Édition du 23 avril 2024

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Politique québécoise

La question du gaz de schiste : où en est-on ?

Octobre 2012

À la lumière de l’important travail de veille scientifique réalisé au cours des deux dernières années, le collectif scientifique sur la question du gaz de schiste au Québec appuie fortement l’intention du gouvernement actuel d’instituer un moratoire complet sur le développement de la filière du gaz de schiste.

Le Collectif salue aussi les propos de la ministre des Ressources naturelles, madame Martine Ouellet, qui a souligné la non-innocuité des procédés de la filière et en conséquence, la nécessité d’interdire la fracturation hydraulique (quel que soit le fluide utilisé). Ainsi, la question fondamentale posée par le Collectif dès février 2011 pourra être remise à l’ordre du jour : celle de la pertinence même de l’exploitation du gaz de schiste en fonction d’une rigoureuse évaluation des besoins énergétiques réels de la population, à court, moyen et long terme, et au regard d’une analyse des diverses façons d’y répondre.

Le Collectif estime que le dossier de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures conventionnels et non conventionnels met en lumière la nécessité de revoir sans délai l’ensemble du processus d’évaluation environnementale stratégique au Québec en vue d’assurer la cohérence des processus décisionnels encadrant le déploiement des filières énergétiques. Cela permettrait dans l’immédiat de minimiser les décisions à l’avenant qui empêchent depuis quelques années l’examen sérieux du dossier technico-économique des hydrocarbures au Québec. Cela permettrait également d’éviter que la population se trouve exposée à des risques expérimentaux inutiles et que des fonds publics soient
gaspillés dans des études mal planifiées, dont plusieurs éléments relèvent implicitement de la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise. Plus globalement, au cours des prochaines décennies, il importe de ne pas hypothéquer à long terme l’intégrité de notre territoire, de nos
écosystèmes terrestres et marins, ni de mettre à risque la santé des populations.

En ce sens, nous appuyons fondamentalement le projet de renouvellement d’une politique énergétique nationale, assortie d’une stratégie opératoire. Sans une telle vision d’ensemble, mettant en valeur les différents scénarios énergétiques qui privilégient l’économie d’énergie, l’efficacité énergétique et les énergies à faible empreinte environnementale, toute démarche et décision ne peut être envisagée qu’à la pièce, sans véritables fondements ni repères. Dans un souci de rigueur scientifique, nous insistons sur la
nécessité pour le Québec d’adopter une approche globale et systémique des questions énergétiques, situées dans la perspective d’ensemble d’un projet collectivement et démocratiquement clarifié.

Reconstruire le cadre légal et réglementaire, actuellement dysfonctionnel
Une telle approche suppose de mettre en marche dès maintenant les opérations suivantes, préalables et incontournables, dans la perspective de reconstruire le cadre décisionnel en modifiant les règles législatives,
réglementaires et stratégiques qui déterminent le traitement des questions énergétiques.

 Mettre à profit le contexte de l’urgence de la refonte de la Loi sur les mines pour créer une Loi sur les hydrocarbures. Une telle loi devrait répondre entre autres aux objectifs suivants : 1) reconnaître le caractère stratégique des gisements d’hydrocarbures (gaz et pétrole conventionnels) du sous-sol québécois dans une perspective globale et à long terme qui tienne
compte d’une vision d’ensemble de la gestion des ressources énergétiques au Québec ; 2) baliser les activités de recherche, d’extraction et d’exploitation des gisements d’hydrocarbures dans un cadre législatif et réglementaire unifié, imposant une gestion responsable de ces réserves non-renouvelables dans les contextes spécifiques où de telles activités pourraient s’avérer justifiées. Une nouvelle Loi sur les hydrocarbures devra s’harmoniser avec toutes les lois et tous les règlements qui encadrent les
processus d’autorisations en matière d’aménagement et de protection du territoire (par exemple, la Loi 90 sur la Commission de protection du Territoire agricole et la Loi sur le développement durable).

 Clarifier les balises légales et réglementaires concernant les mandats et les processus de l’Évaluation environnementale stratégique, des audiences du BAPE et plus spécifiquement, des audiences à portée stratégique (BAPE stratégique) ; entre autres, clarifier les ancrages institutionnels et les interactions entre ces démarches. Des décisions et ajustements à court terme relatifs aux formes d’évaluation « expérimentales » en cours s’imposent.

 Déclencher des états généraux en vue de l’adoption d’une nouvelle politique énergétique. À court terme, revoir le mandat et la démarche de l’évaluation environnementale stratégique en cours.(1) Le gouvernement actuel semble avoir pris la décision de mener à terme le processus d’évaluation environnementale stratégique (ÉES) en cours sur le projet d’exploitation du gaz de schiste. À cet effet, nous tenons à signaler nos interrogations sur la poursuite de notre participation aux travaux du comité chargé de cette évaluation (CÉES) si le mandat actuel est maintenu et si la forme n’en est pas modifiée. Et cela, tout en rappelant que nous avons participé de bonne foi à chacune des étapes menées jusqu’ici et que nous avons émis, chaque fois que possible, nos commentaires et nos suggestions en cours de processus.

Il nous paraît fondamental de formuler ici, une fois de plus, nos préoccupations relatives à l’ÉES et nos suggestions concrètes concernant les points majeurs suivants : le mandat, la composition du comité et le mode
de fonctionnement de celui-ci.

Le mandat et la question de la pertinence

Nous signalons à nouveau l’absence de hiérarchisation des objectifs de l’ÉES - et, par conséquent, de priorisation des travaux d’acquisition de connaissance. Parmi les questions majeures qui auraient dû être prioritairement abordées et qui sont quasiment évacuées actuellement du plan de travail du CÉES, mentionnons les suivantes :

1. L’évaluation des besoins énergétiques au regard des possibilités de les combler (diverses sources d’approvisionnement et divers modes de gestion) Apparaît ici l’enjeu du préalable d’une Stratégie énergétique nationale.

2. L’examen critique du cadre légal, réglementaire et fiscal dans lequel évolue le processus de décision relatif à l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels : vides, limites, risques et enjeux. Quelles sont les avenues de refonte de ce cadre de planification ?

3. Le recadrage de la question technologique : à la lumière de l’expérience internationale, existe-t-il une technologie environnementalement et socialement « acceptable » - et ce, à long terme - pour l’extraction des hydrocarbures non conventionnels ? Si non, il ne vaut pas la peine d’élaborer un projet-type et des scénarios d’exploration, ni de poursuivre plus avant les études sur la base de ceux-ci. Par ailleurs, il importe d’examiner la capacité et les coûts de gestion post-fermeture des
puits et les impacts à long terme de l’ensemble des activités gazières. Qui en assumera la responsabilité et les coûts de suivi ?

4. Le traitement des questions relatives à l’acceptabilité sociale, préalable au développement du projet d’exploitation du gaz de schiste. S’il n’y a pas d’acceptabilité sociale sur le terrain – ce qui annonce des conflits qui pourraient être majeurs - il est légitime de se questionner sur l’intérêt
que le Québec aurait à aller de l’avant avec ce projet. Quoi qu’il en soit, la question de la réparation des problèmes engendrés jusqu’ici, et aussi celle de la légitimité même des permis accordés doivent être examinées : dans quelle mesure les fautes commises en raison de la mauvaise gestion du projet actuel seront-elles prises en compte ? Comment envisager la suite au
regard des responsabilités respectives de l’État et de l’entreprise ?

La composition du comité

L’indépendance des membres du comité au regard de l’industrie gazière et des groupes d’intérêts en faveur de cette industrie doit être réexaminée. Le Comité doit être restructuré en fonction de ce critère. En particulier, la présence d’une employée de la compagnie Talisman, est inacceptable, d’autant plus que son mandat est notamment celui de piloter le sous-comité des risques technologiques. Si Talisman peut tout à fait déléguer une représentante comme experte dans le processus d’ÉES, sa place n’est certes
pas à titre de membre décisionnel du comité. Par ailleurs, dans un souci d’équilibre de représentativité, il reste impératif d’inclure dans le comité de nouveaux membres issus des ONG environnementales et des
regroupements citoyens engagés dans l’étude de la question depuis plus de deux ans. Il faudra aussi s’assurer qu’au-delà des seuls mandats liés à l’acquisition de connaissances (sous forme de contrats octroyés à des spécialistes en fonction des diverses éléments du plan de travail du CÉES), les experts de la question au sein de la société civile soient également formellement consultés. La recomposition du Comité est d’autant plus importante que nous avons pu constater, à l’occasion de notre immersion à
deux reprises au sein des travaux du comité, un relatif parti pris de certains membres en faveur de l’industrie gazière, le manque d’information valide dont ils disposent et, parfois, un certain manque de rigueur dans l’argumentation. Sur ce point, l’adjonction au comité de scientifiques n’ayant pas de lien avec l’industrie gazière et pétrolière nous semble incontournable.

Les processus de fonctionnement

En ce qui concerne les travaux d’acquisition de connaissances au sein de l’ÉES, nous avons observé les problèmes suivants :

• Manque de transparence et de clarté dans les appels d’offres pour l’octroi de contrats.

• Précipitation causée par la multiplication d’études périphériques plutôt que se concentrer d’abord sur les questions majeures. Par exemple, une version validée du projet-type et des scénarios de développement envisagés n’est pas disponible pour les travaux actuellement en cours - dont la pertinence devient alors d’autant plus questionnable.

• Compte tenu de l’absence de hiérarchisation des travaux, l’échéancier de réalisation des études est trop serré et irréaliste, ce qui nuit grandement à la rigueur et à la qualité du travail du Comité et des experts ayant répondu aux appels d’offres.

• Il faudra enfin s’assurer que les recommandations issues de ces travaux s’appuient sur une connaissance exhaustive et objective des éléments à analyser (géologie, aménagement, impact environnemental, impact sur le milieu de vie, acceptabilité sociale, etc.). Cela implique entre autres d’obtenir le pouvoir légal pour le Comité chargé de l’ÉES de s’approprier toutes les études déjà réalisées, de toutes provenances (du secteur privé, parapublic ou public, soit des différents ministères). Le Comité doit en faire un bilan et demander au gouvernement de combler les lacunes observées. On ne peut pas hypothéquer les prochaines générations avec des aménagements en matière de ressources énergétiques basés sur des dossiers de qualité
scientifique discutable ou incomplets.

Enfin, en ce qui concerne l’interaction avec le public dans un objectif de participation, le peu d’attention et d’intérêt portés aux commentaires des participants dans les espaces de consultation est préoccupant.

L’expérience de la première consultation sur le plan de travail de l’ÉES a été déplorable à cet effet. Il en a résulté un important ressentiment au sein des participants, dont les commentaires pour la plupart fort bien documentés, n’ont pas été diffusés et sont restés « lettre morte ». Qu’en sera-t-il pour les étapes à venir ?

Conclusion

Le Collectif scientifique presse les instances gouvernementales et les responsables des processus d’évaluation stratégique et d’audiences publiques (génériques et autres) d’adopter une approche globale
et systémique des questions qui doivent être abordées dans l’examen de toutes les filières énergétiques, y compris celles du gaz de schiste. Il s’agit là d’un critère de rigueur de premier ordre. Une telle approche permet de minimiser les risques de décisions partielles ou prématurées. Elle implique de reconstruire d’abord le paysage politique, législatif, réglementaire et stratégique dans lequel les décisions se prennent. Elle fait une large place à la participation citoyenne et s’enrichit de l’intelligence collective.


Notes

1 Collectif scientifique sur la question du gaz de schiste. 2012 (18 avril). Gaz de schiste : un plan d’accommodements ? En
ligne. http://www.collectif-scientifique-gaz-de-schiste.com Consulté le 24 octobre 2012


Collectif Scientifique sur la question du gaz de schiste
Pierre Batellier et Lucie Sauvé

En collaboration avec Marc Brullemans, Robert Desjardins et Bernard Saulnier.

Pierre Batellier

Collectif scientifique sur la question du gaz de schiste

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