Édition du 16 avril 2024

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Monde du travail et syndicalisme

Inflation : changeons le récit

La lutte contre l’inflation est à l’ordre du jour public aujourd’hui d’une manière inédite depuis les années 1970. La réponse orthodoxe - de faire augmenter les taux d’intérêt par les banques centrales pour ralentir l’économie et, en fin de compte, de restreindre les prix – est déjà en jeu. Pourtant, la hausse actuelle des prix n’est pas le résultat des fantômes traditionnels qui hantent les banques centrales - les économies en surchauffe et l pouvoir excessif des syndicats. Ce à quoi nous sommes confronté.e.s aujourd’hui est l’inflation d’un type particulier - les effets d’entraînement d’un choc unique non-économique.

5 avril 2022 | tiré du site The Bullet | traduction David Mandel

Covid a forcé les États à faire quelque chose jamais fait auparavant en mettant consciemment en attente de grandes pans de l’économie. (Même pendant la Seconde Guerre mondiale, l’activité productive a été seulement réorientée, non pas arrêtée). Alors que la pandémie s’estompait et que l’économie était sur le point de revenir à la « normale », une série de goulots d’étranglement internationaux est apparue. La réinitialisation d’une économie internationalisée qui était en plein gel s’est heurtée à une relance douloureusement inégale des chaînes d’approvisionnement et des réseaux de transport mondiaux, provoquant de graves pénuries en aval. Cela comprenait notamment les puces informatiques désormais omniprésentes dans nos économies, ainsi que des files d’attente de chargement/déchargement dans les ports, qui ont retardé pendant des mois des expéditions cruciales de pétrole et de céréales.

Dans une économie capitaliste, ces pénuries ne sont pas distribuées en fonction de priorités sociales. Elles sont laissées aux marchés et à une recherche chaotique de marchandises. À mesure que les consommateurs et les consommatrices ou les entreprises font des offres pour obtenir des biens et des services rares, les prix augmentent. Si ces augmentations de prix se propagent dans l’économie, comme c’est le cas actuellement, nous obtenons une augmentation généralisée des prix – l’inflation.

Des taux d’intérêt plus élevés ne peuvent pas résoudre cette crise

Dans ce contexte, augmenter les taux d’intérêt n’a guère de sens : ils n’ont rien à voir avec la résolution des problèmes d’approvisionnement. Ce que des taux d’intérêt plus élevés vont plus probablement entraîner, c’est à la fois une économie stagnante et une inflation continue - la dite stagflation. De plus, étant donné que les pénuries sont généralement considérées comme temporaires et qu’elles devraient se corriger d’elles-mêmes dans un an ou deux, la réponse appropriée n’est pas d’ajouter à la douleur transitoire, mais plutôt de prendre des mesures pour atténuer les impacts sociaux les plus extrêmes de l’augmentation des prix.

La déconnexion entre les goulots d’étranglement structurels temporaires et la hausse des taux d’intérêt a conduit à d’autres arguments pour justifier un virage autrement incompréhensible vers des conditions monétaires plus strictes. L’une de ces justifications est de mettre l’accent sur les déficits publics importants. Celles-ci reflètent prétendument des dépenses publiques excessives, qui ajoutent de l’huile inflationniste au feu déclenché par les chocs d’offre. Ces déficits – 15 % du PIB au Canada et 12 % aux États-Unis – sont en effet élevés. Avant même que la Russie n’envahisse l’Ukraine, il fallait remonter quelque huit décennies pour trouver des déficits d’une taille comparable.

Mais cela aussi explique peu. Les déficits records reflètent l’impact de la pandémie, et non pas des changements dans les ambitions des gouvernements. Il n’y a pas eu de tournant en faveur d’un État-providence revigoré ni de générosité soudaine envers les travailleurs et travailleuses du secteur public. Il n’y a pas eu non plus d’engagements pour s’attaquer correctement aux infrastructures publiques en décomposition, ni pour introduire, enfin, des mesures globales pour faire face à la pandémie de toutes les pandémies : la crise environnementale. (Aux États-Unis, l’impact continu sur les déficits des réductions d’impôts de Trump en 2017, et seulement partiellement annulé par Biden, n’est même pas mentionné.)

Avec une bonne partie de l’économie inactive pendant la pandémie, les recettes fiscales ont chuté, tandis que les dépenses pour les fournitures médicales essentielles et les aides au revenu ont explosé. À mesure que la pandémie s’est atténuée et que l’économie s’est rouverte, le déficit budgétaire a commencé à retourner aux normes antérieures. Le gouvernement canadien prévoit que le déficit budgétaire de l’année prochaine (2022/23) reviendra à un peu plus de 2 % du PIB. Le déficit budgétaire américain devrait diminuer de moitié cette année et tomber à 4,5 % l’année prochaine. (Les dépenses de « défense » des États-Unis représentent environ 2% du PIB plus que celles du Canada). Il s’avère que ces déficits, comme les chocs d’offre, sont temporaires.

Alors, encore une fois, pourquoi alors toute cette angoisse au sujet de l’inflation ?

Certain.e.s ont reconnu que ce ne sont pas les déficits budgétaires annuels momentanés qui sont préoccupants, mais plutôt l’augmentation de la dette nationale - c’est-à-dire les déficits annuels accumulés, et en particulier les déficits dramatiques pendant la pandémie. Cette dette fédérale nette s’élève maintenant à plus de 100% du PIB aux États-Unis. Mais elle n’est encore qu’à environ la moitié de ce niveau au Canada. La préoccupation légitime ici est que les coûts de la pandémie doivent, d’une manière ou d’une autre, être payés.

Mais présenter cela comme un problème « d’inflation » est différent que de le présenter comme un problème de distribution, c’est-à-dire, de qui peut et doit supporter le fardeau de ces coûts. Au Canada, qui a le ratio dette/PIB le plus bas du G7 (les principaux pays capitalistes), il vaut la peine de se demander à quel point il est prioritaire de se concentrer sur la réduction de la dette. Aux États-Unis, le statut du dollar signifie qu’il n’a eu aucun mal à lever les fonds internationaux pour assumer cette dette. En s’attaquant aux pénuries d’approvisionnement, le Wall Street Journal a abordé le problème sous-jacent, que l’accent mis sur l’inflation a obscurci : « La lutte porte sur qui doit supporter le fardeau de la hausse des coûts. » (23 mars 2020) On peut dire la même chose des préoccupations concernant le déficit/la dette.

Cette question sous-jacente de la guerre contre l’inflation est particulièrement évidente dans la préoccupation la plus décisive des banquiers centraux : l’inflation anticipée. Les banques centrales sont extrêmement préoccupées par la préservation du système financier, en raison de son rôle central dans le fonctionnement d’une économie capitaliste. Et elles admettent volontiers que ce n’est pas l’inflation actuelle en soi qui est la principale préoccupation. Il s’agit plutôt de la menace que les hausses de prix actuelles signalent une future inflation dangereuse. Si les acteurs économiques – et surtout les syndicats et la classe des travailleurs et des travailleuses – essaient de se défendre contre l’inflation, nous reviendrons, craignent-ils et elles, aux dilemmes des années 1970.

Quand les salaires chassent l’inflation et les entreprises répercutent leurs coûts accrus sur les client.e.s, un cercle vicieux d’augmentation de l’inflation et de demandes accrues des travailleurs et des travailleuses pourrait en résulter. L’inflation, d’abord un inconvénient temporaire, peut ensuite s’intégrer à l’économie comme une caractéristique incontrôlée et permanente. (Et si la concurrence limite la capacité des entreprises à répercuter complètement leurs coûts supplémentaires, il peut également y avoir une compression des bénéfices, une baisse conséquente des investissements, et une récession d’une ampleur incertaine.)

Ainsi, d’une manière ou d’une autre, le problème, tel que défini dans ce scénario, n’est pas ce qui arrive au revenu des travailleurs et des travailleuses et l’évolution historique du revenu national au détriment des travailleurs et des travailleuses. Le problème est plutôt - et de manière perverse - que ces travailleurs et les travailleuses frustré.e.s pourraient soudainement tenter de transformer les faiblesses de longue date des syndicats en luttes réussies pour obtenir pour leur part du gâteau ou plus.

La lutte contre l’inflation est ainsi exposée non pas comme un un problème technique de l’économie à résoudre, mais comme la lutte des classes pour les priorités de distribution. Les taux d’intérêt plus élevés, le ralentissement de l’économie, et l’augmentation du chômage qui s’ensuit, peuvent être mieux compris comme des mesures visant à empêcher les travailleurs et les travailleuses de remettre en question la répartition actuelle des revenus et de la richesse.

En bref, il est essentiel d’aborder la manière dont cette crise du fonctionnement de l’économie est encadrée. La formuler en termes d’« inflation » vise à justifier la modération salariale et la réduction des dépenses sociales et obscurcit la question de la distribution. Que les travailleurs et les travailleuses soient ou non la cause du problème n’est pas pertinent. Comme cela a toujours été le cas au cours des décennies de néolibéralisme, ce sont les travailleurs et les travailleuses qui doivent payer pour sauver l’économie.

Par contre, encadrer la crise en termes de distribution nous amène, comme nous le verrons plus loin, sur un terrain politique et politique différent.

Se concentrer sur l’inflation est-il un piège ?

Reformuler le problème ne signifie pas que nous devrions, comme certaines sections de la gauche l’ont soutenu, mettre de côté la question de l’inflation. Discuter de l’inflation en tant que préoccupation économique clé, selon leur argument, ne fait que légitimer l’appel à la modération salariale et à l’austérité. Il s’ensuit qu’il vaut mieux continuer à se concentrer sur les revendications salariales militantes, l’expansion de la syndicalisation, et le lobbying en faveur de programmes sociaux.

Le problème est évidemment qu’il y a peu de raisons de s’attendre à ce que les travailleurs et les travailleuses inversent, comme par magie, leurs faiblesses politiques et de négociation de longue date. Pour une gauche ayant l’intention d’engager les travailleurs et les travailleuses, ignorer l’effondrement quotidien du pouvoir d’achat des travailleurs et des travailleuses serait désastreux. En Ontario, par exemple, les travailleurs et les travailleuses du secteur public subissent un plafond salarial annuel de 1% et devraient évidemment exiger qu’il soit supprimé. Mais même en cas de succès, alors quoi ? Les chances de compenser une inflation de 5,7 % ne sont guère encourageantes.

Quant à ceux et celles qui vivent au salaire minimum légal, ou près de celui-ci, le gouvernement conservateur de l’Ontario a fait marche arrière en janvier 2021 et a augmenté, en grande pompe, le salaire minimum de 14,25 $ à 15,00 $. L’augmentation des prix à la consommation d’ici là à février de cette année a déjà enlevé quelque 0,82 $, laissant ces travailleuses et travailleurs là où elles et ils avaient été avant l’augmentation. L’impact de l’inflation touchera généralement plus durement les travailleurs et les travailleuses les moins bien rémunéré.e.s et ceux et celles qui dépendent des programmes sociaux. Car l’inflation se concentre sur les produits de première nécessité - nourriture, logement, prix de l’essence, services publics - et parce que son impact est particulièrement dur là où les programmes de protection sociale ne sont pas indexés.

Pourtant, l’important n’est pas seulement que les travailleurs et les travailleuses souffriront en général, mais aussi que l’inflation aggrave les divisions internes à cette classe. Une minorité de travailleurs et de travailleuses peut être en mesure de se protéger. Mais la majorité qui ne peut le faire peut venir à en vouloir à ceux et celles qui le peuvent. Ils et elles peuvent même reprocher à ceux et celles qui obtiennent des augmentations importantes de contribuer à l’inflation qui les prive de biens de première nécessité. La solidarité, si désespérément nécessaire pour répondre efficacement aux dégradations de la vie ouvrière, devient d’autant plus difficile à construire.

Le fait est que les crises sont toujours des moments contestés de dangers et d’opportunités. Éviter la confrontation directe avec l’inflation n’est pas la réponse, même s’il y a des pièges à l’affronter. L’envenimation des frustrations des travailleurs et des travailleuses peut, comme nous l’avons vu, les déplacer vers la droite, plutôt que vers la gauche. Le défi est de trouver, en ce moment, des ouvertures qui permettent un récit alternatif, qui approfondit la compréhension populaire du capitalisme, qui encourage le genre de luttes qui peuvent radicaliser les travailleurs et les travailleuses et qui peuvent contribuer à faire de cette classe une force sociale indépendante, capable de défier le capital.

Combattre l’inflation dans ses propres termes

S’il y a des sections de la gauche qui préféreraient ne pas discuter des moyens de résoudre l’inflation, d’autres se tournent vers des politiques qui peuvent y faire face de manière progressive. L’une de ces orientations focalise sur l’atténuation de l’impact sur les plus vulnérables : relever les normes minimales des salaires et des programmes sociaux, puis les indexer. Et dans le cas des pensions privées – où la couverture a diminué et la protection contre l’inflation s’est estompée – mettre l’accent sur des pensions publiques indexées et socialement adéquates pour tous et toutes. Ce sont des mesures positives, bien que limitées, qui peuvent être prises.

Une attaque plus radicale en faveur de la régulation des prix a récemment gagné la faveur de cercles de la gauche : le contrôle des prix et des politiques anti-trust. Si les monopoles augmentent leurs prix ou répercutent les augmentations de prix pour faire payer les autres, pourquoi ne pas les poursuivre directement ?

Mais aussi attirant que peut être la perspective d’isoler et de blâmer le capital, ne pas tenir compte du contexte plus large - le capitalisme en tant que système - apporte des contradictions dans ces propositions bien intentionnées. Un problème immédiat du contrôle des prix est que cela s’est toujours accompagné d’un contrôle des salaires, puisque la main-d’œuvre est, en fin de compte, le facteur de coût le plus important dans l’économie.

Cela a plusieurs implications. D’une part, contrôler à la fois les salaires et les prix tendra à préserver le statu quo des parts de revenu dans la société. Il s’agit d’un inconvénient évident, compte tenu de l’augmentation radicale des inégalités de revenus au fil des ans. D’autre part, il est plus facile de contrôler les salaires que les prix, puisque les employeur.e.s peuvent directement arbitrer le contrôle des salaires. Les prix, en revanche, exigeraient une grande armée de moniteur.e.s doté.e.s de pouvoirs d’enquête et de renverser les hausses. L’État actuel n’a ni la capacité ni l’envie d’une telle intervention dans l’économie privée, et les travailleurs et les travailleuses ne sont pas en mesure de créer leur propre force de contrôle social.

Et même si les prix étaient gelés aux niveaux actuels, cela générerait de nouveaux problèmes non moins graves. Étant donné que les ajustements de prix sont si fondamentaux pour le fonctionnement du capitalisme – les prix déterminent ce qu’il faut produire, où allouer la main-d’œuvre, dans quels secteurs investir - l’absence d’un mécanisme alternatif pour réaliser ces fonctions nous laisserait avec une économie dysfonctionnelle et chaotique, ce qui relancerait des pressions en faveur d’un retour à une détermination des prix sans contrôles.

Le contrôle général des prix n’a pas fonctionné en temps de paix, mais des contrôles sélectifs des prix peuvent être plus gérables. Cela n’est pas difficile à démontrer. Malgré tous les discours sur les pénuries qui limitent la production de voitures, General Motors a pu facturer dans cette crise plus pour chaque véhicule vendu et concentrer les puces disponibles sur les véhicules les plus rentables : les pick-up énergivores. Le résultat a été que les bénéfices de GM l’année dernière ont été les plus élevés jamais enregistrés. Les compagnies pharmaceutiques ont prospéré, tandis que la société souffrait. Les compagnies pétrolières n’avaient qu’à regarder le prix du baril exploser et leurs bénéfices augmenter. (Elles ne ont bien sûr pas investies ces bénéfices dans des sources d’énergie respectueuses de l’environnement, mais les ont transmises à leurs actionnaires).

Un certain degré de contrôle sur les prix du pétrole, des services publics connexes, des prix des voitures, des loyers et du prix des logements est théoriquement possible. Mais la leçon des tentatives du passé est que tant que les entreprises contrôlent les choix de production et d’investissement, ces objectifs peuvent être compromis de multiples façons. Nous y reviendrons ci-dessous.

Quant à la législation anti-monopole comme remède contre l’inflation, elle n’est pas convaincante. Et la tenter peut, dans de nombreux cas, aggraver les choses pour les travailleurs et les travailleuses.

Tout d’abord, la concentration des entreprises n’est pas nouvelle et, depuis une quarantaine d’années, elle n’a pas conduit à une forte inflation. Depuis le début des années 1980, l’inflation au Canada est en moyenne inférieure à 2 %, et aux États-Unis à un peu plus de 2 %. L’inflation est restée relativement faible en raison d’une combinaison de croissance de la productivité, de biens de consommation à bas prix en provenance de l’étranger, d’équipements et de pièces importés à bas prix pour les entreprises, de l’intensification de la concurrence mondiale, et des défaites du mouvement des travailleuses et des travailleurs (ces défaites étant la conséquence à la fois des attaques de l’extérieur et des propres limites organisationnelles et stratégiques des travailleurs et des travailleuses).

Nous devons également nous rappeler qu’une manifestation de la lutte contre le pouvoir des entreprises de fixer les prix des entreprises a pris la forme de l’appel à la « déréglementation », qui s’est accéléré à la fin des années 1970. Cela a particulièrement touché les télécommunications longue distance, les compagnies aériennes, et le camionnage. Et les résultats pour les travailleurs et les travailleuses n’étaient guère positifs. La concurrence accrue a peut-être fait baisser les prix. Mais cela a été plus que compensé par l’écrasement des normes du travail et l’affaiblissement décisif des syndicats.

Les nouveaux entrants n’ont que temporairement baissé les prix. Mais avant de s’éteindre, ils ont contribué à restreindre ou à abaisser les normes dans l’ensemble de l’industrie. Comme plus généralement pour le néolibéralisme, l’intensification de la concurrence entre les entreprises s’est rapidement répercutée sur les travailleurs et les travailleuses qui sont en concurrence pour les emplois, tandis que le capital s’est concentré de nouveau. La concurrence accrue dans l’économie n’est pas un salut pour les travailleurs et les travailleuses.

Recadrer le récit

Si nous identifions le problème provoqué par la hausse des prix comme n’étant pas seulement l’inflation en soi, mais la question plus large de savoir comment agir dans de multiples dimensions de manière équitable et solidaire, cela nous aiderait à transformer le récit en conflit de distribution – en conflit de classes. Et cela nous offre un plus grand potentiel pour renforcer la force populaire et ouvrière pour des luttes futures.

Si l’argument est que les coûts de la lutte contre la pandémie ont créé une dette importante qui doit être affrontée ou que les dépenses budgétaires surchauffent l’économie, en particulier avec les besoins futurs en dépenses d’infrastructure et en dépenses vertes, nous ne devons pas prétendre que cela peut être résolu simplement en accélérant l’impression d’argent. Des choix doivent être faits sur comment allouer et réallouer les bienfaits de nos capacités productives.

Du point de ls distribution, payer les coûts de la pandémie ne suggère pas des taux d’intérêt plus élevés, mais un impôt spécial sur la fortune, justifié par le contraste des pressions que la pandémie a exercées sur les travailleurs et les travailleuses de première ligne par rapport aux riches.

Un tel impôt d’urgence sur les fortunes pourrait également nous offrir un pied dans la porte pour demander un impôt permanent important, et pas seulement symbolique. Faire face à une surchauffe de l’économie ne nécessite pas un ralentissement général, mais plutôt une réduction des dépenses spécifiques qui ont particulièrement été « surchauffées » - encore une fois, il s’agit des revenus injustifiés des riches et des taux d’impôt sur les hauts revenus, ainsi que des impôts de luxe sur leurs dépenses (qui ont généralement un fort impact sur les émissions de carbone). Et il y a aussi les dépenses gouvernementales qui ont augmenté et sont considérées comme intouchables : la surveillance, les prisons policières et les branches militaires de l’État.

Mais il faut rester sobre quant aux limites des politiques de redistribution. Si nous ne nous battons pas en même temps pour la démocratisation de la production, si nous ne redistribuons pas également le pouvoir économique, le contrôle du capital sur la production et l’investissement lui permettra de saper ou de saboter nos priorités alternatives et nos objectifs de redistribution.

Nous pouvons contrôler les prix des logements, mais les promoteurs peuvent s’abstenir de construire plus de maisons ou de construire les types de logements dont la société a besoin. Nous pouvons contrôler les prix de l’essence, mais cela ne résoudra pas la question de l’élimination planifiée de l’industrie pétrolière et des investissements dans les énergies renouvelables. Nous pouvons fixer les prix des médicaments, mais les compagnies pharmaceutiques décideront toujours sur quels types de maladies elles devraient se concentrer pour maximiser leurs profits. Et nous ne pouvons pas contrôler le prix des aliments ou subventionner adéquatement les aliments selon les besoins sans repenser radicalement la production alimentaire.

Si la lutte pour la distribution se heurte à de telles impasses et provoque de nouvelles crises, la leçon cruciale que nous devons en tirer n’est pas reculer devant nos objectifs. Il faut nous organiser pour aller plus loin et revendiquer la propriété publique et la planification dans des secteurs économiques clés. Cela non pas seulement pour des raisons idéologiques, mais parce que c’est une question pratique d’autodéfense et de satisfaction de besoins sociaux critiques.

La gauche a hésité à demander la nationalisation des industries en déclin. Mais ne faut-il demander la mise sous propriété publique du secteur de l’énergie afin d’accélérer sa transformation vers les énergies renouvelables ? Des installations productives ferment dans chaque communauté : n’avons-nous pas besoin d’une agence nationale de conversion industrielle pour les reprendre et les convertir afin de produire les biens matériels dont nous avons besoin pour transformer notre façon de voyager, de travailler et de vivre, s’il faut réparer l’environnement ? Si Amazon agit de plus en plus comme un bureau de poste universel (y compris se servant de la poste subventionnée par l’État pour livrer une bonne partie de ses marchandises), ne devrai-il pas devenir un service public sous propriété publique ?

Ce sont des questions qui dépassent le discours normal autour de l’inflation. Mais il s’agit justement de changer le récit. Ces questions soulèvent également une autre qui doit être considérée dans la discussion des revenus réels et de la distribution : la relation entre la consommation individuelle et la consommation collective. Le débat autour de l’inflation tourne généralement autour du maintien de la capacité à augmenter la consommation individuelle. Ce qui peut être perdu de vue ici est l’importance de la consommation collective - non seulement le maintien du niveau des programmes sociaux, mais aussi leur élargissement important. Cela nous pousse vers des discussions politiques sur les forces qui façonnent nos vies et comment limiter l’influence dominante des marchés et des prix.

Il y a trois autres raisons fondamentales qui justifient un accent mis sur la consommation publique. Premièrement, elle déplace le mécanisme de distribution des biens des marchés (et, actuellement, de l’inflation) vers des décisions politiques, et potentiellement plus démocratiques, où une plus grande considération est accordée aux valeurs, aux priorité,s et aux solidarités. Deuxièmement, l’accès universel aux biens collectifs est plus égalitaire. Si les pauvres ont besoin de plus de revenus monétaires individuels, une provision sociale universelle adéquate peut contribuer à répondre à l’ensemble de leurs besoins. Parallèlement, un accent mis sur les biens publics est plus ouvert au développement de pratiques d’autogestion, qui modifient la situation et les capacités des personnes.

Troisièmement, à mesure que nous approchons des limites environnementales de la consommation individuelle de biens matériels, la consommation collective, qui a tendance à être moins gourmande en ressources et en carbone, deviendra une nécessité. Cela ne doit pas être posé uniquement comme une question de sacrifices personnels dans la consommation individuel de biens et de services (bien que certains sacrifices soient en effet nécessaires). Il s’agit surtout de consommer différemment et peut-être même de manière plus riche : le transport en commun gratuit ; des meilleurs soins de santé plus complets ; garde d’enfants publique universelle ; la formation tout au long de la vie ; plus de bibliothèques et de centres communautaires offrant plus de services ; plus de parcs ; installations sportives, musicales et culturelles élargies ; plus d’interaction sociale ; et plus de démocratie dans la planification et l’organisation de ce type de consommation.
Conclusion

En élaborant une réponse progressiste pour la lutte contre l’inflation, la nature temporaire, plutôt que structurelle tant des chocs d’offre que des déficits budgétaires générés par la pandémie peut renforcer la tendance à simplement attendre que le problème passe. Mais les pressions des prix plus élevés existent. Elles ont un impact immédiat sur les travailleurs et les travailleuses et les rendent vulnérables à la définition du problème par les élites des entreprises et du gouvernement. Il faut intervenir pour proposer des explications alternatives d’inflation qui mènent à des alternatives radicales pour la répartition du revenu et du pouvoir.

Ce qui apparaît maintenant comme aléatoire et temporaire sous la forme de chocs de prix et d’inflation peut se produire plus régulièrement et même présenter des caractéristiques systémiques. Le manque de préparation à la pandémie de Covid n’est pas en train de conduire à une planification sérieuse pour mieux se préparer à la prochaine pandémie. La guerre en Ukraine, aggravant les chocs d’approvisionnement post-pandémiques, pourrait annoncer de nouvelles instabilités géopolitiques. Et le somnambulisme à travers la crise environnementale rendra prévisibles, voire inévitables, les perturbations sociales répétées telles que les sécheresses, les inondations, les pénuries alimentaires et la réponse à l’afflux de réfugié.e.s environnementaux et environnementales.

Avant tout, nous devons intervenir car chaque crise est à la fois un moment de dangers et d’ouvertures. Il est de la responsabilité de la gauche non seulement d’essayer de limiter les dégâts, mais de travailler pour un monde nouveau. Ces moments de discussions politiques plus intenses sont des occasions d’approfondir la compréhension du monde capitaliste dans lequel nous habitons et d’agir pour construire le pouvoir social qui pourra le remplacer.


Sam Gindin a été directeur de recherche des Travailleurs et travailleuses canadien.ne.s de l’automobile de 1974 à 2000. Il est co-auteur (avec Leo Panitch) de The Making of Global Capitalism (Verso), et co-auteur avec Leo Panitch et Steve Maher de The Socialist Challenge Today, l’édition américaine augmentée et mise à jour (Haymarket).

Sam Gindin

Chargé de cours à l’Université York,
Membre du Socialist Projet,
Ancien assistant au Président des TCA

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