Tiré d’Afrique XXI.
Le conflit armé du Tigray, région septentrionale d’Éthiopie, qui a débuté le 4 novembre 2020 et qui a débouché sur la signature d’un accord de cessation des hostilités le 2 novembre 2022, à Pretoria, est probablement la guerre la plus meurtrière du XXIe siècle, avec un nombre estimé de décès entre 600 000 et 800 000. L’ampleur de ce chiffre soulève des interrogations sur les qualifications pénales possibles, dont le crime de génocide.
Juridiquement, il serait plus approprié d’évoquer « des crimes de génocide » plutôt qu’un seul. Les textes en vigueur (l’article 2 de la Convention sur la prévention et la répression du génocide de 1948 et l’article 6 du Statut de Rome de 1998) prévoient cinq façons de commettre un génocide : par meurtre de membres d’un groupe ; par atteinte grave à l’intégrité physique et mentale des membres du groupe ; par soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique ; par l’entrave aux naissances au sein du groupe ; et par le transfert forcé d’enfants du groupe vers un autre groupe.
Toutefois, la complexité de cette notion pénale réside dans le tronc commun de ces éléments. Premièrement, la victime doit obligatoirement être l’un des 4 groupes mentionnés par les textes légaux, à savoir un groupe ethnique, national, religieux ou racial. Deuxièmement, les actes énoncés doivent avoir été commis dans le but de détruire la totalité ou la partie substantielle d’un des groupes mentionnés comme tel. Cette condition, nommée « dolus specialis », renforce la complexité du génocide.
Un groupe à part entière
Le Tigray est l’un des douze États fédérés de la République ethno-fédérale éthiopienne. Ses habitants partagent une langue commune, le tigrinya, distincte de l’amharique (la langue nationale). Les Tigréens ont également une culture commune qui se matérialise par leur histoire, leur cuisine ou encore leurs œuvres artistiques. Aussi, le Tigray revendique une place de choix quant à l’éclosion d’une entité éthiopienne, notamment par la présence des stèles d’Aksoum, vestige du premier État sur le territoire de l’Éthiopie actuelle, du monastère de Debre Damo, l’un des premiers de la chrétienté orthodoxe, ou de la mosquée de Negash, considérée comme la plus ancienne d’Afrique.
En droit international, les critères objectifs leur constituant une étiquette de « groupe ethnique » semblent être remplis (1). Cette qualification est également renforcée à travers une conscientisation ethnique. Les Tigréens du Tigray se sentent réellement appartenir à une collectivité qui leur est propre, différente des autres collectivités d’Éthiopie. Ce sentiment s’est accentué depuis la fondation, en 1975, du Tigray People’s Liberation Front (TPLF). De plus, la Constitution éthiopienne de 1994 a été rédigée dans l’idée de structurer la diversité humaine au sein de son territoire. Elle reconnaît des droits collectifs aux « nations, nationalités, peuples » : elle a ainsi instauré une république divisant le pays en États fédérés s’organisant autour d’une langue et d’une culture communes (article 46§2).
Pendant la guerre, des actes gravissimes ont été perpétrés par l’armée fédérale, l’armée érythréenne et leurs milices alliées, notamment celles de la région Amhara. De son côté, l’armée tigréenne a commis des exactions pouvant être qualifiées de « crimes de guerre ».
La « chasse » aux Tigréens
L’objectif de la doctrine de guerre éthiopienne est démontré à travers un assemblage d’événements dont le groupe tigréen est la principale victime. Les différents organismes habilités à se rendre sur place ont recensé une discrimination généralisée à l’égard des personnes caractérisées comme étant tigréennes. Des enquêtes de terrain, dont celles menées par les ONG Human Rights Watch et Amnesty International, ont documenté des cas d’arrestations et de placements en détention arbitraire, des actes de torture et de barbarie, ou des faits de harcèlement aux motivations ethniques (2). Par ailleurs, au sein des territoires perdus tigréens comme la région du Wolqayt, le politologue Mehdi Labzaé a démontré que les autorités ont procédé à une restriction de l’usage de la langue tigrinya et à des expulsions systématiques des habitants.
Au sein de certaines zones, il y a eu des réunions publiques organisant et aboutissant à une « chasse aux Tigréens ». De plus, une multitude d’exécutions extrajudiciaires, dans lesquelles des milliers de personnes ont perdu la vie, ont été commises majoritairement au Tigray (3). Enfin, l’ONU a déploré le 22 septembre 2022 une « échelle stupéfiante » d’actes de viols et de violences sexuelles à l’encontre des femmes et des filles tigréennes.
Ces exactions ont été délibérément provoquées par les dirigeants éthiopiens, qui ont alimenté la haine ethnique à l’encontre des Tigréens. En effet, ils ont entièrement déshumanisé ce groupe en comparant ses membres à des insectes (« punaises », « vermine »). Certains discours tenus publiquement révèlent explicitement une volonté de détruire la collectivité tigréenne. L’un des conseillers du Premier ministre Abiy Ahmed, le pasteur Daniel Kibret, a déclaré qu’il fallait
faire en sorte qu’ils disparaissent une bonne fois pour toutes [...], il ne faut pas seulement les chasser de leur lieu d’implantation principal, il faut aussi les ôter des connaissances des gens, de la mémoire des gens, les supprimer des archives historiques. Il faut faire en sorte que si à l’avenir quelqu’un en venait à creuser le sol pour une recherche historique, il ne trouve rien sur eux. (4)
Le 17 décembre 2021, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a constaté une augmentation flagrante de messages à caractère raciste incitant à la violence à l’égard de tous les Tigréens. Les témoignages existants démontrent que le passage à l’acte des auteurs de ces exactions a été nourri par une volonté de « purifier ou nettoyer » l’Éthiopie des Tigréens afin de les « remplacer ethniquement par de “vrais Éthiopiens” » (5).
En définitive, le contexte général, les divers actes répréhensibles systématiquement dirigés contre le même groupe, l’échelle des atrocités commises, le choix intentionnel des victimes en raison de leur appartenance à un groupe et leurs caractérisations inhumaines permettent de déduire certains indices démontrant la satisfaction du dolus specialis du crime de génocide, à savoir : détruire le groupe Tigréen en tant que tel.
Blocus généralisé
Cette doctrine génocidaire s’est matérialisée à travers l’asphyxie du Tigray par un blocus généralisé. Ce siège a connu plusieurs étapes. Premièrement, les dirigeants éthiopiens ont organisé un blocage de l’information et un appauvrissement de l’État fédéré (coupure d’internet, d’électricité, de carburant, fermeture des banques et des entreprises… (6)). Ensuite, des actes portant une atteinte à l’intégrité physique des Tigréens se sont multipliés. Leur système de santé, qui était le plus performant d’Éthiopie, a été attaqué afin de le rendre non fonctionnel. Des actes de pillage et de vandalisme ont touché les hôpitaux, les ambulances et les équipements médicaux (7).
En parallèle, une politique de la terre brûlée a été délibérément organisée à travers des faits de vols et de dégradations touchant les installations de première nécessité telles que les réseaux d’eau, les cultures agricoles, les ressources et le bétail. Cette soumission s’inscrit également dans le cadre d’un blocus visant à empêcher toute aide extérieure destinée au Tigray – acte consenti et réfléchi, concrétisé à travers la destruction des ponts et des routes, la fermeture des frontières, le contrôle strict des voies d’accès, la persécution des travailleurs du milieu associatif, les longs délais administratifs imposés à l’aide humanitaire, ou encore son détournement (8).
Ce siège est le terreau d’une misère extrêmement préoccupante. Il est possible de constater une prolifération de multiples épidémies, un manque criant de médicaments, des décès engendrés par un manque d’hygiène, des femmes accouchant dans des conditions insalubres, des enfants non vaccinés et des victimes de viols abandonnées. La FAO, l’Organisation onusienne pour l’alimentation et l’agriculture, a constaté des taux importants de quasi-famine marqués par une insécurité alimentaire alarmante. Un rapport du bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a indiqué que sur des millions d’Éthiopiens ciblés, environ 4 millions de Tigréens avaient besoin d’aide humanitaire et d’un accès sécurisé aux services de base (9).
Une politique génocidaire toujours en cours ?
Les viols et les violences sexuelles exclusivement dirigés contre les femmes tigréennes ont eu lieu avec pour unique effet d’anéantir physiquement les personnes visées, leur famille et leur communauté. Ce type de violence fait partie intégrante du processus de destruction et d’anéantissement du groupe tigréen considéré comme tel. Il y a en outre une volonté de faire souffrir et de mutiler certains membres indispensables à la survie du groupe dans le dessein de le détruire. De ce fait, les témoignages rendus publics par Human Rights Watch et l’ONU ont révélé l’utilisation de rapports sexuels non consentis pour « transmettre intentionnellement le VIH », pour « dégrader et déshumaniser les victimes » et pour « détruire l’ethnie tigréenne » (10).
Malgré la fin officielle du conflit après l’accord de cessez-le-feu signé à Pretoria en novembre 2022, l’aide humanitaire peine toujours à atteindre le Tigray. Depuis mai 2023, le Programme alimentaire mondial (PAM) a suspendu ses activités en raison d’un détournement de l’aide alimentaire destinée à cet État fédéré. Cette situation tragique laisse des millions de Tigréens sous la menace de la famine et d’un manque crucial d’hygiène. Cela soulève des préoccupations quant à la persistance de la politique génocidaire du pouvoir central.
Notes
1- Arrêt chambre de première instance du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Procureur c. Jean-Paul Akayesu, 2 septembre 1998, pages 208-209, § 512-515.
2- « Éthiopie : crimes contre l’humanité au Tigré occidental », Human Rights Watch, 6 avril 2022.
3- Voir les différents rapports d’ONG dont celui sur le massacre près de la rivière Tekezé : Rapport Amnesty International : « Nettoyage ethnique en Éthiopie », 6 avril 2022 ; ou celui sur le massacre d’Aksoum : Rapport Amnesty International : « Le massacre par les troupes érythréennes de centaines de civils à Aksoum », 26 février 2021.
4- Extrait d’un discours diffusé sur X (ex-Twitter) ici. Lire également : Mehdi Labzaé, Sabine Planel, « La République fédérale démocratique en guerre. Mobilisations nationalistes, ordre martial et renouveaux partisans en Éthiopie », Politique africaine 2021/4 n° 164, Karthala, 2021, p. 153.
5- Rapport Human Rights Watch, 6 avril 2022, ibid ; « Ethiopian leader says troops who raped civilians in Tigray will be held to account after CNN investigation », CNN, 23 mars 2021.
6- Rapport de la Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), « Hunger Hotspots : FAO-WFP early warnings on acute food insecurity », période d’août à novembre 2021 ; Résolution du Parlement européen, « La situation humanitaire au Tigré », 7 octobre 2021 ; Report of the Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA), « Northern Ethiopia Humanitarian Update Situation Report », 23 septembre 2021.
7- « Éthiopie : les structures de soins délibérément attaquées dans la région du Tigré », communiqué de Médecins sans frontières, 15 mars 2021.
8- Résolution du Parlement européen, « La situation humanitaire au Tigré », 7 octobre 2021
9- « Humanitarian response plan in Ethiopia », OCHA, 28 février 2023.
10- « I always remember that day », Human Rights Watch, 9 novembre 2021.
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