Tiré d’À l’encontre.
Aujourd’hui, c’est le troisième des trois jours de protestations et de grèves annoncés en Iran [5, 6 et 7 décembre]. Ce n’est pas une coïncidence si c’est aujourd’hui le dernier jour, car en Iran, aujourd’hui, c’est la « Journée des étudiants », qui rappelle les événements de 1953, lorsque le 7 décembre les étudiant·e·s de l’Université de Téhéran ont protesté contre la visite du vice-président Nixon et la reprise des relations avec la Grande-Bretagne. Quatre mois plus tôt, les Etats-Unis et le Royaume-Uni avaient orchestré un coup d’Etat en Iran contre le Premier ministre Mossadegh [du 21 juillet 1952 au 19 août 1953], qui voulait nationaliser l’industrie pétrolière.
Depuis cette année-là, le 7 décembre a été déclaré Journée des étudiants et ils sont descendus dans la rue pour protester contre la dictature intérieure et la domination étrangère de l’Iran. Je pense que ce symbolisme souligne que les manifestations de ces deux mois et demi s’inscrivent dans cette longue tradition de lutte collective des Iraniens et Iraniennes pour leur liberté. En tant qu’historien, je suis toujours intéressé par ce qui s’est passé dans le passé, mais nous n’avons pas le temps de nous plonger dans cette histoire. Cependant, il est important de voir qu’elle embrasse, en, fait l’ensemble du XXe siècle. L’Iran a connu sa première révolution et la première révolution au Moyen-Orient en 1906, la révolution constitutionnelle, qui était également dirigée contre l’oppression intérieure et la domination étrangère. Mais ce qui est important dans les manifestations et les protestations de ces deux mois et demi – nous entrons sous peu dans le troisième mois – c’est qu’elles signifient vraiment un changement de mentalité chez des millions d’Iraniens et d’Iraniennes et une rupture dans l’histoire de la République islamique.
Pourquoi en est-il ainsi ? Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de protestations auparavant. Nous avons vu des protestations de masse en Iran en 2009, lorsque 3 millions de personnes ont manifesté dans les rues de Téhéran [à l’occasion de l’élection frauduleuse d’Ahmadinejad]. Mais il s’agissait surtout de droits politiques. Le principal slogan était « Où est mon vote », car les élections avaient été frauduleuses. L’idée était que le système pouvait être réformé en faisant pression sur lui depuis la base, par des manifestations et des protestations [les manifestants soutenaient le candidat dit réformiste Mir-Hossein Mousavi].
Comme tout mouvement social, ces manifestations ont amalgamé des personnes de tous horizons : des travailleurs et des membres de la classe moyenne. Mais la force dominante dans ces manifestations était la classe moyenne. En 2017 et 2018, des épisodes de protestations se sont développés contre la croissante hausse des prix. Et des protestations similaires ont éclaté en novembre 2019, lorsque le gouvernement a réduit les subventions sur le carburant. Ces manifestations se sont déroulées dans tout le pays, mais ont impliqué principalement des travailleurs sans emploi, des travailleurs appauvris occupant des emplois très précaires.
Les slogans étaient donc principalement socio-économiques, même s’ils comportaient évidemment aussi des revendications politiques. Je pense que la signification des manifestations actuelles est qu’elles indiquent la fusion des revendications de liberté politique, de justice sociale et de libertés culturelles.
Cette fusion ne se produit pas uniformément. Je reviendrai sur ce point plus tard. Cependant, je pense que nous assistons à l’émergence d’une coalition fragile entre les jeunes de la classe moyenne et les travailleurs dans le cadre de zones urbaines. Ils se rassemblent et demandent un changement fondamental de l’ensemble du système politique. C’est pourquoi j’appelle cela un soulèvement avec une perspective révolutionnaire.
J’utilise cette formule non pas parce que je ne veux pas que ce soit une révolution. Je la souhaite vivement. Mais je pense que si le soulèvement est entré dans une dynamique révolutionnaire, nous ne sommes pas encore au milieu d’une révolution. Pour que cela se produise, nous devons voir des manifestations beaucoup plus importantes dans les rues d’Iran. Actuellement, elles rassemblent des dizaines de milliers de personnes. Je pense qu’elles doivent rassembler des centaines de milliers et probablement des millions de personnes, et aussi intégrer réellement les travailleuses et travailleurs d’Iran dans le mouvement au travers de grèves de masse. Et pour que la révolution ait lieu, il faut aussi que les fractures se multiplient au sommet du régime, afin qu’il puisse s’effondrer et ouvrir un espace au mouvement révolutionnaire.
Je pense que nous assistons à toutes ces dynamiques, mais nous en sommes à un stade précoce. Nous assistons sans aucun doute à une évolution dans cette direction. Ce qui est clair, c’est que le fossé entre la société et le régime a atteint un niveau ingérable. Je ne pense pas qu’il soit possible de revenir à l’époque précédant le début de ces manifestations, car un mur de peur s’est effondré. Les gens restent dans les rues, malgré une répression massive. Plus de 18 000 personnes [19 000 à cette date] ont déjà été arrêtées et emprisonnées. Plus de 470 personnes ont été tuées dans la rue. Aujourd’hui, j’ai entendu dire que neuf personnes, probablement 11, ont été condamnées à mort [selon Amnesty International, 28 autres personnes, dont trois mineurs, risquent le même sort].
Le régime essaie donc d’intimider les gens, mais cela ne fonctionne vraiment pas. Pour les mois à venir, je m’attends à un changement vers une stratégie qui combine répression et un certain niveau de concessions afin d’essayer de calmer la situation. Jusqu’où iront ces concessions, je ne le sais pas. En effet, les éléments clés du régime doivent trouver un équilibre entre la rue et les partisans de la ligne dure, principalement l’ayatollah Khamenei, qui est le Guide suprême de l’Iran.
Les protestations ont déjà remporté quelques victoires. Il y a eu un changement de mentalité autour des représentations et du symbolisme des femmes, par exemple. Non seulement les femmes sont au premier plan de ces manifestations, mais les droits des femmes sont au premier plan de leurs revendications. L’image des femmes dans les manifestations n’est pas celle d’une victime de ce système. Au contraire, elle montre des femmes qui sont fières d’être à l’avant-garde des manifestations. La permanence de la protestation est donc très importante.
Ensuite, nous avons également la dynamique de ces protestations. Ce qui est important pour le succès de ces manifestations, comme je l’ai déjà mentionné, c’est qu’elles impliquent des secteurs plus importants de la population, car ce qui s’est passé jusqu’à présent est assez inégal. Nous avons eu des hauts et des bas dans le nombre de protestations au cours des deux derniers mois et demi. Toutefois, deux éléments ont entretenu la flamme pour ainsi dire. L’un d’entre eux est constitué par les universités, où nous assistons aujourd’hui encore à des protestations. Par exemple, aujourd’hui [7 décembre], les étudiant·e·s de l’université Allameh Tabataba’i ont défilé avec le slogan : « Nous sommes les enfants des travailleurs, nous nous tiendrons aux côtés des travailleurs » et « Unité étudiants-travailleurs, unité ». C’est donc très important. Les universités sont des lieux clés d’organisation parce qu’il y a des réseaux d’organisation où les étudiants se rencontrent, se rassemblent et poursuivent la mobilisation.
L’autre endroit important qui a permis aux manifestations et aux protestations de se poursuivre, malgré les hauts et les bas, est la région kurde, où la répression a également été la plus sévère. C’est à nouveau parce qu’il y a une tradition d’organisation politique et d’organisation syndicale dans les régions kurdes. Les grèves y ont donc également été plus massives. Et ce sont ces facteurs qui permettent au mouvement de se poursuivre. Mais le défi consiste à développer les grèves de masse en Iran. Je pense que nous en voyons des signes très positifs ces derniers jours. Nous avons vu, par exemple, des grèves de commerçants dans quarante villes d’Iran. Evidemment, cela ne signifie pas que tous les commerçants de ces villes sont en grève, mais des segments importants d’entre eux y participent. L’Iran compte 340 villes de plus de 20 000 habitants. Dans près de 10% de ces villes, il y a eu des grèves des commerçants.
Il y a eu quelques grèves dans le secteur industriel au début des protestations, principalement par des travailleurs du pétrole sous contrat intérimaire, plutôt que des travailleurs avec des contrats indéterminés. Ce serait un changement important si ces derniers se mettaient en grève. Nous avons vu des protestations dans l’usine sidérurgique d’Ispahan et par certains travailleurs de l’industrie automobile. Mais nous n’avons pas vu de grève de masse dans le secteur industriel. Et dans le secteur des services, nous avons vu les débuts de grèves des enseignant·e·s. C’est d’ailleurs très important, car la majorité des travailleuses sont employées dans le secteur des services en Iran, dans le domaine de la santé et de l’éducation. L’Iran a l’un des plus faibles taux de participation des femmes à la population active, soit 18% seulement. Par conséquent, les protestations ne sont pas seulement motivées par le désir de se débarrasser des restrictions sociales en termes de code vestimentaire, mais aussi par le type d’expériences vécues par les femmes dans l’espace public et sur le lieu de travail. Près de 60% des étudiant·e·s iraniens sont des femmes, mais lorsqu’elles essaient d’entrer sur le marché du travail, elles sont confrontées à toutes sortes de lois discriminatoires et au sexisme sur le lieu de travail. Elles se battent donc contre cela aussi.
Je voudrais enfin évoquer les obstacles qui empêchent actuellement les grèves de se transformer en grève générale. L’un d’eux est l’absence d’organisation. Le gouvernement s’est efforcé d’empêcher l’émergence d’une organisation nationale. Mais je pense qu’il y a des initiatives importantes dans les réseaux informels de travailleurs au sein de divers secteurs, tels que les enseignants et les travailleurs du pétrole. Dans les mois à venir, ces derniers pourraient se coordonner, collaborer et consolider les grèves alors que les protestations perdurent.
L’autre facteur est la terrible situation économique de l’Iran. J’ai été en contact avec un certain nombre de travailleurs qui ne sont pas en grève, qui m’ont tous dit « nous ne faisons pas grève parce que nous ne pouvons pas vraiment faire grève, faute de fonds de grève ». Ils n’ont pas les ressources pour faire grève en raison de leur pauvreté extrême. Cette pauvreté a été accélérée par la mauvaise gestion et les politiques néolibérales de l’Etat, mais aussi par les sanctions économiques qui ont été imposées à l’Iran. De cette façon, les sanctions sapent le pouvoir de contestation des travailleurs, qui seraient autrement beaucoup plus confiants pour organiser des grèves de masse.
Le troisième problème réside dans le manque de revendications de justice sociale dans le mouvement actuel. De nombreux slogans portent sur les libertés politiques et, à juste titre, sur les libertés sociales et culturelles. Mais je pense que la justice sociale doit également être au cœur des slogans, afin de donner aux travailleurs et travailleuses la confiance que si une révolution émerge, l’élite islamique ne sera pas remplacée par des élites laïques qui poursuivront les politiques néolibérales que nous observons dans les pays européens, aux Etats-Unis, mais aussi au Moyen-Orient, en Egypte et dans d’autres pays. Je pense que la possibilité d’accroître la présence de ces revendications existe, parce que manière souterraine, au niveau des quartiers, les gens lancent des slogans de justice sociale. Les travailleurs le font, et c’est pourquoi le mot d’ordre des étudiants sur l’unité étudiants-travailleurs est important.
Malheureusement, en dehors de l’Iran, nous voyons les dirigeants politiques de l’Occident tenir un discours différent. Les représentants du mouvement qui sont en accord avec la politique néolibérale sont préférés par l’Occident. Par conséquent, nous n’entendons pas assez l’opposition iranienne qui met en avant ces slogans et qui s’affronte à la répression. C’est pourquoi je voudrais terminer mon introduction en pensant à Leila Hosseinzadeh, qui est en prison. C’est une militante de gauche, une étudiante militante, un membre de l’Union des étudiants et une organisatrice de la solidarité avec les travailleurs. Sa santé est dans un état terrible au moment où nous parlons. Elle doit être libérée [elle a été arrêtée le 20 août 2022 et cela pour la troisième fois ; elle a été chaque fois battue et maltraitée par les forces de sécurité]. J’appelle donc tout le monde à mentionner son nom dans les publications sociales et dans l’espace public afin de s’assurer que l’on prête suffisamment attention aux personnes actuellement emprisonnées en Iran. (Article édité par Anne Alexander et publié par Mena Solidarity Network, le 16 décembre 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)
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