Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

Irak-Syrie : Chaos et intervention au Proche Orient

Je crois qu’il convient de rappeler d’emblée quel est le véritable plan étasunien pour le Proche Orient et le reste de la planète : imposer sa domination mondiale à travers des gouvernements locaux « démocratiques », et cela avec les applaudissements et l’admiration, non seulement des classes dirigeantes, mais aussi des populations soumises.

Pour leur malheur, comme le soulignait Périclès dans son fameux discours aux Athéniens pendant la Guerre du Péloponnèse ; on ne peut être bon, démocratique et hégémonique en même temps. Un empire est comme une « tyrannie » et s’il est injuste de la défendre, il est encore plus dangereux de l’abandonner. Il faut, disait le grand stratège grec, renoncer à tout « désir de bonté et de tranquillité », à partir du moment où notre domination devient déjà inséparable du « risque de souffrir des haines que nous avons suscité dans l’exercice du pouvoir ».

Le véritable plan étasunien – celui d’articuler hégémonie, démocratie, stabilité et admiration – est donc impossible et il a cédé la place au douloureux « petit plan », celui destiné à conserver l’hégémonie en contrôlant sur le terrain les effets introduits (les « haines » suscitées) pendant son « exercice ». L’empire est une tyrannie qui tyrannise aussi le tyran, qui est obligé de commettre des « injustices » - alors qu’il voulait être admiré – et à accentuer, à chaque intervention concrète, les marges d’erreur. Ainsi ont basculé les « empires classiques », et ainsi bascule également l’empire étasunien. Et cela parce que les plans utopiques de domination sans résistance se heurtent maintes et maintes fois aux multiples résistances réelles, celles des classes dirigeantes et des classes populaires, qu’il faut alors désactiver ou exploiter dans chaque cadre concret.

Sans compter également – facteur qu’on oublie bien souvent – les propres divisions dans les rangs « impériaux », la pression des opinions publiques métropolitaines et le poids de l’Histoire – avec majuscule – dans les « seconds mandats » des présidents étasuniens.

Erreurs criminelles et crimes erronés

Ce que je veux simplement dire ici, c’est que l’intention des Etats-Unis n’est pas de commettre des crimes mais de conserver sa domination. S’ils commettent des crimes, c’est parce que, là où il y a des résistances, ces crimes semblent à leurs dirigeants la forme « adéquate » de défendre leurs intérêts. Et parce qu’il y a des résistances et que le but de la domination est auto-conservateur, les Etats-Unis commettent aussi des erreurs, en plus de leurs crimes. Pour paraphraser Fouché, ils commettent ainsi des crimes qui sont parfois des erreurs (du point de vue « impérial » de la conservation de la domination) - il serait presque rassurant que les plus puissants commettent des crimes mais ne se trompent jamais !

La politique des Etats-Unis au Proche Orient prouve que ses erreurs sont presque plus dangereuses que ses crimes. Qu’il soit bien clair que je parle ici de crimes du point de vue de l’éthique et du droit, et d’erreurs à partir de la perspective de la pure conservation de l’hégémonie. Par conséquent, la considération des « actions morales » en tant qu’éléments d’une boîte à outils plus ou moins fonctionnelle n’est pas la mienne. Mais si nous jugeons la politique étasunienne en termes de pure fonctionnalité, on peut dire que dans la dernière décennie les gouvernements des Etats-Unis ont commis certains crimes erronés et certaines erreurs non directement criminelles.

L’invasion de l’Irak par l’administration Bush en 2003 fut l’un de ces crimes malavisés. A la destruction de vies et de biens matériels suivirent ensuite d’autres « erreurs » des occupants : le démantèlement de l’armée et des institutions, l’établissement d’une « démocratie » sectaire, l’encouragement à la cupidité et à la corruption et, à partir de 2006, avec la victoire électorale de Al-Maliki, la paradoxale et croissante cession d’influence à l’Iran. Les conséquences de ces erreurs sont largement connues et sont en bonne mesure responsables de l’actuelle « révolte sunnite » et de l’alliance contre nature entre Daesh (EIIL en anglais) et les anciens membres ou sympathisants du parti Baas (que l’écrivain libanais Elias Khoury appelle « Baesh »).

A tous ces crimes-erreurs s’est ajouté un autre qui prétendait précisément les corriger. Il paraît clair aujourd’hui que, du point de vue étasunien, la « bonne action » d’Obama en 2010, avec le retrait de ses troupes et la cession de ses bases en Irak, ajoute des difficultés à son rôle dans la région. L’accord tacite avec l’Iran pour combattre l’EIIL sans qu’il y ait une action commune publiquement concertée, ni une nouvelle occupation - écartée comme trop désastreuse par les deux parties -, doit être concilié avec les pressions de l’Arabie Saoudite destinées à obtenir des concessions pour la « rébellion sunite » ; à l’intérêt israélien d’augmenter et d’administrer le chaos, au protagonisme croissant des Kurdes irakiens et aux craintes de la Turquie.

Quoi qu’il fasse, qu’il intervienne ou qu’il n’intervienne pas - et même si les Etats-Unis sont engloutis dans les entrailles de la terre - il sera toujours facile pour celui qui le veut de prouver que tout était un « plan préconçu par Washington » (le plan de faire le plus de dégâts possibles). Mais il suffit d’un minimum de rigueur et de bon sens dans l’analyse pour comprendre que l’administration Obama a peu d’options et qu’elles sont toutes mauvaises. Elle est obligée de décider depuis le sommet d’une montagne d’erreurs si élevée que, même si elle commet de nouveaux crimes, ou même si elle n’en commet pas de nouveaux, elle ne peut de toute façon que commettre de nouvelles erreurs – que les peuples de la région vont, à l’évidence, devoir payer.

Le chaos irakien dans le miroir syrien

Ce qui se passe en Irak est inséparable de ce qui se passe en Syrie depuis le mois de mars 2011. Et dans ce cas-ci, il faut dire (toujours du point de vue de la domination des Etats-Unis) que, si en Irak les Etasuniens ont commis un crime qui fut une erreur, en Syrie ils ont commis l’erreur de ne pas commettre un crime. En 2003, il n’y avait de révolution populaire en Irak, le dictateur Saddam Hussein n’était pas en train de massacrer son peuple - du moins pas à ce moment là - et il n’avait pas d’armes de destruction massive. En 2011, une révolution populaire a éclaté en Syrie, le dictateur Bachar Al-Assad n’a pas cessé un instant de massacrer son peuple et, outre qu’il possède des armes chimiques, il est quasiment certain qu’il les a utilisées contre sa propre population. Si dans un cas il n’y avait aucun prétexte valide pour une intervention militaire, dans l’autre il y en a presque trop. Si dans un cas on a inventé les prétextes et que dans l’autre on les a ignoré, c’est parce que – à l’évidence – l’administration Bush voulait intervenir à tout prix en Irak tandis que l’administration Obama voulait éviter à tout prix l’intervention en Syrie.

Obama a ignoré Périclès et a cru qu’il pouvait corriger les erreurs de Bush et passer dans l’Histoire comme un homme de paix, sans comprendre que « l’empire » est une « tyrannie » à laquelle on ne peut pas échapper. En Irak et en Syrie, le résultat est au final le même. L’occupation étasunienne en Irak a provoqué le chaos qui, depuis 2003, a « parasité » (une bonne expression de Tino Burgos) le djihadisme d’Al-Quaeda et de sa scission EIIL, tandis que la non-intervention des Etats-Unis en Syrie, qui a permis « l’occupation » du pays par Bachar Al-Assad, le Hezbollah et l’Iran, a également provoqué le chaos que est en train de « parasiter » aujourd’hui – en suçant le sang d’une révolution démocratique qu’ils ont contribué à tuer – les sinistres miliciens de Daesh, tolérés (si pas encouragés) par le régime de Damas lui-même.

Si on veut faire porter toute les fautes aux Etats-Unis, sachons qu’en Irak ceux-ci sont coupables parce que Bush a envahi militairement le pays ; mais qu’en Syrie, la faute est d’Obama (échaudé par l’expérience irakienne et craignant pas moins, ainsi qu’Israël, l’instauration une démocratie en Syrie qu’une avancée de l’islamisme radicale) parce qu’il a à peine armé les seuls qui pouvaient à un moment vaincre Bachar et les djihadistes.

Si nous voulons vraiment ne pas être aveuglés par l’anti-impérialisme primaire et répartir les responsabilités pour la situation de guerre et de violence sectaire qui règnent aujourd’hui dans la région, il faut alors ajouter à la responsabilité des Etasuniens - qui ont envahis l’Irak - celle de Bachar Al-Assad - qui a « envahi » son propre pays. Mais aussi celle de ses alliés – Russie, Iran, Hezbollah, Al-Maliki -, qui jettent de l’huile sur le feu du sectarisme pour protéger des régimes immondes ; celle de l’immonde Arabie Saoudite, qui finance sous le manteau des groupes criminels contre l’Iran - tandis qu’elle soutien des coups d’Etats contre les Frères Musulmans en Egypte et en Libye - ; celle de la Turquie - qui, à l’encontre des droits légitimes des Kurdes, encourage les alliances contre nature et les divisions entre les Kurdes eux-mêmes - ; celle d’Israël - sans cesse plus isolée et donc potentiellement plus dangereuse. Et, enfin, celle de toutes ces puissances et sous-puissances (y compris l’impotente Union européenne) qui ont fait tout leur possible, de façon plus ou moins consciente, pour conduire la région à un chaos « que personne ne contrôle » (Elias Khoury) et qui, d’une certaine manière, satisfait tout le monde car il « fait taire la voix des révolutions populaires arabes ».

Un chaos dans lequel – j’insiste sur cela avec Khoury - « les vides que laissent les Etasuniens » sont occupés par des acteurs qui n’amènent avec eux que des « projets d’ordre sectaire et religieux » ou « des rêves impérialistes ». Contre la démocratie et la dignité, contre les droits des peuples, le « chaos » impose un nouvel ordre géostratégique régional d’équilibre sauvage dans lequel l’Arabie Saoudite, l’Iran, le Qatar, la Turquie, la Russie et même la Syrie assadienne, et bien entendu les Etats-Unis, vont se résigner à « s’entendre » pour éviter toute démocratisation de la région. Malheureusement, cette entente ne va pas seulement sacrifier les principes et les droits ; elle va sacrifier aussi de nombreuses vies. Quant à Israël, qui tourne en roue libre, elle continuera à être, ensemble avec Daesh, la force anti-démocratique la plus fanatique et irrationnelle de la région, ainsi que la plus dangereuse, comme elle le démontre ces derniers jours en Cisjordanie et à Gaza.

Pour les principes, les droits et les vies

Il y a eu une époque où les Etats-Unis semblaient pouvoir imposer leur puissance incontestable à leurs alliés et à leurs ennemis. Après trois décennies de crimes et d’erreurs, souvent indiscernables entre eux, on peut dire que les Etasuniens n’auront jamais été autant à la remorque de toutes ces forces régionales, alliées ou rivales, qui combattent les peuples avec non moins d’efficacité que Washington.

Que faire d’un point de vue de gauche ? Ne pas nous laisser aveugler par le militantisme schématique et opter, cela va de soi, pour les principes, les droits et les vies. Et pour tous ceux qui l’ont perdue et la mettent en jeu – la vie – pour défendre les principes et les droits.

Il est fréquent que les révolutions soient vaincues, et il est normal qu’à gauche, face à une défaite, on exprime notre sympathie aux vaincus et notre solidarité aux victimes. Ne faisons pas une exception avec le monde arabe, où, les uns et les autres – presque tous – nous finissons par oublier, comme nous le reproche avec raison Leila Nachawati, les luttes héroïques quotidiennes de la société civile en Syrie et en Irak, mais aussi en Egypte et en Libye, et partout ailleurs contre l’éventail varié de monstres qui veulent nous voler la vie et la dignité. 



Source :
http://www.cuartopoder.es/tribuna/caos-e-intervencion-en-oriente-proximo/6029#postcomment

Traduction française et intertitres pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

Santiago Alba Rico

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