Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Négociations du secteur public

Lettre ouverte

La responsabilité du Front commun

(tiré de Ricochet | Cet article a d’abord été publié dans notre édition anglophone

Maintenant que la poussière est à peu près retombée, il est temps pour les travailleurs et travailleuses du secteur public de porter un regard critique sur leur dernière ronde de négociations avec le gouvernement du Québec.

Une question demande d’ailleurs une attention toute particulière : pourquoi l’information relative à l’entente de principe sur les salaires a-t-elle été présentée de façon manipulatrice et malhonnête aux médias, au public en général et a fortiori aux quelque 400 000 membres du Front commun ? En général, il est de bon aloi de tenir les politiciens et politiciennes responsables des fausses affirmations qu’ils et elles font de façon délibérée. On a vu plus d’un dirigeant politique être destitué en raison de son comportement malhonnête (ce fut le cas par exemple du président d’Islande qui a tout récemment été forcé de démissionner à la suite d’allégations d’irrégularités fiscales). Les membres du Front commun ne devraient-ils pas également exiger de hauts standards d’honnêteté, d’intégrité et de transparence pour leurs leaders syndicaux ?

Afin d’illustrer dans quelle mesure les leaders du Front commun ont agi de façon subreptice et malhonnête lorsqu’ils et elles ont présenté au public l’entente sur les salaires, il est utile de comparer la présentation publique que le Front commun en a faite avec celle de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE). La FAE ne fait pas partie du Front commun, mais elle a obtenu la même entente sur les salaires que le Front commun.

Le 20 décembre 2015, le Front commun a tenu une conférence de presse pendant laquelle ses leaders ont annoncé une hausse négociée des salaires entre 9,15% et 10,25% sur cinq ans. Avec une telle hausse, ils et elles ont soutenu avoir atteint leur objectif « d’éviter encore plus l’appauvrissement des travailleuses et des travailleurs ». Le président de la CSN Jacques Létourneau a même ajouté qu’« au final de l’exercice, considérant l’inflation […] on devrait même effectuer un certain rattrapage salarial ».

Sans surprise, les médias ont reçu le message qu’il s’agissait là d’une entente généreuse. Le Journal de Montréal titrait d’ailleurs en grosses lettres : « Trois fois plus d’argent que prévu : Québec consent finalement une hausse salariale de près de 10% sur cinq ans à ses employés ». La CBC rapportait quant à elle que le gouvernement, avec cette offre, était maintenant à des années-lumière de son offre initiale. De façon similaire, Le Devoir, dans un article sur le sujet, avait comme sous-titre « Les employés "gagnants" ». Grâce à la conférence de presse du Front commun et au battage médiatique qui s’ensuivit, les Québécois et Québécoises ont eu l’impression que Noël était arrivé plus tôt en 2015 pour les travailleurs et travailleuses du secteur public !

La FAE a cependant communiqué un message très différent à propos de cette même entente salariale. Dans un communiqué de presse datant du 29 janvier 2016, la FAE mettait le public en garde : « Enfin, malgré l’information qui circule encore, les augmentations salariales totalisent bel et bien 5,25% sur cinq ans. » Le communiqué de presse expliquait aussi pourquoi les informations qui circulaient étaient incorrectes : « Quant aux deux montants forfaitaires proposés, ils ne constituaient pas des augmentations de salaire ». Quand les membres de la FAE ont finalement voté pour ratifier l’entente sur les salaires, le président de la FAE, Sylvain Mallette, a été tout à fait clair à propos de ce que cette entente signifiait pour les membres : « L’entente ne permet pas d’effectuer un rattrapage salarial et confirme l’appauvrissement des professeurs ».

Ainsi, alors que le Front commun exposait l’entente comme une hausse des salaires allant jusqu’à 10,25%, soit une hausse permettant de freiner l’appauvrissement des membres et qui devrait même résulter éventuellement en un certain rattrapage salarial, la FAE décrivait l’entente comme une hausse de 5,25%, soit une hausse ne permettant pas de stopper l’appauvrissement des membres et encore moins d’effectuer un quelconque rattrapage. Ces descriptions sont tellement à l’antithèse l’une de l’autre qu’on pourrait facilement penser qu’elles visent deux ententes différentes. Pourtant, considérant qu’elles décrivent exactement les mêmes dispositions salariales, force est de constater qu’il ne peut y avoir qu’une seule des deux descriptions qui est exacte.

Afin d’évaluer l’exactitude de ces deux affirmations, la première chose à faire est d’examiner l’inflation. Considérant que l’inflation au Québec a été en moyenne de 2% par année durant les trente dernières années, une entente qui stopperait effectivement l’appauvrissement des travailleurs et travailleuses devrait prévoir une hausse de salaire d’au moins 10% par année. Et encore là, une hausse de 10% pourrait se solder en un véritable rattrapage seulement si l’inflation demeurait aussi peu élevée que sa moyenne historique de 2%. Bien que ce soit certainement dans le domaine du possible, il y a une différence entre suggérer, comme le Front commun l’a fait, que ceci devrait arriver et préciser que ceci pourrait arriver. C’est d’autant plus le cas si l’on considère que les bas taux d’inflation des récentes années ont surtout été le fruit de la chute des prix de l’essence – prix qui selon les experts ne peuvent que remonter prochainement.

Ainsi, plus l’écart est grand entre la hausse actuelle de salaire et le seuil de 10%, plus l’affirmation que cette entente pourrait stopper l’appauvrissement continu des membres − ou même se solder par un rattrapage − est douteuse.

Comme je l’ai écrit en janvier dernier dans Ricochet, l’affirmation du Front commun voulant que l’entente sur les salaires concède une hausse de salaire de 10,25% frise le ridicule. Non seulement cette affirmation confond sommes forfaitaires et hausses salariales, elle assimile également à une hausse salariale les fruits d’une négociation parallèle sur la relativité salariale ainsi que des sommes désignées comme étant des primes et des ajouts de ressources. Si l’on soustrait du 10,25% claironné par le Front commun le 1,5% de sommes forfaitaires, le 2,5% de relativité salariale et le 1% de primes et autres ajouts de ressources, l’on parvient à 5,25%, justement le chiffre offert par la FAE.

Visiblement, le Front commun a gonflé son taux de hausse salariale dans le but de convaincre ses membres et le public que ceci était une entente qu’on ne pouvait pas rejeter. Et pour le meilleur ou pour le pire, cette tactique a été fructueuse et la vaste majorité des membres a voté pour approuver l’entente. Maintenant, la question pour les quelque 400 000 membres du Front commun est la suivante : est-ce que la direction du Front commun devrait être tenue responsable pour ses subterfuges manipulateurs dans la présentation de l’entente salariale ? Même si l’on croyait sincèrement que cette entente salariale était la meilleure possible dans les circonstances, est-ce justifié qu’elle ait été présentée comme étant quelque chose qu’elle n’était pas réellement ? En d’autres mots, est-ce que les leaders du Front commun étaient justifiés d’adopter une approche paternaliste présumant que les membres ne sont pas assez intelligents pour comprendre correctement leur propre situation, simplement afin que l’entente soit ratifiée à tout prix ? Fallait-il absolument que les membres soient manipulés pour qu’ils et elles votent pour cette entente qui pourtant, selon ceux et celles qui l’ont négociée, était si clairement dans leur meilleur intérêt ?

Tout comme le Front commun, la direction de la FAE a également recommandé que cette entente soit ratifiée. Cependant, à la différence du Front commun, la FAE a eu l’intégrité de traiter ses membres comme des adultes et de leur fournir de l’information juste et correcte afin qu’ils et elles prennent leur décision de façon éclairée. Est-ce que les membres du Front commun ne devraient pas s’attendre au même niveau d’intégrité pour leurs propres dirigeants et dirigeantes syndicaux ?

À cette question, les enseignants et enseignantes dans au moins une école secondaire de Montréal répondent oui. Ils et elles croient qu’il faut que les leaders syndicaux rendent des comptes et soient tenus responsables de leurs paroles afin d’éviter des pratiques malhonnêtes similaires lors de la prochaine ronde de négociations. Ainsi, au début du mois d’avril, une motion exprimant l’insatisfaction des membres par rapport à l’attitude du Front commun a été présentée au conseil syndical de l’Association des enseignants et enseignantes de Montréal (AEEM). Même si cette motion n’entraîne pas de sanction et a une valeur d’expression symbolique, elle envoie un message clair : les membres demandent un plus grand degré d’honnêteté, de transparence et d’intégrité de la part de leurs dirigeants et dirigeantes syndicaux. Ils et elles veulent plus que ce qu’on leur a servi en décembre dernier.

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