Édition du 12 mars 2024

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Europe

France - Quand l'État donne raison aux activistes... mais les condamne quand même !

Samedi 3 octobre 2020, peu après 8h du matin. L’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle est calme – autant que peut l’être un aéroport en pleine pandémie, alors que les vols touristiques sont interdits. Dans le froid piquant de ce début d’automne, quelques bus déposent discrètement, dans les rues voisines, des groupes d’activistes bien décidés à briser cette monotonie. À voix basse, ils et elles se répètent les éléments de leur briefing, de peur de ne pas savoir comment faire face à telle ou telle situation.

14 octobre 2021 | tiré de la Gauche anticapitaliste
Par David Lhotellier | 14/10/2021 | Écosocialisme, International

« Tu n’as pas de couteau suisse sur toi ? » « Et qu’est-ce qui se passe si on est séparé.e.s ? » « T’as pensé à marquer le numéro de l’avocat sur ton bras ? » Chacun.e a son rôle, précis et clair : lui parlera avec la presse, elle avec la police, lui se tiendra prêt à appliquer les premiers soins à d’éventuels blessé.e.s…

Plusieurs d’entre-elleux entrent alors par la grande porte, et mettent dans l’aéroport un joyeux bordel : des militant.e.s qui interpellent les passant.e.s par-ci, une fanfare qui se met à jouer par là. Pour attirer les médias et dissuader la répression, iels se sont fait accompagner par deux élues de la France insoumise : l’eurodéputée Manon Aubry, et la députée Clémentine Autain, qui est également membre d’Ensemble !, organisation sœur de la Gauche anticapitaliste. Mais ce n’est que l’ouverture des festivités : de l’autre côté du bâtiment, leurs acolytes sont en train de pénétrer dans la zone sécurisée.

D’un côté, un talus est franchi grâce à une échelle. De l’autre, le grillage est ouvert à la scie sauteuse. Il y a bien un agent de sécurité qui les voit, et qui tente de leur bloquer le passage ; mais seul et impuissant, il doit bientôt se résoudre à les voir glisser autour de lui, et se contenter d’appeler ses collègues. S’engage alors une course-poursuite de cinéma : sortant de leur tanière, les flics tentent d’intercepter les activistes qui courent à toute vitesse sur le tarmac.

Avec leur conduite de chauffards, ils amènent leurs voitures en travers de leur passage, les obligeant à zigzaguer, plaquant au sol ceux qu’ils parviennent à attraper. Mais le plan est bien rodé : sans perdre leur sang-froid, les militant.e.s qui dirigent l’action continuent à courir en faisant d’énigmatiques gestes des mains pour donner leurs consignes. Tout le monde les comprend.

Sur la centaine d’activistes entré.e.s dans la zone, une très large majorité parvient à converger vers le centre du tarmac, devant un avion, pour y déployer leurs banderoles. « Terminal 4 : l’État doit dire stop ! » « L’avion vert est celui qui ne vole pas. » Les contacts police négocient, font redescendre la pression, et obtiennent un peu de temps pour que quelques militants déclament un discours sommaire, face aux caméras des journalistes.

L’action aura duré moins d’une heure, suivie d’une longue journée de garde-à-vue. L’un de nos militants, qui y participait, se retrouve ainsi à la gendarmerie de Roissy peu après 10h, pour n’en ressortir qu’à 2h du matin. Il en retire quelques souvenirs hilarants, depuis le moment où les gendarmes réalisent qu’ils ont oublié de prendre la date de naissance des gardés à vue et qu’ils doivent tous les rappeler un à un, jusqu’à celui où ils appellent pour la sixième fois une personne qui n’existe pas.

Mais il en garde aussi le souvenir amer d’un lieu qui n’est guère pensé pour être hospitalier : on ne leur donnera ainsi à manger, à 21h, qu’un plat cuisiné pour deux, périmé depuis parfois plusieurs mois… et à l’heure de la libération, il faut compter sur la solidarité des camarades, pour venir chercher les activistes un par un en rase campagne. Et ne parlons pas des consignes sanitaires, totalement inexistantes dans cette salle unique où les activistes ont été entassé.e.s une journée entière.

Et pour 450 vols de plus…

L’objectif de l’action, co-organisée par Alternatiba, ANV-COP21 ou encore Extinction Rebellion : dénoncer un projet pharaonique et complètement absurde, celui d’un quatrième terminal à l’aéroport Charles de Gaulle. Conçu pour permettre environ 450 vols de plus par jour(1), le « T4 » aurait donc eu à lui tout seul la même capacité… que le deuxième aéroport de région parisienne, celui d’Orly. Une extension qui sonne comme un anachronisme : à l’heure où les rapports successifs du GIEC nous imposent une décroissance rapide du trafic aérien, responsable de 2,8% des émissions de CO2 mondiales(2), on conçoit mal comment agrandir les aéroports pourrait aider à respecter ces objectifs. Et pourtant : comme toujours quand il y a de l’argent en jeu, les promoteurs de ces projets trouvent une justification.

Lorsque les riverains, qui craignaient (certainement à juste titre) une forte augmentation des nuisances (sonores et autres), ont commencé à s’organiser pour s’opposer au projet, puis que les collectifs écologistes ont amplifié ces critiques et leurs ont donné une portée nationale, on a pu voir Jean-Baptiste Djebbari, ministre français des transports, déclamer des tirades larmoyantes sur l’échange des cultures (alors qu’à l’échelle mondiale, prendre l’avion reste un privilège réservé à une minorité(3) ), et promettre la main sur le cœur que ce terminal 4 sera écologiste : oui, Messieurs-dames, car il sera pensé pour accueillir l’avion vert de demain, celui qui fonctionnera à l’hydrogène.

Sœur jumelle de la fusion nucléaire, l’hydrogène est un classique des prophéties messianiques du capitalisme vert(4). Sur le papier, il peut s’agir d’un mode de stockage de l’énergie relativement prometteur, à condition de savoir produire cette énergie sans impact sur l’environnement, ce qui n’existe pas ; mais sans même aborder cette question, nous sommes encore très loin de disposer d’une technologie fonctionnelle pour des voitures à hydrogène, et a fortiori des avions. Airbus, qui planche sur le sujet, promet la mise en service d’un premier modèle à l’horizon 2035(5) : outre le fait que de telles annonces sont toujours déraisonnablement optimistes, il faudra attendre encore bien plus pour renouveler significativement le parc aérien, et on frissonne déjà en imaginant le coût écologique de ce renouvellement…

Bref : sur une temporalité plus réaliste, celle dans laquelle se situent les enjeux écologiques (rappelons que le dernier rapport du GIEC nous intime de réduire nos émissions de moitié d’ici 2030(6) ), le T4 visait bien à accueillir des avions tout à fait conventionnels, en émettant donc des quantités dantesques de gaz à effets de serre. Tout à fait le genre de projets contre lesquels il est indispensable de se battre par tous les moyens possibles, et si possible, comme ce fut le cas pour cet exemple précis, en articulant la préoccupation écologique globale avec les réalités locales, celles de populations qui n’ont pas envie de voir voler au-dessus de leur têtes 100 millions de personnes par an.

Une bataille de gagnée, une guerre à poursuivre

Quatre mois après l’action, et face à la médiatisation qui a suivi, le gouvernement demande à Aéroports de Paris de renoncer au projet. Aucun lien officiel, bien sûr, entre les mobilisations et cette décision, mais personne n’est dupe : là où les pétitions et manifestations avaient échoué, l’action coup de poing a réussi. Sinon, comment expliquer que neuf autres projets de même type, de Nantes à Nice en passant par Mulhouse, soient toujours d’actualité(7) ? Autant de nouveaux motifs de luttes, pour lesquels il faudra tâcher de se montrer au moins aussi persuasif. Comme il faudra d’ailleurs rester vigilant à Roissy : si le projet tel qu’il était présenté est abandonné, la ministre de la transition écologique a dans le même temps multiplié les signaux pour faire comprendre qu’un projet alternatif, plus discret et un peu moins absurde, pourrait bien être remis sur la table à l’avenir.

Pas question pour les autorités, dans l’intervalle, de reconnaître une seule seconde que les activistes avaient raison là où elles avaient tort. Dès après l’action, sept militant.e.s, soupçonné.e.s par la police d’être les meneurs/euses de l’action, ont été envoyé en procès et sont menacé.e.s d’une peine de prison avec sursis(8). Six mois après l’abandon du projet, tous les autres activistes reçoivent un courrier de la préfecture de police leur annonçant que la préfète déléguée a prononcé à leur encontre une amende de 750€. Le motif ? « Avoir accédé en partie critique de la zone de sûreté à accès réglementé […] sans raison légitime ». Sans raison légitime ? Madame la préfète doit sans doute accorder ses violons avec le gouvernement, puisque lui-même vient de reconnaître que ce projet n’était pas compatible avec les engagements écologiques de l’État français…

Cette mauvaise foi crasse, associée à une volonté évidente de punir pour l’exemple, promet une bataille juridique sans pitié, et sans doute riche en coups bas. Les dates d’envoi des courriers, par exemple, semblent soigneusement choisies pour rendre difficile le recours à un avocat : le courrier de notification à la personne, auquel les prévenu.e.s devaient répondre dans le mois suivant, a été envoyé au tout début des vacances de Noël, tandis que l’amende, qu’iels pouvaient contester dans les deux mois, a été reçue début août. Mais les activistes ne comptent pas se laisser faire pour autant : la survie de l’humanité est une raison de pénétrer sur un tarmac au moins aussi légitime qu’un billet d’avion, et iels comptent bien le faire valoir, devant un juge si nécessaire.

Pour l’instant, les amendes ont été contestées par un recours auprès du supérieur hiérarchique de la préfète, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui a en effet le pouvoir de faire annuler directement cette amende. On ne peut guère attendre beaucoup de cet homme d’extrême-droite, qui s’est illustré récemment en accusant Marine le Pen elle-même d’être « trop molle » sur la question de l’islam. Il aura peut-être, cependant, quelques conseils à donner pour le second recours disponible, directement face à la Justice : lui-même est un habitué des tribunaux, face auquels il comparaît régulièrement pour de sordides accusations de harcèlement sexuel et de viol.

En plus d’épargner aux militants une amende injuste, gagner cette bataille présenterait un autre intérêt : la construction d’une jurisprudence dans laquelle l’urgence écologique est un motif légitime pour ne pas respecter la loi. De telles jurisprudences commencent déjà à apparaître : en Suisse, un juge a innocenté des activistes qui avaient occupé une banque en arguant que l’urgence climatique justifiait cette action(9), et en France, certain.e.s des « décrocheurs/euses » qui avaient dérobé le portrait d’Emmanuel Macron affiché dans des mairies ont vu leur condamnation annulée par la cour de cassation, au nom de la liberté d’expression.

C’est sans doute beaucoup miser sur le droit, qui n’est pas fondamentalement écrit pour nous être favorable : par définition, la jurisprudence est une protection instable, qui n’est plus applicable dès lors que la loi change… et en l’occurrence, l’Assemblée nationale française est déjà en train d’étudier une loi qui aggraverait considérablement les sanctions encourues par les personnes pénétrant illégalement dans un aéroport(10). Il n’empêche : après la victoire politique, une deuxième victoire, juridique celle-là, contribuerait à redonner de l’espoir à cette génération militante qui n’a plus que l’action directe comme moyen disponible, pour stopper la frénésie écocidaire de nos dirigeants.

Pour soutenir les activistes : https://agir.greenvoice.fr/petitions/non-a-la-repression-des-activistes

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