Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique du Sud

Être avec les grévistes de la faim mapuches !

Difficile de trouver les mots : si proches et si loin en même temps, ils sont depuis 75 jours, 34 prisonniers politiques autochtones mapuches en grève de la faim, enfermés dans leurs petites cellules du sud du Chili. Et ils ont besoin de notre appui, la mort rôdant toute proche.

Pourtant pendant que la grande presse –Radio-Canada y compris— n’a pas hésité à couvrir l’affaire des 33 mineurs chiliens ensevelis à plus de 700 mètres de fond, envoyant même là-bas –sensationnalisme oblige— des équipes de journalistes, rien ou presque n’a été dit ou écrit sur ces 34 prisonniers grévistes.

Ils n’exigent néanmoins rien d’autre que de pouvoir être jugés par des tribunaux ordinaires, eux qui restent soumis à une loi anti-terroriste héritée de la dictature du général Pinochet. Manière de les faire taire et surtout de mettre un terme à toutes les actions collectives menées depuis quelques années pour défendre leurs territoires ancestraux et y freiner les menées prédatrices des grandes entreprises forestières et minières qui ont envahi le sud du Chili.

Il est vrai qu’en agissant ainsi, les grévistes de la faim mapuches –et tous ceux et celles qui depuis se sont solidarisés d’une manière ou d’une autre avec eux— questionnent abruptement un large consensus politique autour duquel non seulement la droite mais une bonne partie de la gauche chilienne s’étaient ralliées (L’ex présidente Michèle Bachlet y compris !) : les droits autochtones doivent être étroitement limités au Chili, d’autant plus si leur obtention a pour effet de ralentir ou réguler les activités d’exploration minière ou énergétique.
Leur geste en est d’autant plus significatif. Surtout si loin de tout détachement pressé, vous vous attardez d’un peu plus près au quotidien de leur combat.

Quelque chose de remarquable !

À l’heure de la mondialisation néolibérale, et alors que les luttes collectives d’aujourd’hui se heurtent partout au même consensus néolibéral étouffant, il vaut la peine de savoir qu’à l’autre bout du monde, il y a des gens qui luttent avec de tels idéaux, une telle noblesse et détermination, véritables étincelles d’espérance.

Ne serait-ce que pour nous montrer ce qu’il y a de fondamentalement « vivant » dans une lutte collective s’enracinant dans les aspirations émancipatrices de tout un peuple.

C’est en tous cas ce à quoi nous appelle ce très beau texte du Lonko Pascual Pichin écrit depuis sa prison de Témuco.

Ce que le Lonko Pascual Pichin a écrit depuis sa prison.

« Menotté des pieds et des mains, je ne peux marcher qu’en avançant par petits sauts. À chaque mouvement que j’effectue, l’acier inoxydable des menottes se resserre sur mes mains, me blesse et me fait mal à me donner des crampes. Malgré tout, je suis tranquille, comme si j’étais l’eau d’un lac au matin, je souris et je lève la tête, fixant dans les yeux l’un des policiers qui devant moi, me tient en joue avec sa mitraillette.
C’est sérieux… il est un « frère », ça se voit à son teint basané et ses yeux noirs. Je cherche son regard, comme pour l’interroger, mais lui ne le supporte pas, et il décide de baisser les yeux comme s’il avait honte. Peut-être sait-il que ce qu’il est en train de faire est incorrect, peut-être pèse-t-il lourd sur ses épaules cet uniforme qui réprime et cause chaque jour tant de mal à son propre peuple ?

Pourtant il n’a pas d’autre choix —me dis-je— il vit de cela, avec son misérable salaire, il peut faire manger ses enfants et cela lui donne de l’espoir dans ce maudit système. Parce qu’il sait —et c’est cela l’important— qu’il n’est pas en train de pointer son arme sur un vrai délinquant ni d’interroger un terroriste, comme on nous le fait croire et nous le rappelle chaque fois qu’on doit emprisonner un « frère ».

Comment es-tu « frère », comment s’appelle ta famille, ta communauté ? J’ai le goût de lui parler et de lui dire qu’il ne s’en fasse pas, que je le comprends. De lui répondre que je suis bien, que rien ne me gêne sinon les menottes, rien en tous cas de ce à quoi j’ai réussi à m’accoutumer au fil des heures qui passent. Et de lui rappeler qu’il y a des années que je n’ai pas utilisé l’une d’elles en ne finissant pas par rire avec d’autres.

C’est que finalement nous rions toujours et nous lui donnons un sens à cette vie que nous avons hérité de nos vieux. Je suis le prisonnier, lui me surveille, mais nous ne sommes pas différents, il n’est pas plus mon ennemi que je ne suis le sien. Ce système, celui qu’ils nous ont imposé à feu et à sang, c’est à cause de lui que nous nous trouvons en face, l’un de l’autre, sans autre alternative que celle-là. Et c’est ce qu’il devient nécessaire de changer, parce que nous faisons partie d’une grande histoire et d’un grand peuple, « frère ».
Ils me font monter dans le fourgon et je vois, à travers la petite fenêtre grillagée, la lumière du soleil. On dirait une belle journée, les rues, les gens. Ces gens qui ne nous voient pas, qui ne veulent pas faire partie de cette histoire, qui ont honte, qui ont peur. Mais nous ne sommes pas coupables de cette peur ; nous avons toujours été là, et notre lutte est là aussi pour eux, pour chaque habitant du Wallmapu.

Le fourgon s’arrête, nous arrivons à l’hôpital, la presse est là, cette presse qui ne préserve pas le bien commun, mais protège les intérêts capitalistes ; cette presse qui a construit cette histoire de terroristes, qui nous classifie de bons et de mauvais, qui applaudit à la répression et met de l’avant ces frères qui se vendent comme des vedettes bon marché, objets touristiques pour foire folklorique.

Selon cette presse impuissante, nous qui rêvons d’une vie meilleure et luttons pour elle, nous sommes des terroristes, des gens violents.
En fait le terrorisme existe depuis qu’ils ont envahi nos territoires, depuis le moment où ils nous imposèrent leurs lois et nous interdire d’avoir notre propre histoire, une histoire qui a bien plus que 200 ans.

Maintenant nous passons par un couloir pour rejoindre la salle d’attente bourrée de gens, beaucoup plus nombreux qu’il ne devrait y en avoir, comme dans la majorité des hôpitaux que nos gouvernements ont abandonné. C’est que ni la santé, ni l’éducation au Chili ne sont un droit, ami, sinon une affaire rentable qui oblige les Chiliens à hypothéquer leur futur pour se soigner ou obtenir un diplôme universitaire. Le dieu argent qui peut tout, dans un pays qui paraît ne pas avoir de mémoire, un pays qui veut approfondir un modèle de vie tyrannique et où l’on croit que le président obtint tout son argent en travaillant.
« Soyez ferme, tous ces Indiens il faut les emprisonner », confie une femme aux policiers qui me surveillent. Il semble que ce soit un mensonge ce que j’entends, parce que je suis comme vous, madame. Regardez-vous dans le miroir et remontez seulement un peu dans votre histoire familiale et vous comprendrez pourquoi votre peau est basanée, comme moi, et que vos cheveux sont noirs, même si vous cherchez à le cacher.

Les démarches adminstratives à suivre sont simples, je n’ai pas de lésions ni de blessures corporelles, encore moins de blessures morales, c’est pour cela que je dois signer, et avec les mains menottées ; c’est que je suis un détenu dangereux, selon les informations que détiendrait la police.
De retour au commissariat, je me retrouve dans une cellule prévue seulement pour moi. C’est un endroit connu. Combien de frères sont passés par là, comme le démontrent les graffitis couvrant les murs : « Résistance mapuche ; Lemun vit, Matias Katrileo vit ».

Ce commissariat, cette cellule, font partie de notre histoire, de notre lutte –me dis-je. Il fait froid et il semble que le soleil est en train de disparaître au-dessus de Temuco. La nuit arrive, et avec elle l’obscurité nécessaire pour qu’advienne un nouveau jour, plus éblouissant encore. Je m’apprête à refaire ce chemin. De nouveau, je suis un de ces si nombreux « frères » détenus pour avoir rêvé, et qui sont poursuivis en craignant d’être assassinés par cette fausse démocratie. Ça c’est la manière avec laquelle ils célèbrent leur bi-centenaire, mais notre histoire correspond beaucoup plus qu’à ces deux cents ans, beaucoup plus qu’à cette ville, qu’à ces prisons. C’est pour cela que nous sourions tout le temps et que nous trouvons un sens à la vie et que nous essayons de penser à demain, au futur de nos enfants. C’est le même rêve depuis tant de temps que nous voulons partager, parce que nous sommes ainsi : toujours nous pensons à celui qui est à nos côtés, et nous sommes ici comme nous avons toujours été.

Je suis de nouveau en prison, profitant de ces jours-là pour réfléchir. Pour penser à notre avenir, celui que nous devons construire pour les générations futures.

Je remercie chacun des amis qui m’ont accompagné durant ces années et qui m’ont enseigné la valeur d’un être humain. Mais surtout parce qu’ils ont été présents dans ces moments tristes et heureux que nous avons découverts ensemble sur le chemin de la lutte. »

Newentuleayiñ kom pu che
Wewayiñ Marrichiweu
Pascual Pichun, preso Politico Mapuche


Note : El lonco Pascual Pichin, avec Aniceto Norin, autre chef de communauté, fut condamné à 5 ans de prison lors d’un procès (mené sous la juridiction de la loi anti-terroriste) pour lequel il fut accusé de « menace d’incendie ».
Au cours de ce procès fut aussi condamnée Patricia Troncoso (étudiante en théologie), pour « association illicite avec des groupes terroristes », à 10 ans de prison. Tous trois sortir blanchis, lors de procès antérieurs menés pour la même cause mais réalisés sous juridiction pénale ordinaire, parce qu’il fut impossible de prouver leur culpabilité, vu qu’il n’y eut aucun incendie, mais seulement une « supposée menace » qu’il est impossible de prouver.

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Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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