Édition du 12 mars 2024

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Extrait de la préface de Mouloud Idir au livre d'Andreas Malm, Comment saboter un pipeline.

Nous publions un extrait de la préface écrite par Mouloud Idir au livre d’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline publié aux Éditions de la rue Dorion, 2020 pour cette édition en Amérique.

Comment saboter un pipeline ? Le titre est clair et va droit au but. C’est en effet la question centrale de l’étude de Malm. En somme, quelles sont les options stratégiques qui se présentent devant les mouvements pour le climat dans un pays comme le Canada, qui se classent bon an mal an parmi les dix plus grands pays producteurs de pétrole au monde, avec la pollution massive qui l’accompagne ? Le Canada est, rappelons-le, l’un des pays où on aura vu et compris la nécessité de l’option radicale, notamment contre le projet Keystone XL. Une option née du constat, fait par des militant-e-s, que la voie de la négociation et de l’environnementalisme diplomatique de type COP (Conférence des parties à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques) est sans effet réel et ne fait que remettre à plus tard l’adoption de solutions concrètes dans un rapport au temps désormais marqué par l’urgence. Ce qui passait jadis pour un vœu pieux risque de se poser à nous dans les termes les plus urgents de la nécessité pratique. On aura d’ailleurs remarqué dans le contexte pandémique actuel que c’est justement l’imposition drastique de mesures de confinement prises à l’échelle planétaire qui aura momentanément fait baisser les émissions de CO2.

Le cri d’Andreas Malm est clair : quand allons-nous commencer à nous en prendre physiquement à ceux qui consomment la planète ? Celle-ci est en effet, pour le moment, la seule connue sur laquelle les humains et des millions d’autres espèces peuvent encore vivre. Nous devons la penser dans les termes de la mutualisation des défis, du partage et non de l’emmurement. Malm refuse le fatalisme auquel peut conduire le sentiment de frustration qui tenaille nombre de militant-e-s sans toutefois les alimenter en illusion. Il pourfend, sans infantilisme ou romantisme, le refus de l’action radicale drapé – le plus souvent – sous les oripeaux de la « non-violence ». Que les choses soient claires : le sabotage dont il est ici question vise des biens (surtout de luxe et de faible valeur d’usage au demeurant), jamais les personnes.

Devant les atermoiements et la faiblesse des réponses gouvernementales en matière climatique, Malm affirme sans détour que les militant-e-s du climat vont devoir viser, par l’action radicale incluant le sabotage, les biens de consommation les plus néfastes en matière d’émission de gaz carbonique. Il fait à cet égard des parallèles instructifs puisés, entre autres, dans l’histoire du mouvement des suffragettes au Royaume-Uni, dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, dans la résistance anticoloniale palestinienne et les mobilisations tactiques anti esclavagistes aux États-Unis. Ces rappels historiques font toute la force de son argumentaire : le sabotage des infrastructures mortifères est aussi vieux que le capitalisme lui-même, remontant aux luddites, aux plug plot rioters et autres mouvements ouvriers qui s’en sont pris aux machines, notamment à vapeur, en Angleterre.

Le constat de Malm est d’une limpidité cristalline. Les mobilisations contre le capitalisme écocide, pour pacifistes et importantes qu’elles soient, demeurent sans grands effets sur les classes dominantes en complète sécession de la majorité sociale qu’elles dirigent. D’où la nécessité de poser la question essentielle des moyens d’une réponse tangible et puissante pour répondre à l’énormité de l’injustice commise à la nature par le modèle économique du capitalisme fossile. Il en restitue la complexité en discutant sans concession maintes perspectives aux implications théoriques majeures.

En bon stratège, Malm s’évertue à pointer les priorités susceptibles de rallier le grand nombre ; celles qui font écho à l’intelligence du sens commun. Prenons ce passage que l’auteur souligne lui-même dans le texte : « Si on n’arrive même pas à se débarrasser des émissions de carbone les plus ridiculement superflues, comment va-t-on commencer à tendre vers zéro ? » Une mobilisation écologique forte doit s’attaquer à ce qu’il appelle « le statut stratégique très particulier des émissions de luxe », à même de démoraliser et d’accabler l’over class et les ultras riches. Les émissions de luxe découlent de biens de consommation écocides et énergivores, elles sont le fer de lance idéologique du business as usual d’un capitalisme tardif (notion marxiste théorisée notamment par Frederic Jamieson [1]) qui, loin de se contenter de perpétuer les formes de consommation les moins viables, les promeut activement. La justice thématique telle que la réfléchit Malm permet de tenir compte de la responsabilité différenciée des différentes classes et nations du monde. L’Apartheid à la fois économique et environnemental (les mots sont de nous), trouve sa quintessence dans la consommation de luxe irresponsable, voire criminelle, ostentatoire et vexatoire, des riches et des ultra riches.

Mais ce qui devrait être appréhendé à l’aune du crime écologique (notion reprise par Malm à des chercheur-e-s britanniques et datant de 2013 [2]) est vendu comme un idéal de vie. C’est sur lui que se règle la consommation des couches intermédiaires, les nouveaux riches de tous les pays se bousculant pour rejoindre les 0,0027 pour cent de la proportion de l’humanité qui est capable de se payer un super yacht ou autres biens écocides. Mais voilà que dans le rapport de force existant sur ces questions, Malm ne perd pas le Nord (!). Il tient évidemment compte du conflit de classes qui se dresse devant nous : il sait que tout État capitaliste caresse les plus mollassonnes des ambitions en matière climatique et visera plutôt la réduction des émissions polluantes des gens du commun, celles que Malm qualifie de subsistance.

Vis-à-vis de la consommation, de sa part de fascination productiviste et le son effet de désirs, Malm appelle à bâtir une résistance qui intègre la dimension subjective et la portée symbolique d’une intifada, évoquant ainsi la figure du fedayin, le combattant palestinien. Premier clin d’œil non euro centriste du livre pour qui sait décrypter. Donnons-lui la parole :

Il faudra peut-être s’en prendre aux sources des émissions de luxe pour briser le charme dans la sphère de la consommation. Tout comme la campagne pour le désinvestissement a œuvré à la stigmatisation des dividendes des combustibles fossiles, l’objectif serait ici de faire entendre une autre éthique : on ne peut pas laisser brûler vives d’autres personnes impunément.

Peu importe par où l’on prend la question, on reviendra toujours au point central d’une résistance capable d’en découdre avec l’enivrement de la culture des riches, frénésie qui travaille nos sociétés sur le plan des affects : rien de ce qui concerne la question écologique ne nous sépare d’un mode de vie énergivore et anomique dont les SUV, les yachts, les jets privés, les bateaux de croisière, sont les figures abhorrées. Elles sont les symboles d’une richesse et le statut social abondamment véhiculés par l’american way of life. C’est dans cet horizon de rêves et d’aliénation qu’il faut penser la notion de sabotage.

Avec les pipelines d’aujourd’hui, autant que le pétrole qu’ils charrient, ce sont les représentations du monde qui transitent. Comme le rappelle Éric Pineault dans son ouvrage sur les sables bitumineux [3], la fuite en avant est totale. Les grandes entreprises extractives n’entendent pas jeter l’éponge aussi facilement. Les enjeux sont tout simplement trop importants pour elles, et les investissements déjà consentis trop grands. Il faut donc garder cela en tête et prendre la mesure des moyens colossaux que le capitalisme fossile peut déployer pour orienter le débat public et anathémiser le point de vue défendu par Malm.


[1Frederic Jamieson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2007.

[2Michael J. Lynch, Michael A. Long, Kimberley L. Barrett & Paul B. Stretesky, « Is it a Crime to Produce Ecological Disorganization ? Why Green Criminology and Political Economy Matter in the Analysis of Global Ecological Harms », British Journal of Criminology, vol. 53, 2013, p. 997-1016.

[3Éric Pineault, Le piège Énergie Est. Sortir de l’impasse des sables bitumineux, Montréal Écosociété, 2016.

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