Édition du 26 mars 2024

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Livres et revues

Autobiographie d’un militant du Syndicat du verre de la FGTB

« L’Epopée des Verriers du Pays Noir »

Suivi du Chapitre VIII - 1973. Dix jours qui ébranlèrent le pouvoir patronal

Dans son livre autobiographique, qui vient de paraitre, André Henry nous livre le récit de sa vie militante. Ouvrier dès l’âge de quatorze ans, délégué principal de la Centrale Générale (centrale sectorielle rassemblant notamment les travailleurs du verre du syndicat socialiste FGTB) à Glaverbel-Gilly, durant les années 1970 et début ’80, André Henry nous fait connaitre ou remémorer une des plus belles pages de l’histoire du mouvement ouvrier belge d’après-guerre.

Dans cette chronique d’une lutte de classes, André Henry retrace l’épopée du long combat des travailleurs de Glaverbel contre la multinationale BSN-Gervais-Danone, bien décidée, début des années 1970, à procéder au démantèlement de sa branche verrière en Belgique, en commençant par le « bastion » syndical du siège de Gilly, dans la région de Charleroi, en plein "pays noir". Pendant une vingtaine d’année, les travailleurs de Glaverbel-Gilly, avec leur nouvelle délégation animée par André Henry, ont construit un syndicalisme de combat et démocratique, basé sur le meilleur de la tradition ouvrière, un syndicalisme qui a été insufflé dans l’ensemble du secteur verrier carolorégien.

S’il reste encore aujourd’hui une industrie du verre dans la région et en Belgique, si les « excédentaires » de Glaverbel-Charleroi ont obtenu le maintien de leur salaire intégral pendant dix ans, suite aux accords « historiques » arrachés par les verriers de Glaverbel-Gilly en 1975, c’est bien grâce au programme, aux méthodes de lutte, à la créativité, la ténacité et l’insolence de ces travailleurs.

Cette chronique de lutte de classes, c’est aussi le récit de vie émouvant, truffé d’anecdotes parfois cocasses, d’un militant sincèrement engagé tant sur le plan syndical que politique.
Dans cet itinéraire personnel et collectif, André henry, aujourd’hui pensionné mais toujours actif, apporte, avec clairvoyance, conviction et modestie, un éclairage pour les combats actuels. Nul doute que celles et ceux qui luttent pour que le monde change de base, trouveront dans son livre des sources d’inspiration. Car une chose essentielle y transparait : sans mobilisation en profondeur du monde du travail, sans unité de classe, donc sans démocratie ouvrière et syndicale, il n’y aura ni changement de cap, ni alternative anticapitaliste digne de ce nom.

Nous reproduisons ici un extrait de cet ouvrage, à propos de la première grève importante coordonnée par la nouvelle délégation emmenée par André en 1973. Une grève avec occupation et comité de grève à travers laquelle s’exprime joliment le syndicalisme de combat porté pendant des années par les travailleurs de Gilly. Une grève, à travers laquelle "l’insolence ouvrière" affronte "l’arrogance patronale"... et gagne la bataille ! Cette grève, et la façon dont les travailleurs l’ont menée, a été un épisode décisif pour tous les conflits qui sont venus par la suite, comme la grève nationale du secteur du verre en 1974, quand les 12.000 travailleurs ont occupé leurs usines avec comités de grève à travers le pays.

L’Auteur et les collaborateurs du livre
André Henry est aujourd’hui vice-président de la commission des prépensionnés et pensionnés de la Centrale Générale (FGTB) Charleroi Sud Hainaut.
Céline Caudron est licenciée en histoire et formatrice en éducation populaire.
Denis Horman est journaliste au périodique la Gauche.
Tous les trois militent au sein de la même organisation politique : la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR).

André Henry « l’Epopée des Verriers du Pays Noir »
Coédition Luc Pire/ Formation Léon Lesoil
204 pages
Disponible auprès de la Formation Léon Lesoil au prix promotionnel de 15 Euros (+ 3 Euros de frais de port).Pour un envoi postal, verser 18 Euros par exemplaire sur le compte de la Formation Léon Lesoil, rue Plantin 20 à 1070 Bruxelles.
IBAN BE09 0010 7284 5157 // BIC GEBABEBB- avec la mention « André Henry ».
Le livre est également en librairies.

Commentaires de lecteurs et informations sur les présentations publiques du livre en Belgique accessibles sur le site de la LCR : www.lcr-lagauche.org/category/rubriques/livre-andre-henry


Chapitre VIII
1973. Dix jours qui ébranlèrent le pouvoir patronal

En 1973, nous étions moins soumis aux décisions de la direction. Nous avions pris l’habitude de ne plus nous laisser faire. C’est ainsi que les repasseurs, chargés du contrôle de qualité des feuilles de verre, avaient refusé les nouvelles cadences imposées. Mais, en réaction, la direction avait confié cette tâche aux contremaîtres, ce qui était pour nous inadmissible. C’est dans ce contexte que, le 16 février 1973, un incident a déclenché la première grève avec occupation et élection d’un comité de grève à Glaverbel Gilly. L’enjeu, c’était l’imposition du contrôle ouvrier et la liberté d’action de la délégation syndicale.

Des excuses, une question de principe

Ce matin-là, en arrivant à l’usine, des travailleurs sont venus me dire qu’Auguste Nobels, l’ancien délégué principal discutait à l’étage des contremaîtres avec Jean Verschueren, un contrôleur du personnel de maîtrise. Je suis monté, Auguste était bien là. Comme je voyais que Verschueren était en train de contrôler la qualité du verre, je lui ai demandé ce que la direction lui avait exactement demandé de faire. Et il m’a répondu que cela ne me regardait pas ! Cette remarque poussa Nobels à rétorquer : « S’il te parle de cette façon, il faut te défendre, il faut qu’il te présente ses excuses »

La réponse du contremaître était effectivement inacceptable : nous avions le droit de savoir ce qu’il en était et je suis allé réclamer des explications aux supérieurs. Or, dans le courant de la journée, sous prétexte de cet incident, la direction m’a fait savoir que je ne pourrais plus remettre les pieds dans l’usine, parce que plus rien ne fonctionnait depuis que j’étais devenu délégué principal. Ils m’ont retiré ma carte de pointage. C’était un licenciement sur le champ. Un véritable coup de force ! La direction parlait même de me trainer devant le tribunal. Vers 15h, la délégation syndicale s’est réunie pour parler du problème avant de convoquer une assemblée pour expliquer ces deux événements : l’histoire du contrôleur et le fait que la direction veuille me renvoyer. Les travailleurs ont décidé de débrayer, sans préavis légal et malgré la paix sociale. Il fallait clarifier le fait que, face à l’autorité du patron, c’est l’autorité de la délégation syndicale qui compte pour les travailleurs.

La presse locale avait appelé cela « un incident entre le délégué principal et un contrôleur ». Mais, pour nous, c’était bien plus que cela. Les travailleurs avaient compris les enjeux. Demander des excuses au contrôleur, c’était obliger la direction à donner des informations nécessaires sur l’organisation du travail et le contenu du travail des chefs.

Dans cette histoire, Veschueren avait été manipulé par un groupe de contremaîtres qui travaillaient avec la direction et que nous avions combattu en novembre 1971 en solidarité avec les employés. Ces contremaîtres voulaient remettre le syndicalisme au pas, pour bien montrer qui était maître dans l’usine.

Les ferments d’une victoire : occupation avec comité de grève

Il fallait s’organiser en fonction de l’enjeu central du conflit. Quand on fait grève pour une augmentation de 5 francs de l’heure, si on n’obtient pas tes 5 francs mais 4,5 francs, c’est quand même une victoire. Mais, en ce qui concerne les excuses, on ne peut pas couper la poire en deux. C’était une grève de principe, remettant directement en cause l’autorité patronale et relative aux rapports de force dans l’entreprise. Il fallait donc s’organiser en conséquence. J’ai proposé l’occupation de l’usine et la création d’un comité de grève. La délégation a demandé aux travailleurs d’y réfléchir et de se prononcer lors d’une deuxième assemblée. Avant le vote, nous avons pris le temps nécessaire pour expliquer toute l’importance de ces deux méthodes de lutte : le comité de grève et l’occupation.

Le comité de grève n’est pas créé et élu par les travailleurs pour jeter les bases d’une autre organisation, en opposition à la délégation syndicale. Le combat entamé et surtout son issue allaient dépendre de la détermination et de la volonté de vaincre de l’ensemble des travailleurs. Et, au centre de cette volonté, se trouve justement l’auto-organisation de la lutte à travers un comité de grève. C’est primordial. Une grève pose plus de questions que le travail routinier de la délégation en temps normal. C’est un combat dans lequel tous les travailleurs doivent être impliqués. Les tâches qui se posent en période de grève sont telles que la délégation seule ne peut pas toutes les assumer. Le comité de grève, élu par tous les travailleurs, avec des représentants de tous les secteurs de l’entreprise, fonctionnant en liaison étroite avec les assemblées générales quotidiennes des grévistes qui le contrôlent et qui votent les décisions, est une arme redoutable pour soutenir l’auto-organisation de la lutte. La délégation syndicale proposait aussi de rester minoritaire au sein du comité de grève pour maintenir à la fois l’unité d’action et l’esprit d’efficacité dans le comité de grève lui-même. Si, dans la grève, un comité et une délégation fonctionnent en parallèle, deux lignes d’action peuvent co-exister, en risquant d’entrer en contradiction et donc d’affaiblir le mouvement de grève.

Les travailleurs réunis en assemblée ont vite compris l’importance et la nécessité de l’occupation de l’entreprise. Ce qui s’était passé après la grande grève nationale de 1960-1961, la retenue sur salaire de 1% pendant cinq ans, n’avait pas été oublié. L’occupation de l’usine s’imposait d’abord pour la protection de l’outil, pour couper court au chantage patronal du « Reprenez le travail ou nous arrêtons les fours ! » Un autre avantage de l’occupation était de permettre à tous les travailleurs de vivre le conflit minute après minute, d’être sur place en cas de coup dur, et d’échapper en partie, grâce à la lutte commune, aux pressions de toutes sortes et au poids de l’idéologie bourgeoise qui s’exerce à travers la presse. L’occupation est un acte politique que les grévistes posent face au patronat. Cette méthode de lutte entre directement en contradiction avec la propriété privée capitaliste et met en place un double pouvoir au sein de l’entreprise. La question se pose alors : qui est le maître dans l’entreprise, le détenteur du capital ou les travailleurs ?

La grève avec occupation a été votée à près de 100 % ! Les travailleurs venaient à l’usine comme s’ils venaient travailler et nous tenions des assemblées chaque jour. Ce qui nous permettait de ne pas faire les erreurs du passé, quand les grévistes perdaient leur combativité parce qu’ils restaient chez eux pendant le mouvement. Le 19 février, nous avons élu le comité de grève composé de 20 travailleurs de base et de six délégués. Ce comité avait pour tâche de coordonner la grève, d’organiser les piquets, de ravitailler les occupants, d’établir les contacts avec les autres entreprises, d’informer la presse et de rédiger les tracts ou encore de décider des mesures de maintien de l’outil. Tous ses membres, même sans mandat syndical, ont participé aux négociations. Mais il y avait aussi le fait que le comité de grève ne pouvait pas s’occuper de tout et qu’il n’était pas question de faire une grève en pantoufles : il fallait convoquer les conférences de presse, rédiger des tracts, organiser des manifestations, fabriquer des calicots, … Alors, en liaison avec le comité de grève, nous avons créé des commissions élues par l’assemblée des travailleurs : commission propagande, commission gestion de l’entreprise, commission finances. Aucun comité de grève organisé par les directions syndicales n’avait jamais été constitué sur des bases pareilles et pris une telle envergure. Nos revendications étaient précises : je devais rester dans l’entreprise, garder mes fonctions de délégué principal, sans oublier les excuses de la part du contremaître.

Je me rappelle de la première réunion avec la direction. C’était le lendemain de la première nuit d’occupation. Le patron est arrivé avec des membres de la direction du siège administratif de Boisfort. On a négocié jusqu’à 4h du matin le lendemain. Ils ne s’attendaient pas à ce que nous menions un tel combat, avec l’occupation de l’entreprise et la gestion de l’outil par les travailleurs eux-mêmes. Ils pensaient toujours que le chantage de 1961 pourrait fonctionner à nouveau. Ensuite, plusieurs autres réunions de négociations ont échoué. Nous avons finalement tenu une dizaine de jours.

Pendant tout ce temps, l’entreprise fonctionnait sous la direction du comité de grève. Nous contrôlions les entrées et sorties en organisant des tournantes pour permettre à un bon tiers de travailleurs de rester toujours dans l’entreprise 24 heures sur 24. Les contremaîtres ne rentraient plus, sauf pour les réunions, et l’un ou l’autre pour vérifier les machines à la production. Le comité de grève avait bien réfléchi à la façon de tenir en protégeant l’outil. On ne pouvait pas arrêter le verre en fusion ; on risquait des incidents. Alors, nous avons exercé notre propre contrôle sur la production du verre. En temps normal, les patrons font fabriquer des feuilles de verre de grande dimension qui entrent dans des formats standard, prêts pour les commandes. Pendant la grève, les travailleurs ont changé les outils pour faire en sorte que les feuilles de verre soient fabriquées hors standard et empêcher ainsi la direction de les vendre directement pendant la grève. Après la grève, le patron allait être obligé d’utiliser de la main d’œuvre, pendant les heures de travail, pour la découpe du verre aux formats standard. Pour éviter les sabotages, le comité de grève désignait aussi à tour de rôle une garde aux points stratégiques de l’usine, comme près de la vanne de mazout, à l’entretien des machines ou à l’approvisionnement des stocks.

Cette grève a eu un large écho ; on en a parlé dans les journaux et à la radio. La commission presse avait bien travaillé. Elle apportait nos résolutions aux journaux et s’arrangeait aussi pour obtenir des interviews, à la radio ou dans les journaux. Les délégations des autres sièges Glaverbel de la région de Charleroi, et même des sièges verriers de Houdeng, de Mol et de Zeebrugge sont venues étudier la manière dont la grève était organisée. Ça les préoccupait parce qu’ils ne savaient pas comment se battre dans leur propre entreprise.

Une belle victoire : les patrons obligés de se plier à nos méthodes

Cette grève coûtait cher à la direction qui devait continuer à payer les travailleurs du verre chaud puisqu’ils continuaient à travailler en fabriquant hors standard. Pour sortir de l’impasse, après plusieurs négociations qui n’avaient abouti à rien, le directeur de Boisfort m’a demandé si la grève allait encore durer longtemps. Je lui ai répondu : « Tant que nous n’aurons pas d’excuses, si elle doit durer cinq mois, nous la ferons durer cinq mois. ».

Alors, la direction a cédé et elle a demandé à Verschueren de me faire des excuses, m’a rendu ma carte et autorisé à reprendre mes fonctions dans l’entreprise....

Nous avons profité de cette grève pour demander que la délégation dispose de tous les moyens pour informer les travailleurs. La direction a donc reconnu par écrit que « la délégation syndicale a le droit d’exercer ses missions dans le cadre des statuts syndicaux avec les usages locaux en vigueur, c’est-à-dire les acquis imposés par la délégation syndicale, en particulier les assemblées générales régulières dans l’entreprise payées par le patron ». Et, parce que nous refusons la paix sociale, nous avons fait retirer la phrase suivante : « Il est reconnu que la direction donnera les recommandations adéquates à son personnel de maîtrise en vue de favoriser au mieux les relations avec la délégation syndicale. Cette dernière s’engage aussi à favoriser l’établissement de cette bonne relation, dans le cadre des conventions existantes ». Nous avons lu ce texte à l’assemblée et nous avons décidé de la reprise du travail le 23 février.

Verschueren avait fait ses excuses et la direction avait signé le texte. C’était une grande victoire. Les camarades étaient contents. C’était une revanche sur 1961, une revanche sur le 1% que nous avions cédé. Les camarades étaient fiers de l’action menée tous ensemble. Nous sommes rentrés dans l’entreprise, pour la première fois, en chantant l’Internationale, avec le drapeau rouge en tête. Avant de reprendre le travail, nous avons tenu une assemblée pour faire le point sur la situation.

Au lieu d’être renvoyé, j’avais, avec les travailleurs en lutte, imposé le respect de la délégation syndicale et le renforcement de ses prérogatives. Les contremaîtres n’étaient plus aussi fanfarons. Laboureur, on ne le voyait même plus. Après cette grève, le comité de grève de Glaverbel-Gilly a écrit la brochure Le comité de grève de Glaverbel-Gilly tire les leçons de sa victoire. Mon organisation politique a aussi sorti une brochure intitulée La démocratie ouvrière et syndicale : une arme pour un syndicalisme de combat. L’exemple de Glaverbel-Gilly. Denis Horman, qui était à l’époque permanent de la LRT, avait suivi ce conflit, du début à la fin. La LRT a organisé plusieurs conférences, à Charleroi, Liège, Anvers… pour populariser les leçons de la grève.

Un éclairage très utile

Avec ce conflit de 1973, nous avons prouvé qu’il est possible de réussir une grève en verrerie, contrairement à l’opinion des travailleurs depuis des décennies. La façon dont nous avions organisé le combat a frappé les esprits et a eu un large écho. Cela a donné des idées dans l’ensemble du secteur verrier, au niveau régional et national, comme aux glaceries de Courcelles. A Gilly, nous ne nous faisions plus avoir comme avant, nous nous sentions beaucoup plus à l’aise dans l’entreprise parce que nous avions établi un rapport de forces favorable. A la moindre attaque des patrons contre nos acquis, nous étions prêts à réagir, en confiance, comme cela s’est passé à l’arrêt du four en mai et avec les travailleurs du verre froid en fin d’année.

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