Édition du 16 avril 2024

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Environnement

Drogué au bitume : la face cachée de la prospérité albertaine

Avec une quinzaine d’autres militants et militantes du Québec, je me suis rendu la semaine dernière à Fort McMurray en Alberta. Ce n’est pas une ville comme les autres. C’est le centre névralgique mondial de la production des sables bitumineux. Ce que j’y ai vu et entendu m’a profondément bouleversé, et la tragédie de Lac-Mégantic est venue renforcer ce sentiment. J’y reviendrai. Premier d’une série de trois textes sur ce voyage hors de l’ordinaire.

Notre avion se pose à Edmonton. Déambulant dans l’aéroport, nous croisons la boutique souvenir. Le présentoir met en vedette une série de chandails au slogan évocateur : « Got oil ? Alberta oil ! ». Je ne sais pas si je dois m’étonner : ici, le pétrole est une véritable fierté nationale. Sur la route vers le centre-ville, mon impression initiale se confirme. Les VUS sont partout. Le parc d’attractions en banlieue d’Edmonton accueille ses visiteurs avec une gigantesque et triomphante réplique d’un puits de pétrole.

Le lendemain matin, je suis en entrevue à Radio-Canada à propos de notre délégation. Sur les réseaux sociaux, les réactions sont vives : on s’insurge de notre ingérence, nous reprochant de vouloir détruire l’économie de la province en provoquant la perte de milliers d’emplois. Ils n’ont pas complètement tort. L’économie albertaine est radicalement dépendante du pétrole : 14 % des emplois en dépendent... et 50 % du PIB. La province est enfermée dans un cercle vicieux dont on n’imagine même plus la fin : plus le prix de pétrole monte, plus les opérations sont rentables, plus l’économie se centre unilatéralement sur le pétrole. Et plus il apparaît improbable de s’en départir un jour. Que fera la province lorsqu’il ne restera plus de sables bitumineux ? Personne, là-bas, ne semble se poser la question. Pour le moment, c’est le boom. Et pourtant, la fin est inévitable. La ressource s’épuisera bien un jour. La chute sera brutale.

L’Alberta est droguée au pétrole et elle est fière de l’être. Au Québec, la droite nous en parle comme d’un modèle de prospérité et de développement. La réalité est toute autre. Quand on regarde de plus près, on se rend compte que les bad trip sont fréquents et dévastateurs.

L’envers de la prospérité

Le soir avant notre départ pour Fort McMurray, nous rencontrons une jeune docteure travaillant au centre de traumatologie d’un grand hôpital d’Edmonton. Lorsqu’elle apprend que nous prenons la route le lendemain, son visage change : « Vous êtes courageux, je n’oserais jamais prendre cette route », glisse-t-elle. Chaque semaine, des jeunes hommes aboutissent dans sa salle d’urgence suite à des accidents sur la route reliant Fort McMurray et Edmonton. Et elle sait comment les reconnaître : « Ils sont sous l’effet de la drogue et de l’alcool, et ils ont des ITS », dit-elle. « Les jeunes quittent pour le Nord dès qu’ils ont leur diplôme, vont travailler dans les mines. Ils font des salaires exorbitants, alors ils s’achètent de la drogue et du sexe. Quand ils reprennent la route au volant de leur camion flambant neuf, ça se termine mal », ajoute-t-elle.

Vérification faite, son témoignage est fidèle à la réalité. Les piles d’argent qu’on entasse à Fort McMurray sont très hautes, mais elles cachent bien mal le drame humain qui s’y produit. Alors qu’il s’agit sur papier d’une des régions les plus riches du pays, on y retrouve des indicateurs sociaux qu’on associe généralement aux plus pauvres.

La route en question est en effet l’une des plus meurtrières au pays. C’est une véritable hécatombe. En entre 2006 et 2010, 93 personnes y ont perdu la vie et pas moins de 3340 collisions y ont été recensées. Les causes sont assez évidentes. Entre le 1er février et le 27 mars 2013, pas moins de 2911 constats d’infraction ont été délivrés sur cette route : excès de vitesse, conduite dangereuse et capacités affaiblies sont les raisons les plus fréquentes. En ville, la prostitution atteint des sommets, avec les problèmes de violence et de santé publique qui l’accompagne. Fort McMurray est la capitale canadienne des maladies transmissibles sexuellement. Les communautés autochtones et les travailleurs blancs sont ravagés par le sida, la gonorrhée et même la syphilis, qui fait là-bas un improbable retour en fore. Et ces statistiques ne tiennent évidemment pas en compte les femmes que le commerce sexuel amène là-bas pour servir la nombreuse et très friquée « clientèle ».

L’Alberta s’enrichit, nous dit-on, et on nous enjoint d’entrer dans la valse extractiviste en allant de l’avant avec l’exploitation du pétrole, notamment sur l’île d’Anticosti. On nous promet des décennies de prospérité, des comptes publics équilibrés et une fierté nationale renouvelée pas ces « grands chantiers ». On parle moins des effets dévastateurs de cette avalanche d’argent sur les fragiles communautés locales, en premier lieu les autochtones. Alcool, drogue, jeu, prostitution, violence : elles se déchirent de l’intérieur. Certes, les Albertains ont des gros camions et beaucoup de pétrole. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Sur ces réflexions, nous prenons la route vers le nord. Ce que nous y verrons nous marquera à jamais.

À suivre.

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