Tiré de la revue Regards.
Le 18 février, l’armée syrienne, appuyée par ses alliés russes et iraniens, intensifie une offensive contre la Ghouta orientale. Depuis, au moins cinq cents personnes ont perdu la vie dans des bombardements indiscriminés. Les hôpitaux et centres médicaux sont systématiquement pris pour cible, et le gouvernement a refusé aux humanitaires l’accès à près de 400.000 habitants soumis à un siège sévère depuis cinq ans.
Si les représentations cartographiques de l’enclave rebelle exagèrent souvent l’homogénéité de l’opposition, les accusations d’un traitement favorable des rebelles par les médias occidentaux, qui occulteraient la présence de djihadistes dans cette banlieue de Damas, nécessite une mise en perspective. Retour sur l’histoire de la Ghouta.
La revanche des campagnes
Terre fertile au sud et à l’est de Damas, la Ghouta est soumise à une urbanisation rapide et mal organisée depuis les années 1980. Tandis que la capitale a bénéficié de quelques réformes depuis 2000, les retombées économiques n’ont profité qu’à une élite urbaine ou sectaire proche du pouvoir, accentuant la perception d’un déséquilibre entre ville moderne et campagne populaire.
Des centaines de milliers de migrants économiques sont venus rejoindre les rangs d’une majorité sunnite conservatrice et défavorisée. Le contraste de perception entre le rural et l’urbain sera d’ailleurs un facteur de soulèvement en 2011 : les villes de la Ghouta comme Douma relaient la contestation et font face à une violente répression [1].
C’est avant tout pour protéger les manifestants puis pour organiser les déserteurs – soldats refusant de tirer sur les civils ou hommes fuyant la conscription – que les premiers bataillons se forment dans le maquis de la Ghouta. À l’été 2012, ces groupes armés réunis sous la bannière de l’Armée syrienne libre (ASL) lancent une offensive contre Damas. Elle se solde par l’instauration d’un front continu entre Damas et sa périphérie.
Les villes libérées mettent en place des institutions alternatives sur la base des solidarités de quartier : écoles, entretien des routes, ramassage des ordures, système judiciaire. Leurs indépendances face aux groupes armés varient sensiblement d’une localité à l’autre. Les activistes participent eux aussi à ce nouvel ordre social. Ainsi l’avocate et militante des droits de l’homme Razan Zaitouneh crée à Douma le Centre de documentation des violations en Syrie (CDV), une formidable base de données des crimes commis par les parties au conflit.
Libération des islamistes radicaux
Dès le début des hostilités, Bachar Al-Assad assurait que la révolte n’était qu’une « conspiration » venue de l’étranger. Tout en brandissant le spectre du conflit sectaire, il libère de la prison de Saidnaya des islamistes radicaux. La littérature des prisons syriennes nous a appris que les islamistes, bien plus que les détenus politiques, furent les victimes des sévices les plus atroces [2].
C’est ainsi que Zahran Allouche, fils d’un prédicateur salafiste, est libéré avec d’autres islamistes en 2011. Ils formeront le noyau dur de Liwa al-Islam (la Brigade de l’islam), un groupe rebelle de la Ghouta et qui deviendra en 2013 Jaych al-Islam (l’Armée de l’islam). Avec Zahran Allouche à sa tête, le groupe devient la plus puissante formation de la Ghouta et désire l’instauration d’un État islamique syrien.
Le 21 août 2013, le régime bombarde la Ghouta avec du gaz sarin et tue 1.400 personnes. Barack Obama, qui avait fait de l’usage d’armes chimiques une « ligne rouge », fait marche arrière. Les bombardements tant attendus d’une coalition internationale n’auront pas lieu.
Prolifération des salafistes
La situation dans la Goutha empire : à partir de l’hiver 2013, c’est elle qui est désormais encerclée. Les offensives au sol sont trop coûteuses pour le régime, qui opte pour la stratégie de l’asphyxie. Une seule voie de communication avec Damas est laissée ouverte, favorisant la contrebande de denrées alimentaires vendues hors de prix à une population affamée.
Deux dynamiques s’accélèrent : la démoralisation des troupes de l’ASL, peu supportées par ses alliés occidentaux, et le renforcement de Jaych al-Islam qui reçoit des financements de l’Arabie Saoudite. Le terrain est propice à la prolifération des salafistes qui reçoivent le soutien d’une partie de la population laissée à elle-même. Les nouveaux bataillions adoptent souvent des noms à connotation religieuse pour s’assurer un financement [3].
Dans son fief de Douma, les relations entre Jaych al-Islam et les activistes sont difficiles, au point que Razan Zaitouneh et trois autres opposants sont enlevés le 9 décembre 2013. Jaych al-Islam est suspectée d’en être responsable. Plus tard, Zahran Allouche adoucira sa position [4]. Rempart contre Daesh, en lutte contre le front Al-Nosra, Jaych al-Islam accepte qu’en définitive le régime politique sera décidé par l’ensemble des Syriens. La formation gagne ainsi une place dans les négociations de paix de Genève.
L’enjeu des mots
La présence du salafisme dans la Ghouta orientale, d’abord prématurée et exagérée par le régime, puis reconnue tardivement par l’opposition, est devenue un fait irréfutable. Il ne faut cependant pas perdre de vue que son émergence cache une réalité plus complexe où les groupes de l’opposition sont loin d’être homogènes et alignent leurs positions idéologiques sur celles de leurs sponsors.
À l’occasion d’un accord pour un cessez-le-feu en juin 2016, John Kerry avait glissé le nom de Jaych al-Islam dans la liste des groupes terroristes contre lesquels l’accord ne s’appliquait pas. La bévue, vite corrigée, est significative de l’agenda politique qui se cache derrière toute accusation de terrorisme, et qu’il faut dont prendre avec beaucoup de précaution. Celles-ci diminuent l’impact moral de frappes indiscriminées.
C’est bien sous le coup d’accusations de terrorisme que le régime syrien justifie aujourd’hui les raids aériens, les barrels d’explosifs remplis de shrapnels et les probables attaques au chlore sur les habitants de la Ghouta orientale.
Notes
[1] Lire Matthieu Rey, "Villes et Consciences Politiques en Syrie ; quand l’urbain s’éveille", dans Roman Stadnicki (sous la dir. de), Villes arabes, citées rebelles, Paris, ed. du Cygne, 2015.
[2] Lire Yassin al-Haj Saleh, Récits d’une Syrie oubliée : sortir la mémoire des prisons, éd. Les Prairies ordinaires, 2015.
[3] Voir la description du siège publiée dans le reportage "What is left unsaid about the siege on Ghouta" (Ce qui n’est pas dit sur le siège de Ghouta), 26 novembre 2014, publié sur Al-Jumhuriya, site d’information et de réflexion tenus par des intellectuels syriens.
[4] Avant sa mort dans un bombardement de 2015.
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