Édition du 16 avril 2024

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Les nôtres

L’économie désenchantée. Hommage à Michel Husson

La disparition subite de Michel Husson le 18 juillet est un choc à la mesure de la place singulière qu’il occupait dans le débat économique et dans la gauche anticapitaliste. Statisticien de haut vol, administrateur de l’Insee en poste durant près d’une décennie à la Direction de la prévision du ministère de l’Économie puis, à partir de 1990, à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), un organisme au service des syndicats, Michel Husson était surtout une des principales voix économiques de la gauche en France. Résolument marxiste, mais viscéralement rétif à toute forme de dogmatisme, il alliait depuis un demi-siècle rigueur d’analyse et lutte des classes.

24 juillet 2021 | contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/leconomie-desenchantee/

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Un économiste organique de la gauche et des mouvements sociaux

Économiste [de gauche], comme il s’affichait sur son profil twitter, c’est un destin forgé au croisement, d’une part, d’un devenir générationnel – « avoir 20 ans en 1968 aide à faire des choix assez tranchés », expliquait-il aux membres d’autisme-économie – et, d’autre part, d’une double inclinaison personnelle : « la préoccupation pour la société, et l’attirance pour la quantification mathématique ». Chez lui, le goût pour la précision empirique et la démystification des artifices techniques s’alliaient à un sens aigu de la bagarre politique, dans la conjoncture comme dans la théorie.

« À la fois, Docteur Jekyll et Mister Hyde« , économiste le jour, militant la nuit, Michel Husson fut un combattant clandestin du milieu des années 1970 jusqu’en 1995. Maxime Durand, Manuel Perez, Julien Delarue… Sous ces pseudonymes, il écrit d’innombrables contributions pour Rouge, Critique Communiste ou Inprecor, des publications liées à Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR). Ses analyses jouent dans cette organisation un rôle essentiel pour nourrir les débats d’orientation ainsi que la formation des militant·e·s, et ce, en particulier, via le groupe de travail économique (GTE), dont il est le pilier. À la suite des grandes grèves de novembre-décembre 1995, il décide d’intervenir au grand jour. Il assume un mandat au sein du Comité Central de la LCR puis intensifie son engagement dans les mouvements sociaux, notamment à Attac et à la fondation Copernic. Dans les années 2010, il rejoint les « économistes atterrés » et contribue régulièrement au site A l’encontre ainsi qu’au mensuel Alternatives Économiques.

Dépité mais facétieux, il consomme la rupture avec la Ligue pour le réveillon de Noël 2006, après 26 ans de militantisme. Dans le style direct qui le caractérise, il acte la responsabilité de cette organisation dans l’échec de la recomposition politique engagée suite à la campagne du Non au référendum de 2005 contre le projet de constitution européenne : « la direction de la LCR l’a entraînée sur une voie sectaire qui lui fait tourner le dos au mouvement de masse », dès lors « [son] mode d’intervention est devenu incompatible avec l’appartenance à une organisation qui fait le contraire de ce qu’[il] peu[t] raconter ». Il soutient par la suite les campagnes du Front de gauche et la candidature Mélenchon en 2017, sans toutefois rejoindre une organisation politique.

Les traces de son activité d’intellectuel organique rendent mieux compte de ce parcours que la description à grands traits que je viens d’en faire. L’essentiel, en effet, est son engagement infatigable et d’une intensité sans égale dans le débat public : rapports citoyens, articles de presse, notes techniques, livres, ouvrages collectifs, articles académiques, documents administratifs… Son site recense depuis 2001 entre 30 et 60 publications par an, qui attestent d’une activité débordante. Il n’est pas une évolution quelque peu importante de la conjoncture qu’il n’ait décryptée, pas une réforme libérale qui ne soit passée au moulinet de sa critique, pas une contribution économique d’ampleur à laquelle il n’ait réagi. De surcroît, il n’a cessé de défendre un programme de transition au-delà du capitalisme, affinant et actualisant inlassablement les arguments.

Face à tel un foisonnement, rendre justice à l’ampleur de cette œuvre et ce qu’elle représente pour le camp de l’émancipation sociale est impossible. Je me risquerai simplement à dégager des lignes de force qui sont autant de styles d’intervention, contribuant de manière différenciée à la bataille pour l’hégémonie.

Décryptage et désensorcellement

Armé de son bagage d’administrateur de l’Insee, Michel Husson a participé de manière décisive à l’élaboration des analyses des mouvements sociaux. Par exemple, il fut en 2014 la cheville ouvrière du rapport d’audit citoyen sur la dette publique de la France qui démontrait que 59% du montant de celle-ci était lié à l’effet boule de neige des taux d’intérêt et à l’accumulation des cadeaux fiscaux.

Ses interventions concernant les « réformes » des retraites ou l’évolution de l’emploi, sujet dont il était spécialiste, se situent dans le même registre de mise à disposition du plus grand nombre d’éclairages pédagogiques et robustes sur les grands enjeux économiques du moment. De manière plus pointue, il a également mis en évidence des dysfonctionnements de l’appareil statistique public, par exemple ceux qui ont conduit à une sous-évaluation des dividendes versés par les entreprises françaises au cours de la dernière décennie.

Familier des techniques économétriques, il n’a cessé de mettre en garde contre la dimension souvent mystificatrice de ces sophistications. Le 20 avril 1983, un texte sous pseudonyme est publié dans le quotidien Le Matin dans lequel il fustige « L’économiste sans racines » : « Au cours des années 1950-1960, les modes d’appréhension économiques de la vie collective et sociale (…) se sont profondément transformés. L’intrusion massive de non-économistes, formés surtout à la manipulation d’équations à tout faire a peu à peu submergé les administrations économiques et les universités. L’objet d’observation se trouvait dès lors réduit, circonscrit à un domaine défini par un ensemble de relation simples, sinon simplistes, mais quantifiables, dont se trouvaient nécessairement exclue toute réflexion sur le rapport de l’homme à la société à travers le travail, l’échange et la consommation ».

Plus récemment, dans « Monsieur Philippe Aghion bouleverse la croissance », il démontait la technicité de l’article portant sur les problèmes de mesure de la croissance pour faire apparaître le manque de substance des résultats et leur caractère arbitraire. Mais, à travers ce cas, il s’agissait aussi de montrer comment le « discours économique dominant est produit selon une chaîne qui mène des contributions ésotériques comme celle d’Aghion et al. à des articles de vulgarisation (…) permettant de justifier les politiques menées par l’invocation des « études qui prouvent » ». C’est pourquoi la bataille sociale et politique doit aussi se situer à ce niveau de technicité : Puisque « l’économie dominante fonctionne comme un « appareil idéologique » qui combine l’idéologie scientifique et les dispositifs institutionnels », « la remise en cause de la doxa dominante implique (…) de remonter en amont de cette chaîne de production ».

Hétérodoxie et marxisme

Bien que n’étant pas un économiste académique, Michel Husson suivait de près les débats parmi les hétérodoxes. Dans ce paysage, il a de manière constante défendu la pertinence de l’approche marxiste en général et, plus particulièrement, de l’analyse en termes d’ondes longues développée par Ernest Mandel.

Entré à la Direction de la Prévision au milieu des années 1970, il a été immédiatement en contact avec l’école de la régulation naissante et enthousiaste quant à son projet « d’analyser de l’intérieur la dynamique économique tout en utilisant des concepts hérités du marxisme ». Cependant, il était profondément en désaccord avec « un présupposé central qui consistait en une surévaluation des capacités d’harmonie du capitalisme », un travers compréhensible en réaction au contexte de l’époque mais qui, outre les glissements politiques vers la droite qu’il induit, fait apparaître certaines limites, ce qu’il exprimait là encore dans ses échanges avec les membres de l’association autisme-économie :

Il y avait d’un côté un Parti communiste avec une théorie […] d’effondrement permanent du capitalisme. Et de l’autre, les régulationnistes qui ont exagéré dans l’autre sens en accentuant les capacités de régulation du système et sur la possibilité de compromis et de reproduction relativement stable (contrairement à l’analyse dominante au sein du PC). Ce balancement les a probablement entraîné de l’autre côté, en théorisant une sorte d’harmonicisme économique. On peut lire l’histoire de l’Ecole de la Régulation après la crise comme la formulation de modes de régulation virtuels, postulant de nouveaux modes de compromis qui n’ont jamais vu le jour.

Curieux des développements récents et lassé des controverses empiriques avec les marxistes anglo-saxons sur la baisse tendancielle du taux de profit, Michel Husson voyait d’un bon œil les travaux post-keynésiens et a échangé avec les représentants de ce courant, notamment dans le contexte des débats sur la financiarisation. Dans son ouvrage Un pur capitalisme et dans un papier publié dans le Cambridge Journal of Economics, il a proposé de définir un taux de financiarisation au niveau macroéconomique qui « mesure la part du profit non investi en % du PIB, comme la différence entre le taux de marge des entreprises et le taux d’investissement ». Ce ratio simple, que l’on pourrait appeler le « ratio de Husson », saisit un dysfonctionnement profond du capitalisme contemporain, incapable d’absorber les profits qu’il sur-accumule.

S’il était bienveillant vis-à-vis des post-keynésiens, il était en revanche plus critique à l’égard des travaux de Thomas Piketty. Dans le livre co-écrit avec Alain Bihr, il reconnaissait l’importance politique de recherches qui ont permis de remettre au centre du débat public la question ses inégalités. Cependant il formulait deux reproches majeurs à Piketty.

Le premier était celui d’une certaine indigence théorique doublée d’une ignorance fautive de Marx : « les titres de ses ouvrages et une grande partie des commentaires dont ils ont fait l’objet confinent à cette escroquerie intellectuelle consistant à faire croire qu’il a dépassé́ Marx sans même être passé par lui, qu’il se situe au-delà̀ de Marx alors qu’il est très en deçà de lui. Il en résulte notamment la méconnaissance complète du concept de rapports sociaux de production en général et des rapports capitalistes de production (de leurs spécificités) en particulier. (…) D’où aussi une conception fétichiste du capital qui conduit à l’assimiler à toute espèce d’actif (de propriété́, lucrative ou non) ».

Le second reproche est celui d’une illusion politique, celle d’un anticapitalisme de façade. En effet, comme les propositions de Piketty « opèrent au niveau des rapports de répartition (en redistribuant revenus et patrimoines par l’intermédiaire de la fiscalité́) pour en corriger les inégalités, sans toucher aux rapports capitalistes de production qui génèrent pourtant en permanence ces mêmes inégalités », elles se condamnent « à un travail de Sisyphe à l’intérieur même des limites du capitalisme ».

Au début des années 2000, il avait aussi développé une critique intransigeante des théories du « capitalisme cognitif ». Rejetant l’idée d’une nouvelle phase du capitalisme qui se transcende et donc qui va fonctionner avec de nouvelles lois, il pensait au contraire que les transformations numériques poussaient à un degré de socialisation accrue impossible à intégrer par la logique capitaliste. Les contradictions émergentes qu’il pointait font écho aux interrogations actuelles à propos de la monopolisation croissante sous l’égide des géants numériques.

Une politique de gauche

À la Ligue, dans les mouvements sociaux ou bien au Front de gauche, Michel Husson a beaucoup apporté à l’élaboration de propositions qui forment aujourd’hui un socle programmatique commun à l’espace de la gauche anticapitaliste. Sa démarche, héritée du trotskysme, est celle des revendications transitoires. Il s’agit, à travers des propositions politiques ancrées dans une situation et un niveau de conscience des masses donnés, de jeter un pont entre les attentes du plus grand nombre et le renversement du capitalisme, autrement dit d’identifier ce qui, dans le sens commun, permet de faire le lien avec la critique du système.

Un article paru en 2014 dans la revue Économie Politique et intitulé « Ce que pourrait être une politique de gauche » est exemplaire de cette méthode. Michel Husson y rappelait d’abord que « plutôt que fétichiser les contraintes et les outils, la bonne méthode est de partir de la définition des objectifs ». Ces objectifs pouvaient, selon lui, être résumés simplement ainsi : « assurer à toutes et tous un emploi et/ou un revenu décents, l’accès à des services publics de qualité et, pourrait-on dire aussi, une planète décente. Bref, la common decency de George Orwell ».

Il soulignait ensuite le caractère central de la question de l’emploi, au carrefour de la discipline de classe imposée par le chantage au chômage et de la qualité de l’activité humaine. Sur ce sujet, il notait que « les deux seules pistes possibles (…) sont la réduction du temps de travail et l’État employeur en dernier ressort ». Déplorant que celles-ci soient tout à fait contraires à l’air du temps, il faisait le lien avec le social-libéralisme et pointait de manière presciente son caractère intenable dans le contexte contemporain. En effet, le social-libéralisme, incarné alors par François Hollande, « se refuse à amorcer les ruptures nécessaires parce qu’elles impliqueraient un degré d’affrontement social qu’il n’est pas disposé à assumer ». Or comme « le capitalisme ne dégage plus (en tout cas en Europe) les gains de productivité qui constituaient la base matérielle de la social-démocratie », les bases d’un compromis progressistes entre capital et travail qui constituent sa condition de possibilité n’existent pas.

Enfin, et une longue citation en guise d’invitation à poursuivre son œuvre servira de conclusion à ce texte, il esquissait « les grandes lignes d’un programme de transformation sociale ». Celui-ci ne se cantonnait pas à une relance de la demande par la consommation, mais combinait trois étages devant permettre d’amorcer un changement systémique :

Le premier est celui de la rupture, qui poursuit trois objectifs : se donner les moyens d’une autre politique en se protégeant des mesures de rétorsion prévisibles, réparer les dégâts de la crise et construire d’emblée une double légitimité. Légitimité sociale par l’amélioration immédiate des conditions d’existence de la majorité en donnant la priorité aux bas revenus (Smic et minima sociaux) ; légitimité européenne en rompant avec l’euro-libéralisme, non pas à la recherche d’une issue nationale mais au nom d’un projet alternatif susceptible d’être étendu à l’ensemble de l’Europe.

Le deuxième étage est celui de la bifurcation. Il vise à enraciner le processus de transformation notamment par des créations massives d’emplois (réduction du temps de travail et créations ex nihilo d’emplois utiles) et par la mise en place d’un nouveau statut du salarié. C’est le moyen d’enclencher le grand renversement qui doit déconnecter les emplois de la rentabilité dont ils peuvent être porteurs. Dans ce processus, la légitimité sociale peut se renforcer par les droits nouveaux des travailleurs, notamment sous forme d’un contrôle sur les modalités de la réduction du temps de travail et sur la réalité des emplois créés.

Enfin, le troisième étage est celui de la transition vers un nouveau mode de développement, fondé sur trois ensembles de principes :

– démarchandisation et extension des services publics ;

– relocalisations et nouvelles coopérations internationales ;

– planification écologique et nouvelle politique industrielle.

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