Édition du 26 mars 2024

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Afrique

Indignation au Sénégal : le mouvement « Y en a marre » montre la voie

Thiat, du groupe Keurgui, est membre fondateur du mouvement « Y en a marre » au Sénégal. Ce mouvement a été très actif lors du FSM de Dakar en février 2011, notamment en lien avec le réseau CADTM International avec lequel il a participé à la réalisation d’un album compilation « Prise de conscience collective »Thiat, du groupe Keurgui, est membre fondateur du mouvement « Y en a marre » au Sénégal.

Ce mouvement a été très actif lors du FSM de Dakar en février 2011, notamment en lien avec le réseau CADTM International avec lequel il a participé à la réalisation d’un album compilation « Prise de conscience collective »

« Quand notre président a un fils qui s’achète des jets privés, alors que le prix du gaz et des denrées de première nécessité flambent et que le peuple sénégalais s’enfoncent dans lapauvreté, comment réagir autrement que par de l’indignation ? »

Lundi 25 juillet, le rappeur sénégalais Cheikh Oumar Cyrille Touré, dit « Thiat », a été convoqué à la Direction des Investigations Criminelles (DIC) de Dakar. Embarqué au palais de justice puis au commissariat central où il a passé la nuit, l’un des membres fondateurs de « Y’en a marre » a subi plus de huit heures d’interrogatoire.

Motif : des paroles proférées lors du grand meeting de l’opposition et de la société civile samedi 23 juillet. Il y avait accusé le chef de l’état d’être un menteur. Après une trentaine d’heures de garde à vue, le rappeur et porte-parole de « y’en a marre » est sorti le sourire aux lèvres, et plus déterminé que jamais ! Il revient avec nous sur sa détention et sur le mouvement « y’en a marre », dont l’action « daas fananal » visant à inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, va se poursuivre malgré les intimidations.
Interview de Thiat par Hélène Alex

Hélène Alex : Bonjour Thiat, comment allez-vous ?

Thiat : Ca va, alhamdoullilah (dieu merci) je vais super bien.

H.A. : Vous venez de passer une trentaine d’heures en garde à vue à la Direction des Investigations Criminelles. Comment cela s’est-il passé ?

T : Ca s’est plutôt bien passé. J’ai répondu à des questions, on m’a bien traité. J’ai été auditionné et ils m’ont donné un procès verbal à signer, qui dit que je suis en garde à vue parce que j’ai fait une injure publique. C’est la raison pour laquelle j’ai passé la nuit. On m’a ensuite relâché le lendemain soir.

H.A. : Est-ce que les termes de la garde à vue ont été respectés ? Je pense à la demande d’un avocat ou d’un médecin... ?

T : Je n’ai pas demandé d’avocat parce que je n’étais inculpé pour rien.

H.A. : Ces soi-disant injures publiques sont celles que vous avez proférées le 23 juillet sur la place de l’Obélisque. Sans le citer nommément, vous parliez du président Wade. Pouvez-vous revenir là-dessus ?

T : D’abord, je ne vais pas appeler ça des injures. Dire à quelqu’un « Tu mens », ce n’est pas une injure. Ce qui est une injure pour moi, c’est le fait de mentir. Quand on ment à tout un peuple, quand on fait des promesses qu’on ne tient pas, c’est ça qui choque et c’est cela qui est une injure. Quand on dit « mes promesses n’engagent que ceux qui y croient », c’est un manque de respect total. Pour ma part, j’ai juste dit en wolof : « Magg mat naba tchimi rew. Mom magun 90 ans bou fen sokhlouin co simi lew ». Cela signifie : « Un viellard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Mais une bibliothèque de mensonges, nous n’en voulons pas. » Maintenant, je leur ai dit "Ecoutez, mes propos sont assez clairs. Vous avez vu et revu cette vidéo. Si vous voulez approprier ces paroles à quelqu’un, ça n’engage que vous. »

H.A. : Ce n’est pas la première fois que vous êtes convoqué à la DIC. Mais là, il y a eu un grand remue-ménage médiatique. Vous avez fait la une de la plupart des journaux, il y a eu un grand mouvement de soutien devant le palais de justice. Pourquoi une telle médiatisation ?

T : Vous savez, petit à petit, le peuple commence à comprendre notre combat. Au début, il y avait beaucoup de craintes et de spéculations, mais au fur et à mesure qu’il écoute le discours de « y en a marre », le peuple se retrouve dans ce discours et donc se solidarise. Toutes ces personnes que vous avez vues mobilisées, ce n’était pas pour ma modeste personne, non, mais c’est pour l’esprit et l’état d’esprit, c’est pour les idées que nous prônons. C’est ça qui intéresse les populations. Je ne suis pas assez beau pour susciter autant d’importance. Les gens voient l’injustice partout et commencent à ne plus l’accepter.

H.A. : Vous pensez donc que le mouvement prend de l’ampleur, et cette augmentation de la mobilisation provoque un « durcissement » de la part du gouvernement. Avez-vous l’impression que le pouvoir perd un peu les pédales ?

T : Nous n’avons pas de pouvoir au Sénégal. De quel pouvoir parlez-vous ? Nous avons un chef de famille et sa famille, qui affirme qu’il gère les intérêts de tous les sénégalais et les sénégalaises, alors que dans la réalité, il se contente de gérer les intérêts de sa famille. Tout le monde a fini par le constater. Il ne s’agit ni plus ni moins d’une dilapidation des deniers publics. Un président qui décide de faire des statues ou des monuments, au mépris des gens qui croupissent dans les inondations ou même qui s’y noient… Un président qui dit « moi j’m’en fous de votre éducation, je vais vous balancer des professeurs qui ne sont même pas formés, des vacataires et des volontaires »…

Un président qui dit « je m’en fous de vos soins élémentaires »... Des femmes, j’en ai vu accoucher avec des morceaux de tissus, des sachets en plastique à cause du manque de gants à la maternité. Un président qui a un fils qui s’achète des jets privés, une fille qui va faire des rallyes alors que le pays peine à atteindre l’autosuffisance alimentaire, alors que le Sénégal est toujours dans la pauvreté, et alors que le prix du gaz et des denrées de première nécessité a flambé… comment réagir autrement que par de l’indignation ?

H.A. : Est-ce que vous pensez que le président a peur de Y’en a marre ?

T : Qui n’a pas peur de Y’en a marre aujourd’hui ? Moi-même qui suis dans y’en a marre, j’ai peur deY’en a marre... J’ai vu la détermination de ces jeunes. J’ai compris aujourd’hui que c’est ce qu’il fallait pour cette jeunesse sénégalaise et africaine. Y’en a marre devient un mouvement international : il existe déjà un mouvement « Y’en a marre » au Gabon et au Burkina. Y’en a marre, c’est un mouvement, mais c’est aussi un espoir.

H.A. : Quel est le lien que vous entretenez avec les indignés, ce mouvement de contestation en Europe qui revendique une démocratie réelle maintenant. Est-ce que vous vous inscrivez dans cette même logique ?

T : Ces mouvements en Espagne et en Grèce sont très importants et nous sommes très attentifs à ce se passe ailleurs, même si sous certains aspects, c’est un peu différent. Par exemple, contrairement au mouvement « y en a marre », ceux de « démocratie Paradia ». Mais dans tous les cas, il s’agit de provoquer une explosion de l’indignation et de l’action collective citoyenne. Je pense que c’est le moment. On est arrivés à un moment où toutes les populations ne veulent plus être des marionnettes mais veulent être des peuples, et veulent dire aux politiques « arrêtez, maintenant, ça suffit. Y’en a marre de vous. Nous sommes des citoyens et citoyennes conscientes, il faut nous respecter et arrêter de se moquer de nous ». Ce mouvement global, c’est un cancer : il va toucher tous les pays du monde.

Et je pense même qu’ilfaudrait un jour pour fêter ça, un jour mondial pour les mouvements sociaux, comme par exemple la journée du 12 octobre décidée par l’Assemblée des mouvements sociaux (AMS) lors du dernier Forum social mondial (FSM) qui s’est tenu à Dakar en févier 2011. Lors de cette journée, il faudrait que chacun et chacune sorte dans les rues de son pays pour montrer que les politiques et les peuples ont fini de signer les papiers de divorce, et qu’ils veulent reprendre leur dignité et leur destin en main.

Parce que pour prendre l’exemple du Sénégal, le mariage avec la politique nous a donné trois fils qui ne valent absolument rien. Senghor nous a rendus malades, Abdou Diouf nous a mis KO, Wade nous a mis dans le coma. Qu’est ce qu’on a gagné ? A part ce qu’on appelle « l’alternoce ». Ils ont alterné la noce, ce sont les nouveaux riches de l’alternance. On les connaît. Ceux qui roulent en grosses bagnoles et construisent des châteaux, devenus milliardaires en moins de 5 ans.

H.A. : Jusqu’où est prêt à aller Y’en a marre ? Vous avez parlé de détermination... Est-ce que des moyens illégaux ou violents sont envisagés, en cas, par exemple, de fraude aux élections ?

T : Déjà, nous n’aurons pas d’élections qui ne seront pas transparentes. Y’en a marre prendra toutes les dispositions qu’il faut. Nous sommes un réseau national, nous pouvons mettre des sentinelles partout, dans tous les bureaux de vote. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’en menant ce combat, nous étions préparés à deux choses. On s’est d’abord dit : « ce ne sera pas facile. Nous serons intimidés. Il y aura des tentatives de corruption et de récupération des politiques ».

Ça, c’est facile à vivre, mais ce qui n’est pas facile, c’est la question : « jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? ». Nous n’avons pas d’objectif, parce qu’un objectif se situe dans le temps. Nous avons un but. Notre but, c’est d’amener le Sénégal à être un peuple qui réfléchit et agit. Donner unsens à notre devise « un peuple, un but, une foi ». Nous n’avons pas peur d’échouer. Mais nous avons peur de ne pas faire, de ne pas essayer. Nous sommes une génération qui a fini de comprendre sa mission. Nous avions le choix : l’accomplir ou la trahir, et nous voulons l’accomplir pleinement. Nous n’allons pas nous immoler ni prendre les pirogues, mais on est prêts à prendre une balle si c’est le prix à payer. Nous sommes prêts.

H.A : Vous êtes surmédiatisés, aussi bien au niveau local, national, qu’international. Est-ce que cette sur-médiatisation ne peut pas représenter un danger ? Pourriez-vous commencer à prendre la « grosse tête » ?

T : La pression peut exister mais j’essayerai toujours de rester moi-même et le plus effacé possible. Ma modeste personne n’intéresse personne. Ce que je fais au niveau national, si ça intéresse l’international, c’est parce que ça a un sens. Je ne vaux pas mieux que mes compagnons. Je ne suis que la cartouche. Je ne suis pas le fusil. Je suis une cartouche, on me donne une direction, et j’y vais, et je fais les dégâts que je dois faire. J’ai la tête sur les épaules.

H.A. : La double lecture de Y’en a marre, que Y’en a marre est à lafois un mouvement collectif qui pratique l’action directe, mais aussi un groupe dont chaque membre doit constituer une forme d’exemple à suivre ?

T : Exactement. Nous essayons de donner l’exemple, collectivement mais aussi individuellement. Le 23 juillet, sur la place de l’obélisque, faut voir comment les y’en a marristes se sont comportés. Ils ont ramassé tous les déchets. Et quand j’étais à la DIC, ils ont aussi tout ramassé en partant. Ce sont les valeurs que nous prônons. Et vous allez voir, après 2012, ce grand chantier, ce projet de société, nous allons le mettre en marche. Ce ne sera pas facile mais il faut commencer par nous-mêmes. Aujourd’hui, nous parlons du NTS, pour Nouveau Type de Sénégalais. Nous essayons de montrer que le Sénégal a besoin d’hommes et de femmes nouveaux qui assument leurs responsabilités personnelles vis à vis de la collectivité. être un NTS, c’est agir dans l’intérêt de tout le peuple sénégalais. Je pense que c’est hyper important pour cette société sénégalaise, qui a vraiment du mal à décoller.

* Publié par le CADTM.

* Hélène Alex est journaliste pigiste à Dakar.

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