Édition du 26 mars 2024

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Environnement

L’humanité en péril : la voie vers le désastre ou l’apocalypse en vue

Adaptation d’une entrevue vidéo de N. Chomsky diffusée sur le site web What, avec son autorisation et son aide

Que nous réserve le futur ? Une bonne façon de l’imaginer est de nous placer du point de vue de quelqu’un du dehors. Du point de vue d’un extra-terrestre qui tenterait de comprendre ce qui nous arrive ou encore de celui d’un historien dans cent ans (présumant qu’il y aura toujours des historiens dans cent ans, ce qui n’est pas si sûr) qui va donc regarder dans le passé, notre présent. On verrait quelque chose d’assez remarquable.

Traduction, Alexandra Cyr, Publié par europesolidaire.org, le 5 juin 2013.

Pour la première fois de son histoire l’espèce humaine a en main les capacités de se détruire. Nous avons les moyens de nous éliminer. Ceci vaut depuis 1945. Finalement, actuellement on reconnait que des processus de long terme vont nous y mener. La destruction environnementale notamment nous y conduit ; peut-être pas une destruction totale mais la destruction de nos capacités à mener une existence décente, raisonnable.

D’autres dangers existent comme les pandémies exacerbées par la mondialisation et la multiplication des interactions. Donc il y a des processus en cours et des institutions en place comme les systèmes d’armement nucléaire qui pourraient aboutir à une sérieuse explosion, peut-être même à la fin d’une existence organisée.

Comment détruire la planète sans efforts

Rien de tout cela n’est un secret. Tout est complètement ouvert. En fait il faut faire un effort pour ne pas le voir. La question est la suivante : que font les gens à ce sujet ?

Il y a eu une variété de réactions. Il y a ceux et celles qui essaient vraiment de faire quelque chose contre ces menaces et d’autres qui tentent de les surmonter. Si nos extra-terrestres et notre historien dans le futur tentaient d’identifier ces personnes ils verraient quelque chose de bien étrange. Les adeptes des accommodements pour éviter ces dangers se trouvent dans les sociétés les moins développées, dans les populations autochtones ou ce qu’il en reste, dans les sociétés tribales et chez les premières nations du Canada. Là on ne parle pas de la guerre nucléaire mais des désastres environnementaux. Ils essaient vraiment de faire quelque chose dans ce secteur.

En fait, tout autour de la planète, en Australie, en Inde, en Amérique du Sud, des combats se mènent, quelquefois des guerres. En Inde, il y a une véritable guerre contre la destruction environnementale. Les sociétés tribales tentent de résister aux opérations d’extraction des ressources (minières) qui sont dommageables localement mais ont aussi des conséquences plus larges. Là où la population aborigène a une influence, leurs pays ont tendance à se montrer plus vigilants sur les questions d’environnement. La Bolivie, où la population amérindienne est majoritaire, a les positions les plus conséquentes quant au réchauffement de la planète. Sa constitution comprend des dispositions en faveur des « droits de la nature ». L’Équateur, qui a aussi une forte population amérindienne, est le seul pays exportateur de pétrole que je connaisse dont le gouvernement cherche de l’aide pour ne pas l’extraire au lieu d’aller de l’avant et de l’exporter. Le pétrole est dans le sol, c’est le bon endroit où il se doit d’être.

Le président vénézuélien, Hugo Chavez récemment décédé, a été l’objet de toutes les moqueries et insultes, détesté par tout l’Occident parce que lors de son passage à la tribune de l’assemblée générale de l’ONU il a désigné M. G.W.Bush du nom du diable. Mais il y a livré un discours plutôt intéressant. Il mettait en garde contre les dangers de l’usage démesuré des énergies fossiles et il exhortait les pays producteurs et consommateurs à travailler ensemble pour réduire cette tendance. C’était plutôt surprenant de la part du chef d’un état producteur. Vous savez, il avait du sang amérindien. Mais cette partie de son discours n’a jamais été publicisée.

Donc, à un bout du spectre vous avez les sociétés indigènes, tribales qui tentent de ralentir la course vers le désastre. De l’autre vous avez les pays les plus riches, les plus puissants de l’histoire, comme les États-Unis et le Canada qui courent à pleine vitesse pour détruire l’environnement aussi vite que possible. Contrairement à l’Équateur et à toutes les sociétés indigènes du monde, ils veulent extraire jusqu’à la moindre goutte d’hydrocarbure que renferme leur sol et à vitesse maximale.

Ici, (aux États-Unis), les deux partis politiques, le Président Obama, les médias et la presse internationales semblent regarder le futur avec grand enthousiasme vers ce qu’ils appellent « un siècle d’indépendance énergétique ». C’est un concept pour ainsi dire vide mais laissons cet aspect de côté pour le moment. Ce qu’ils disent, c’est : « nous avons un siècle pour maximiser l’usage des énergies fossiles et ainsi contribuer à la destruction du monde ».

Et c’est pratiquement ce qui se dit un peu partout. Il faut préciser que l’Europe développe l’usage des énergies alternatives. Mais ici, le plus riche et le plus puissant pays de l’histoire humaine, le seul pays parmi les cent plus importants, où il n’y a aucune politique pour diminuer l’usage des énergies fossiles, qui n’a aucune cible de développement des énergies renouvelables. Pas parce que la population n’en veut pas ; les AméricainEs sont aussi préoccupéEs que les autres par le réchauffement de la planète. Ce sont les intérêts d’affaires qui n’en veulent rien savoir. Ils sont immensément puissants et déterminent les politiques qui sont mises en place. Il se révèle ainsi un large fossé entre l’opinion publique et les politiques adoptées, incluant celles qui concernent ce problème.

Donc voilà ce que notre historien dans le futur (s’il y en a un) devrait voir. Il devrait aussi lire les revues scientifiques de notre époque. Il trouverait, dans leur vaste majorité, les prédictions plus inquiétantes les unes que les autres.

« Le moment le plus dangereux de l’histoire »

La guerre nucléaire est l’autre problème. On sait depuis longtemps qu’une attaque lancée par un super pouvoir, sans qu’il n’y ait de riposte, détruirait probablement notre civilisation, simplement à cause des conséquences de ce qu’on appelle « l’hiver nucléaire ». Vous pouvez lire le Bulletin of Atomic Sciences à ce sujet. Cet aspect est bien connu et compris. Le danger a toujours été plus important qu’on ne l’a pensé.

Récemment, c’était le cinquantième anniversaire de la crise des missiles de Cuba. L’historien Arthur Schlesinger, le conseiller du président J.F. Kennedy, l’a appelé « le moment le plus dangereux de l’histoire ». Et c’était vrai. Le désastre était proche et ce n’était pas la première fois. Mais, d’une certaine façon, on peut dire que nous n’avons pas tiré de leçons des pires aspects de cette affaire. Elle a été présentée comme un moment où le courage dominait, marqué par la profondeur de la pensée. La vérité c’est que presque tout cet épisode était insensé. Au plus fort de la crise, le Premier ministre soviétique, M. Nikita Khrouchtchev a écrit au Président Kennedy pour lui offrir de la régler en annonçant publiquement que son pays retirait ses missiles de Cuba et que les États-Unis, de leur côté annonceraient qu’ils retiraient les leur de la Turquie. Le Président Kennedy ne savait même pas que son pays avait installé des missiles dans ce pays. La décision de les retirer était déjà prise pour les remplacer par des sous-marins nucléaires Polaris, encore plus destructeurs et surtout invulnérables.

Donc, le Président Kennedy reçoit cette offre et l’étudie avec ses conseillers. Il la rejette. À l’époque, le Président évaluait que la possibilité d’une guerre nucléaire se situait entre un tiers et une moitié. Donc, il était prêt à accepter ce très haut risque de destruction massive pour établir le principe que nous, et seulement nous, avions le droit d’installer des missiles offensifs hors de nos frontières, n’importe où ça nous chante. Et tant pis pour les risques que nous faisons prendre aux autres et même envers nous-mêmes si jamais nous en perdions le contrôle. Nous avons ce droit, personnes d’autres ne l’a.

Kennedy a quand même accepté dans un arrangement secret, de retirer les missiles que le pays s’apprêtait à retirer de toute façon. En d’autres mots, Khrouchtchev a publiquement annoncé que l’Union soviétique retirait ses missiles (de Cuba) pendant que les États-Unis retiraient ceux qu’il considérait comme dépassé (de Turquie) en secret. Khrouchtchev devait être humilié et Kennedy préserver son image de macho. Et il est glorifié pour son courage et son calme alors qu’il vivait sous la menace. L’horreur de ces décisions n’est même jamais mentionnée ; essayez d’en trouver trace dans les archives…

En plus, quelques mois avant cette crise, les États-Unis avaient expédié des missiles à têtes nucléaires à Okinawa. Cela visait la Chine au cours d’une période de grande tension dans la région.

Qui s’en préoccupe ? Nous avons le droit de faire tout ce que nous voulons, n’importe où dans le monde. C’est une des dures leçons de cette époque mais il allait s’en présenter d’autres.

Dix ans plus tard, le Secrétaire d’État, M. H. Kissinger, a déclenché une alerte nucléaire maximale. C’était sa manière d’avertir les Russes de ne pas intervenir dans la guerre israélo-arabe en cours. Particulièrement après qu’il eut informé les Israéliens qu’il se pourrait qu’ils violent un accord de cesser le feu sur lequel les États-Unis et l’URSS venaient de s’entendre. Heureusement, rien n’est arrivé.

Dix ans plus tard, peu de temps après l’investiture du Président Ronald Reagan, avec ses conseillers il a pris la décision d’utiliser l’aviation pour pénétrer l’espace aérien soviétique afin de tirer au clair des informations sur leurs systèmes d’alerte ; c’était l’opération Able Archer. Essentiellement, il s’agissait d’attaques fictives. Mais les Soviétiques n’en étaient pas sûrs. Certains hauts gradés craignaient que ce soit le prélude à de véritables attaques. Heureusement ils n’ont pas réagi donc il ne s’est rien passé encore une fois. Et cela revient à répétition.

Maintenant l’Iran et la Corée du nord

La question nucléaire liée à ces deux pays fait les unes en ce moment. Il existe des manières différentes de faire face à ces crises. Peut-être qu’elles ne réussiraient pas mais au moins on aurait essayé. Elles n’ont pas été considérées même pas évoquées.

Prenons l’Iran qui est considéré par l’Occident, (pas par le monde arabe ou asiatique), comme la plus grave menace pour la paix dans le monde. C’est une véritable obsession en Occident et c’est intéressant d’en examiner les raisons. Mais pour le moment je vais le mettre de côté. Y a-t-il une façon de faire face à cette supposée pire menace pour la paix mondiale ? Il y en a quelques unes. L’une d’elles a été présentée il y a quelques mois à la rencontre des pays non-alignés à Téhéran. En fait c’était la reprise d’une proposition qui circule depuis des décennies. Elle a été particulièrement soutenue par l’Égypte et a été approuvée par l’assemblée générale des Nations Unies. Cela consiste en la création d’une zone dénucléarisée dans la région. Ce ne serait pas la solution absolue mais ça serait un sérieux départ. Les façons de procéder existent. Une conférence, sous les auspices des Nations Unies, devait se tenir en Finlande en décembre dernier pour concevoir un plan pour y arriver. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Vous n’en lirez rien dans vos journaux parce qu’on n’en a rien rapporté ; seules les revues spécialisées en ont parlé. En novembre l’Iran avait accepté d’y participer. Quelques jours plus tard, le Président Obama a annulé sa participation à la rencontre en disant que ce n’était pas le moment. Le parlement européen a publié un communiqué demandant que la conférence ait lieu quand même. Les États arabes en ont fait autant. Sans résultats. Nous allons nous enfoncer dans des sanctions de plus en plus dures contre la population iranienne (elles ne font pas mal au régime) et peut-être aboutir à une guerre. Qui sait ce qui peut se passer ?

En Asie du nord-est, c’est un peu la même chose. Il se peut que la Corée du nord soit le pays le plus fou sur la terre. Il est surement un candidat crédible à ce concours. Mais il vaut la peine de tenter de comprendre ce qui se passe dans la tête de ceux qui agissent de façon erratique. Pourquoi est-ce qu’ils agissent comme ils le font ? Essayons de nous mettre à leur place. Imaginez ce que cela peut vouloir dire de subir la guerre qu’ils ont subie au début des années cinquante, de voir votre pays complètement mis à plat, détruit par un immense super pouvoir qui en plus se réjouit de ce qu’il fait. Imaginez l’empreinte que cela laisse.

Il ne faut pas oublier que les dirigeants de Corée du Nord de l’époque avaient sans doute pris connaissance des documents militaires de la super puissance et compris le constat que comme tout avait été détruit dans le pays, il ne restait plus qu’à bombarder le grand barrage qui contrôlait l’alimentation en eau, ce qui fut fait. C’est le genre de crime de guerre pour lequel des nazis ont été condamnés et pendus à Nuremberg. Le ton de ces documents était toute réjouissance : qu’il était excitant de voir l’eau dévaler, inondant les vallées et de voir les « Asiatiques » courir pour tenter de survivre. Ces journaux officiels exultaient tellement devant à l’idée de ce que représentaient ces horreurs pour les « Asiatiques » que cela dépasse l’imagination. C’était la destruction des récoltes de riz d’où allaient résulter la famine et la mort. Que c’était magnifique ! Nous ne nous en rappelons plus, mais eux et elles, oui.

Tournons nous maintenant vers notre présent. Récemment il s’est passé une histoire intéressante. En 1993, Israël et la Corée du Nord discutaient d’une entente pour que la Corée du Nord mette fin à ses envois de missiles au Proche-Orient et où Israël s’engageait à la reconnaître. Le Président Clinton est intervenu et a bloqué cette entente. En guise de riposte, peu de temps après, la Corée du Nord a procédé à un lancement de missile mais sans d’importance. Par la suite, en 1994, les États-Unis et la Corée du Nord se sont entendus sur un schéma qui ralentissait le développement du programme nucléaire nord-coréen. Ce traité a été plus ou moins respecté par les deux parties. Quand M. G.W. Bush est entré à la présidence, la Corée du Nord avait probablement une arme nucléaire et vraisemblablement ne produisait plus rien d’autre.

Le Président Bush s’est immédiatement lancé dans un discours belliqueux et a menacé la Corée du Nord la taxant d’« axe du mal ». La Corée du Nord a donc repris sa production nucléaire. Lorsque M. Bush a quitté le pouvoir elle avait de huit à dix têtes nucléaires et un système de missile actif. Encore une grande conquête des néoconservateurs. En 2005, nouvelle entente entre les deux pays : la Corée du Nord acceptait de mettre fin à sa production d’armes nucléaires et de missiles. En contre partie l’Occident, principalement les États-Unis, lui fournissaient un réacteur à l’eau légère pour ses besoins médicaux et mettaient fin à ses déclarations agressives. C’était un pacte de non agression et le déclenchement de pourparlers pour des d’arrangements futurs.

C’était plutôt encourageant. Mais, le Président Bush a immédiatement manœuvré pour l’amenuiser. Il s’est retiré de la fourniture du réacteur et a obligé les banques à ne faire aucune transactions que ce soit avec la Corée du Nord, même les plus légales. Les nord-coréens ont réagit en remettant en marche leur programme nucléaire. Voilà comment tout ça est mené.

Et c’est bien connu. On peut le lire dans les travaux des universitaires les moins à gauche. Ils disent : c’est un régime plutôt dérangé qui semble suivre une politique du donnant-donnant. Vous faites un geste hostile et il répond par un geste plutôt fou de sa propre invention. Vous vous montrez plus accommodant, il réplique sur le même ton.

Par exemple, quand plus tard les États-Unis et la Corée du Sud ont tenu des exercices militaires conjoints dans la péninsule, les nord-coréens les ont vécus comme une vraie menace. S’ils en avaient fait autant depuis le Canada, nous l’aurions perçu comme une menace à notre égard. Les bombardiers les plus avancés de l’histoire, les Stealth B-2s et les B-52 transportaient de fausses bombes nucléaires et simulaient des attaques aux frontières de la Corée du Nord.

Cela a sûrement réveillé de vieux souvenirs. Ils se sont rappelé leur passé ; ils ont donc réagi avec une extrême agressivité. Mais tout ce qui se dit en Occident à propos de ce pays, c’est à quel point ses dirigeants sont fous et épouvantables. Oui, bien sûr ils le sont. Mais cela ne constitue pas toute leur histoire, loin s’en faut. Mais c’est ainsi que le monde est mené.

Ce n’est pas que nous manquions d’alternatives. C’est qu’on ne les saisit pas. C’est dangereux. Donc, si vous vous demandez de quoi le monde aura l’air plus tard, la réponse est que ça ne sera pas joli, joli. À moins que le peuple ne réussisse à faire quelque chose pour en changer l’allure. Nous le pouvons.

1-Noam Chomsky est professeur émérite du MIT au département de linguistique et de philosophie. Il collabore régulièrement au site TomDispatch. Il est l’auteur de nombreux livres de politique dont : Hopes and Prospects, Making the future. Récemment, conjointement avec l’intervieweur David Barsamian, il a publié Power Systems : Conversations on Global Democratic Uprising and the New Challenges to U.S. Empire chez Metropolitan Books.

Noam Chomsky

prof. MIT

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