberté
L’Ukraine est pour l’autocrate du Kremlin l’exemple intolérable d’un affranchissement qui la soustrait à l’impériale domination de la Russie. Un ferment dangereux dans les ex-Républiques soviétiques que Moscou veut de nouveau arrimer à son char. Un risque qui pourrait fissurer la chape de plomb que le régime poutinien fait peser sur le peuple russe. C’est pourquoi il lui faut à tout prix administrer la preuve que la lutte de l’Ukraine pour son indépendance et sa souveraineté est sans espoir. La peur de la contagion est un puissant moteur de la guerre effrénée qu’il lui livre.

Au temps de Valmy aussi, la croisade des Austro-Prussiens pour rétablir la monarchie en France devait beaucoup à la crainte que le virus de la liberté, de l’égalité et de la fraternité se diffuse dans tout le continent. Des commissaires à la levée en masse l’expliquaient en ces termes aux volontaires d’une commune de l’Aube : l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse « ne se sont unis contre nous qu’à cause de l’inquiétude que leur donne la marche rapide de notre révolution ; le système de liberté que nous avons adopté les effraye ; ils craignent que les peuples ne partagent notre bonheur ; ils tremblent de voir troublé le sommeil de l’esclavage ; c’est à cause de la tyrannie qu’ils redoutent le voisinage et l’exemple de la liberté. C’est pour river de plus en plus les chaînes de leurs peuples qu’ils entreprennent de nous rendre nos fers ». Mais, ajoutaient-ils, nous continuerons d’avancer « sur les ruines des donjons des antiques oppresseurs ».

Tel est aussi le message que nous délivre l’opiniâtre et courageuse résistance ukrainienne. Dans un monde où s’affirment des autocraties belliqueuses et la loi du plus fort, dans un monde où, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, les collabos poutinophiles ou poutino-compatibles sont légion, vouloir la victoire de l’Ukraine et l’aider à vaincre, c’est défendre ce droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui vaut de Kyiv à Gaza. N’en déplaise aux campistes hémiplégiques qui refusent de prendre la mesure de l’impérialisme russe. C’est aussi nous défendre car l’Ukraine est aujourd’hui le premier rempart de la sécurité et de la souveraineté française et européenne.

Alors oui, de même que tant de peuples en lutte pour leur émancipation se sont emparés de la Marseillaise, des révolutionnaires russes de 1917 aux jeunes de la place Tien An Men en passant par les républicains espagnols et bien d’autres encore qui se sont reconnus dans son message appelant à combattre les tyrans et les despotes, de même la résistance ukrainienne doit être une source d’inspiration pour tous ceux et toutes celles qui, en Russie et hors de Russie, luttent pour leur liberté.

Avec la Révolution française et la victoire inaugurale de Valmy se leva une espérance pour les peuples alentour, qui gagna ensuite les autres continents et fut retournée contre la « Grande France » et ses aventures coloniales quand la République se fit oublieuse de ses principes fondateurs. En ce temps-là, l’Américain Thomas Paine et l’Allemand Anacharsis Cloots furent tous deux élus à l’Assemblée nationale française car « patriotes étrangers » exemplaires.

En Ukraine aussi, des combattants internationalistes ont rejoint les rangs de l’armée ou de légions étrangères. Certains ont payé leur engagement de leur vie. Parmi la forêt de drapeaux et de photos qui donne, sur la place Maïdan, un aperçu partiel mais spectaculaire du nombre de soldats et soldates morts au combat, des combattants étrangers sont également honorés et un carré français mentionne ceux venus de France.

Les mêmes négationnismes et complotismes pour salir la lutte
La victoire de Valmy à l’issue d’une bataille d’une journée ne fut pas un événement militaire majeur mais l’acte de naissance d’une nouvelle forme de guerre, celle – populaire et révolutionnaire – d’une nation en armes ne s’autorisant que d’elle-même. Son impact fut immense, suscitant l’enthousiasme des épris de progrès et l’horreur des réactionnaires de tout acabit.

Quelques commentaires de l’époque montrent comment leur défaite fut vécue par ceux qui avaient tenté en vain de faire tourner la roue de l’histoire en arrière. Le général suédois Wolfradt confia au colonel prussien von Messenbach :

Vous allez voir comme la crête va pousser à ces jeunes coqs […]. L’opinion qu’ils avaient de notre esprit militaire avait baissé ; l’opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes avait grandi. Nous avions perdu plus qu’une bataille, nous avions perdu notre renommée.
Pour contrer l’écho de Valmy, se mirent en place des contre-récits visant à en minimiser l’importance et surtout à minorer le rôle de la mobilisation populaire. On commença par dire que cette bataille n’en était pas vraiment une, seulement une très modeste canonnade. On assura qu’une armée de sans-culottes n’aurait jamais pu l’emporter sur la meilleure armée d’Europe s’il n’y avait pas eu complot et traîtrise.

On souligna que si Brunswick avait sonné la retraite c’est qu’il était pressé de participer au partage de la Pologne. On évoqua de sombres manigances de la franc-maçonnerie, présente dans les deux camps. On mit la défaite sur le compte de la dysenterie. On supposa que Danton avait organisé le vol des diamants de la couronne pour acheter l’armée prussienne. On fit et on diffusa toutes sortes de supputations dont le point commun était que jamais, au grand jamais, les peuples ne sont eux-mêmes auteurs et acteurs de leur histoire.

Contre l’Ukraine aussi, les mêmes ressorts furent activés par le régime poutinien, combinant déni de réalité et mensonges éhontés. Maïdan ne fut pas une insurrection populaire et démocratique mais un putsch ourdi par l’OTAN, les Américains, l’Europe, Georges Soros et tous les russophobes décidés à nuire à la Russie. Le peuple ukrainien, son auto-organisation des semaines durant lors de la révolution de la dignité, sa volonté massivement exprimée, sa solidarité et sa détermination collectives ? Un leurre pour masquer le complot des ennemis de la Russie.

Le vol de la Crimée ? Un juste retour de la péninsule dans son giron historique. La déstabilisation du Donbass avec l’aide des petits hommes verts ? Le sursaut spontané de russophones menacés de génocide. La guerre d’agression ? Un acte de légitime défense et une fraternelle main tendue de la Grande à la Petite Russie, nations sœurs que rien ne saurait séparer.

D’un siècle à l’autre, les ficelles de la disqualification se ressemblent…

Une même fierté de nation prenant son destin en main
La naissance d’une nation est à la fois une lente gestation, enracinée dans une histoire au long cours, et le fruit de soudaines accélérations où, souvent sous l’effet de la résistance à une guerre injuste, tout se cristallise rapidement. Ce fut vrai pour la France de Valmy. Ça l’est plus que jamais pour l’Ukraine d’aujourd’hui.

Deux nations en armes se sont retrouvées, à deux époques bien différentes, soudées contre une invasion et fières de n’avoir pas plié. Il en coûte mille fois plus cher à l’Ukraine meurtrie, endeuillée, ravagée, pillée et amputée de tant de ses forces vives. Et pourtant, malgré la fatigue, l’usure, le stress permanent, malgré une aide internationale qui n’a jamais été et n’est toujours pas à la hauteur de ses besoins, le pays refuse de capituler et ses habitants tiennent tête au tyran.

Il faudra dire un jour non pas ce que l’Europe doit à la résistance ukrainienne mais ce que l’humanité entière lui doit. Valmy fut un signal.

L’Ukraine est aujourd’hui un exemple. Nul besoin que tout y soit parfait pour qu’il nous inspire et nous donne du courage.

300 morts côté français à Valmy, des centaines de milliers de tués et de blessés en Ukraine. Les guerres modernes sont devenues infiniment meurtrières mais la seule chance de gagner une guerre juste en dépit d’un rapport de force défavorable, numériquement et matériellement, reste, comme la longue guerre remportée par les Vietnamiens nous l’a montré, qu’une nation en armes finit pas être plus forte que les B52 et les missiles balistiques, que la solidarité internationale, des gouvernements et des peuples, est vitale.

A Valmy, nos soldats furent plus forts de l’adhésion d’une nation dressée à leurs côtés.

En Ukraine, ceux qui combattent sur le front et ceux qui résistent dans les territoires actuellement occupés sont plus forts des mille canaux de solidarité que toute la société ukrainienne a construits et fait vivre pour eux.

[1] Nombre des informations relatives à Valmy dans cet article doivent beaucoup au livre de Jean-Paul Bertaud, Valmy : la démocratie en armes, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2013.

Sophie Bouchet-Petersen

Sophie Bouchet-Petersen est secrétaire générale de l’association Comb’Art et membre du Comité français du RESU.
Publié dans : Soutien à l’Ukraine résistante N°42 – 12 septembre 2025
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/09/15/bernard-dreano-comment-aborder-des-sujets-difficiles/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-42.pdf

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