Édition du 23 avril 2024

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Économie

Le libéralisme économique contre la démocratie ?

On confond souvent par les temps qui courent libéralisme, en particulier économique et démocratie. Les deux sont présentés comme les deux faces d’une même médaille, en particulier par les idéologues rétrolibéraux. Le libéralisme est vu comme l’indispensable complément de la démocratie et l’intervention de l’État, surtout en matière sociale, comme une prémisse du « totalitarisme ». On peut y lire entre les lignes : une protection des riches contre la « dictature de la majorité », c’est-à-dire des pauvres et des gens ordinaires qui pourraient être tentés de contester les privilèges des classes dominantes.

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Commençons par définir les termes en présence : le libéralisme est la doctrine selon laquelle la liberté d’expression, d’action (légale) et d’entreprise constitue un des piliers de la société. On pourrait ajouter que le droit au profit en fait partie intégrante.

La démocratie elle, est la loi de la majorité et le pouvoir pour elle de décider des grandes orientations politiques, économiques et sociales d’un pays par l’intermédiaire d’élus délégués à cette fin, du moins dans une vue idéale des choses.

Les deux (libéralisme et démocratie) paraissent s’appuyer mutuellement au point que cette thèse prend aujourd’hui figure d’évidence. Se pose bien sûr une délicate question d’équilibre entre eux, un équilibre souvent fragile comme tous les arrangements politiques et constitutionnels fondamentaux.

Historiquement, le libéralisme a précédé la démocratie. Par exemple, en Grande-Bretagne, alors que le capitalisme marchand et plus tard industriel prenait son envol au dix-huitième et dix-neuvième siècles et que le libéralisme politique se répandait, la démocratie, elle (si on la ramène à la seule dimension du droit de vote) n’a démarré que beaucoup plus lentement. Pendant la majeure partie du dix-neuvième siècle, la Grande-Bretagne était une puissance libérale mais guère démocratique. Ici même au Bas-Canada, si le régime politique était relativement libéral et le droit de vote étendu, la population se heurtait à un exécutif non élu ce qui a entraîné les insurrections de 1837-1838. En Europe occidentale ( et ce y compris en Grande-Bretagne), ce qu’on appelle la démocratie fut longtemps censitaire ; il fallait posséder un certain revenu pour accéder au droit de vote. Un revenu plus ou moins élevé, tout dépendait des pays.

Ouvriers, paysans pauvres et artisans ne bénéficièrent que très tardivement du droit de vote, et ce après des luttes intenses contre les politiciens qui redoutaient cette revendication. Le droit de vote ne se généralisa qu’à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième ; et encore ne s’agissait-il que du suffrage masculin. Les femmes n’arrachèrent ce droit, après bien des pressions que durant la première moitié de ce siècle. Au Canada, les premières femmes à pouvoir voter le firent au fédéral de 1918 (les épouses de soldats) et ce droit fut étendu à la plupart des autres en 1921. On Ontario, elles l’obtinrent en 1916 ; il faut signaler que la dernière province à le leur accorder fut le Québec en 1940 sous le gouvernement libéral d’Adélard Godbout. Elles purent l’exercer aux générales de 1944. En France, ce fut en 1946.

De nos jours, le droit de vote est quasi universel en Occident. On pourrait donc en conclure à première vue que l’avenir de la démocratie est assuré. Et pourtant...

La démocratie ne repose pas seulement sur l’égalité juridique formelle entre citoyens et citoyennes mais aussi (et surtout) sur toute une série de facteurs divers découlant du statut professionnel, du revenu et de la classe sociale. Les babouvistes sous la Révolution française en appelaient à « l’égalité des jouissances ».

Le droit de vote est une condition nécessaire pour qu’on puisse qualifier un régime politique de démocratique, mais pas suffisante.

Il existe et existera toujours une certaine distance entre le politicien ou la politicienne d’une part, et l’électeur ou l’électrice d’autre part, et ce quelle que soit la nature du régime politique.

Cependant, depuis une quarantaine d’années cette distance entre responsables politiques et administrés s’accentue à vue d’oeil, en dépit des Chartes des droits et libertés. On pourrait presque parler de divorce entre les deux groupes, une séparation entamée par la classe politique.

Pourquoi ? Parce qu’avec la poussée brutale du libéralisme économique nouveau genre (qui se traduit par des privatisations, des délocalisations d’entreprises, des compressions budgétaires étatiques étendues et arbitraires et la diminution de plusieurs services publics), l’électorat est largement dépossédé de tout pouvoir réel sur les décisions politiques qui l’affectent dans sa vie quotidienne. Les scrutins se réduisent de plus en plus à un simple rituel entre partis interchangeables sur les éléments fondamentaux de la politique économique, fiscale et sociale.

Les gens sont taraudés par par un sentiment d’impuissance politique et d’être victimes d’un marché de dupes.

Un certain contrat social entre électeurs, électrices et politiciens et politiciennes a été rompu unilatéralement au cours de la décennie 1980 par les seconds, qui se sont laissé circonvenir par les rétrolibéraux et qui ont renié en tout ou partie la social-démocratie mise sur pied entre 1950 et 1974, sans l’avouer ouvertement. La promesse de justice redistributive propre à l’après-guerre et qui fut plus ou moins tenue jusqu’à la fin des années 1970 a été reniée depuis par les responsables politiques au profit de politiques restrictives qui favorisent les membres de la sphère financière.

Pour résumer, le libéralisme économique a pris le pas sur la véritable démocratie dont il pervertit les principes de base ; en effet, il détourne le pouvoir de décision du peuple en faveur d’intérêts économiques dominants qu’il masque et défend en même temps. Mais avec le temps, la population est devenue toujours plus critique envers ces orientations qui lui sont défavorables, mais elle se heurte à des classes politiques têtues dont la majeure partie refuse toute remise en question du système rétrolibéral, du moins sur le fond. Et les alternatives ne sont pas évidentes pour la plupart des électeurs et électrices, ce qui explique l’actuelle confusion idéologique qui règne dans bien des pays. En effet, les vues tranchées et doctrinaires ont ceci de paradoxal qu’elles entraînent souvent beaucoup de confusion chez les gens. Les solutions alternatives ne sont pas simples ni claires.

Le capitalisme a retrouvé depuis trois ou quatre décennies une partie de sa violence originelle, en dépit de la volonté contraire d’une bonne partie des électorats nationaux. Le droit de vote généralisé n’y a rien changé, ce qui rend compte du désabusement, de la colère et du recours à l’action directe (les gilets jaunes en France, la crise étudiante au Québec en 2012) de la part de fractions de la population parmi les plus affectées par les politiques sociales rétrogrades d’inspiration rétrolibérale.

Après tout en matière sociale, c’est la liberté qui opprime et la loi qui libère. Mais quand le libéralisme économique l’emporte sur les intérêts économiques et sociaux de la majorité de la population, la démocratie ne peut que reculer.

Jean-François Delisle

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