Des décideurs politiques accrochés à leurs fauteuils, des directeurs d’institutions financières pendus au téléphone, des médias sur le qui-vive, pour la première fois dans l’histoire politique du pays, les élections en Grèce se trouvent au centre de l’actualité politique internationale. Que s’est-il passé lors de ces élections ayant donné lieu à des scénarios apocalyptiques et à des Unes tragicomiques ?
Une abstention record
Le premier chiffre qui frappe les esprits, c’est une abstention record qui frôle les 40% (5% de plus qu’au 6 mai) dans un pays où le vote est obligatoire et devant un scrutin crucial pour la gestion de la crise dont l’aspect socioéconomique est accompagné d’une dimension politique incontestable.
Deuxième observation générale, la fragmentation des voix, avec seulement 4% pour les partis restés en dehors du Parlement, elle est cette fois-ci nettement moins importante qu’il y a un mois (20%).
Les deux formations traditionnelles affaiblies, mais en position de former un gouvernement
En ce qui concerne les partis représentés au Parlement, les résultats de ces élections confirment ou amplifient des tendances redessinant le paysage politique, déjà constatées en mai dernier. Les deux formations qui se sont succédé au pouvoir pendant les trente dernières années, le Pasok (parti socialiste de tendance social-démocrate) et la Nouvelle Démocratie (droite conservatrice) n’obtiennent plus qu’environ 40% des voix contre presque 80% depuis les années 1980.
Si ces deux partis sont rendus responsables dans la conscience de certains électeurs d’une mauvaise gestion de l’argent public, ainsi que des phénomènes de corruption, la Nouvelle Démocratie résiste mieux. C’est sûrement dû au fait que ce parti n’était pas au pouvoir au moment de l’application du premier mémorandum d’austérité imposé par la Troïka (FMI, BCE, UE) en 2010. Il a également profité du ralliement de plusieurs dissidents du premier tour, issus de ses rangs.
En revanche, le Pasok est à la fois sanctionné pour n’avoir su négocier de meilleures conditions de sortie de la crise et il subit aussi les frais de sa transformation en un parti amené à appliquer des politiques néolibérales, aux antipodes de son idéologie socialiste d’origine.
Ces premières conclusions dégagées, trois phénomènes me semblent marquer eux aussi de manière particulière les résultats des urnes.
La Grèce de 1958 et celle de 2012 : des similitudes
Le 11 mai 1958, la Gauche Démocratique Unifiée arrivait en deuxième position des élections législatives. Un demi-siècle plus tard une coalition des partis de gauche, le Syriza réussit à devenir la deuxième force politique du pays en obtenant un pourcentage quasi identique (autour de 26%). Certes le contexte historique n’est pas le même.
Dans les années 1950, le monde est en pleine époque de Guerre froide, la Grèce vient juste de sortir d’une guerre civile meurtrière, qui a donné lieu à une longue période de persécution des sympathisants de gauche. Pourtant, toute proportion gardée, à l’époque et aujourd’hui, les élections se sont déroulées, d’une part, dans un contexte d’intimidation et de désinformation ayant comme cible les partisans et les discours des partis de gauche. D’autre part, les élections étaient l’occasion d’ouvrir de nouveaux horizons d’attente, exprimant les mêmes revendications de lutte contre la corruption, et aussi d’une répartition plus équitable des richesses dans une volonté de justice sociale.
Ces perspectives, séduisant une large partie de la société, ont conforté le parti de Syriza en tant que force politique dominante au sein de la Gauche grecque, notamment dans les grands centres urbains d’Athènes ou de Patras, parmi les plus dévastés par les effets désastreux de la crise économique et de sa gestion par la politique néolibérale.
L’ascension fulgurante du Syriza
Cette ascension fulgurante du Syriza est certes due en grande partie à l’adhésion à son programme de citoyens qui avaient voté auparavant pour le Pasok. Elle est également le résultat de pertes significatives de la part du parti communiste grec (KKE). Il a été le seul à avoir explicitement pris position pour une sortie de l’Union européenne, restant ainsi fidèle à son discours, qui consiste à critiquer les dérives néolibérales de cette institution, les considérant comme incompatibles avec ses idéaux d’une société socialiste.
Ces critiques, qui ont effrayé une partie de l’électorat, terrorisé par les perspectives d’une sortie de l’euro, auxquelles s’ajoute le rejet systématique et catégorique de ses dirigeants aux appels de Syriza en vue de collaborations électorales ou gouvernementales, l’ont conduit à perdre la moitié de sa force électorale en un mois. Il reste toutefois une des composantes de la Gauche grecque, à côté du DIMAR (Gauche démocratique), scission du Syriza, dont le discours modéré est susceptible de jouer un rôle modérateur lors de futures évolutions politiques.
Enfin, le maintien au Parlement du parti néonazi de l’Aube Dorée, avec quasi le même pourcentage qu’il y a un mois (7%), malgré les incidents violents de nature fasciste ou raciste, médiatisés ou pas, de ces derniers jours qui ont dévoilé et illustré le caractère criminel des pratiques et les discours de haine de ce groupe, montre que le vote à son égard n’était malheureusement pas circonstanciel.
Son pourcentage invalide, à mon avis, la pertinence du clivage entre partis pro-mémorandum d’austérité (ND, PASOK, LAOS-parti d’extrême droite) et partis anti-mémorandum (Syriza, KKE, DIMAR, Grecs Indépendants, parti de droite populiste nationaliste, Aube Dorée- parti néonazi) en tant que nouvelle ligne de démarcation politique proposée par certains analystes.
La composition hétéroclite de ces nouvelles "configurations fictives" (nous rappelant la composition hétéroclite du vote lors du référendum de 2005 pour ou contre la Constitution européenne en France) ne saurait en rien remplacer le clivage traditionnel entre gauche et droite. Une simple analyse des discours des partis de droite et d’extrême droite nous montre qu’ils sont toujours obsédés par les questions de sécurité et/ou d’identité nationale et contournent systématiquement le débat sur les conséquences sociales des politiques néolibérales ainsi que sur les origines de la crise actuelle renvoyant en partie aux dysfonctionnements du système financier international.
A l’opposé, les discours des partis de gauche avaient tous comme point de convergence et dénominateur commun leur volonté de mettre en avant la lutte contre les pratiques de corruption, les inégalités et injustices socioéconomiques, tout en insistant sur le besoin du maintien des services publics.
Une lutte idéologique qui dépasse le cadre local
Ainsi, les élections grecques s’inscrivent dans une lutte idéologique qui dépasse largement le cadre de l’échiquier politique local et qui voit s’opposer au moins deux politiques dominantes : celle propre aux partis néolibéraux faisant tout pour la stabilité et la prospérité des marchés au détriment parfois de la cohésion sociale, allant jusqu’à dénigrer le droit d’une société à décider de son sort de manière démocratique, préférant la mise en place de gouvernements intérimaires et bafouant certains des garants les plus fondamentaux de la régularité démocratique d’une société, comme le referendum.
Et celle partagée par des partis socialistes, qui considèrent que la crise actuelle est inextricablement liée à des dérives et à des gestions irresponsables de la part du secteur bancaire privé. Par conséquent, ce ne sont pas les contribuables qui doivent payer, mais la nationalisation des banques serait une solution plus adéquate. De leur point de vue, l’endettement des États au nom du sauvetage des banques privées ne fait qu’aggraver et approfondir la récession et ils souhaiteraient par conséquent établir des réglementations plus strictes et transparentes au fonctionnement des marchés, rééquilibrant en même temps les rapports de force entre les pouvoirs politiques et les pouvoirs économico-financiers.
Dans une telle perspective, le parti de Syriza aurait voulu revisiter des clauses anticonstitutionnelles des mémorandums d’austérité signés par les gouvernements précédents, notamment celle stipulant que la priorité serait désormais donnée au remboursement des taux d’intérêt de la dette publique au détriment du financement des services publics et des salaires/retraites des citoyens ou imposant encore la privatisation des services publics fussent-ils rentables. Cette volonté a suscité des critiques virulentes auprès des représentants politiques et médiatiques à l’intérieur et à l’extérieur de la Grèce.
Ces derniers ont développé toute une propagande de discrédit de ses positions et d’intimidation de la population, allant même jusqu’à diffuser des scénarios très pessimistes et alarmistes si Syriza emportait les élections. Cela malgré les engagements de ce parti de ne pas remettre en question l’orientation européenne du pays, mais affirmant souhaiter seulement renégocier les termes de ces mémorandums avec ses partenaires européens, dans un paysage politique désormais plus favorable à ses idées, suite par exemple aux résultats des élections en France.
Dans cette lutte entre l’espoir et la peur, engagée au sein des pays européens, c’est la paupérisation brutale d’une partie considérable de la société grecque qui a rendu possible la réussite électorale du Syriza. Cette réussite a montré que les citoyens peuvent toujours résister à des pseudo dilemmes et des chantages visant à invalider leur capacité de libre arbitre.
Malheureusement, à côté de cet espoir qui vient de naître, il y a aussi la résurgence des cauchemars et l’accentuation dans la société grecque d’une culture de la haine professée par les partis d’extrême droite et leurs complices de droite. Comme toujours les possibles du futur sont pluriels. Espérons que les nouvelles majorités gouvernementales sauront les faire pencher du côté de l’espoir, éradiquant la haine et la peur.
Chercheur au Centre d’études balkaniques