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« La situation contribue à affaiblir encore plus la Ve République »

Pour le spécialiste du droit constitutionnel Bastien François, Emmanuel Macron, qui a échoué à obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale, devra se livrer à une débauche d’énergie jamais vue s’il veut gouverner le pays.

20 juin 2022 | tiré de mediapart.fr

Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère politique ? Quel peut être le rôle des oppositions lors de cette législature ? Le pays est-il devenu ingouvernable ? Faute d’avoir obtenu une majorité absolue au second tour des législatives dimanche, la paralysie institutionnelle guette ce second quinquennat d’Emmanuel Macron.

Bastien François, professeur de science politique et de droit constitutionnel à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, revient pour Mediapart sur les scénarios qui peuvent s’écrire, pour le pouvoir comme pour les oppositions, dans les mois à venir. Il livre son interprétation des textes cadres qui régissent le fonctionnement du Palais-Bourbon et souligne les obstacles que le président réélu trouvera sur sa route.

Mediapart : A-t-on assisté, hier, à l’effondrement de la Ve République ?

Bastien François  : C’est plus compliqué que cela, contrairement aux commentaires qui prédisent le chaos. En réalité, la Ve République a été conçue pour pouvoir gouverner sans majorité. En 1958, quand est écrite cette Constitution, la France n’a jamais connu de majorité parlementaire stable et cohérente sur toute une législature. D’où le fait que la Ve limite les pouvoirs du Parlement, instaure des mécanismes de type 49-3, octroie au gouvernement une mainmise complète sur l’ordre du jour du Parlement et sur la procédure législative, etc.

Cette Constitution est construite avec l’idée qu’il y a un président de la République qui a des pouvoirs particuliers mais qui sont des pouvoirs d’arbitrage, pas de gouvernement. C’est ce qu’on retrouve dans l’image du chef de l’État comme « clé de voûte » pouvant maintenir en équilibre des forces antagonistes, le Parlement et le gouvernement. Mais dans les faits, nous connaissons depuis 1962 le fait majoritaire, et l’image d’un président qui n’est plus arbitre mais gouvernant. Ce qui fait que nous sommes habitués à imaginer qu’il est impossible de gouverner sans majorité absolue.

Il y a l’exception de 1988…

En effet, entre 1988 et 1993, la gauche de Michel Rocard, puis d’Édith Cresson et de Pierre Bérégovoy est minoritaire. Il lui manque alors quinze voix, que Rocard va aller chercher, un coup au PCF, un coup chez les centristes. D’ailleurs, il peut compter à l’époque sur un personnage essentiel : Guy Carcassonne, qui est professeur de droit constitutionnel, ancien assistant parlementaire et collaborateur du groupe PS, et qui connaît donc à ce titre sur le bout des doigts le Parlement. Celui-ci va passer sa vie à l’Assemblée pour débaucher les uns, demander à des députés d’être à la buvette pendant tel ou tel vote… Pour le reste, Rocard va user massivement du 49.3.

Aujourd’hui, il manque 44 voix au président pour être majoritaire à l’Assemblée, et par ailleurs, il n’est pas sûr que Macron ait son Guy Carcassonne.

Non seulement Macron n’a plus Richard Ferrand [le président sortant de l’Assemblée, battu dimanche – ndlr] sur lequel il s’appuyait à l’Assemblée, mais il lui manque beaucoup plus de sièges pour avoir sa majorité qu’à l’époque de Rocard. Par ailleurs, aujourd’hui, il y a plusieurs blocs, la bipolarisation a disparu. Et il faut rappeler qu’y compris le bloc du président est le fait d’une coalition avec Horizons et le MoDem, ce qui complique encore le jeu : il faut d’abord faire le compromis dans son propre camp, et ensuite à l’extérieur…

Macron va devoir débaucher une énergie énorme pour faire passer ses lois ?

Oui, si l’État n’est pas ingouvernable, il devra se donner les moyens de gouverner. Et il y a des sujets qu’il ne pourra même pas aborder. La réforme de la retraite, à la rigueur, peut passer avec Les Républicains (LR), mais les oppositions vont faire tellement de boucan au Parlement que ça va être très compliqué pour Emmanuel Macron. Par ailleurs, la réforme constitutionnelle de 2008 a un peu désarmé le gouvernement. Elle limite le 49.3 au budget et à un texte par session (on peut utiliser le 49.3 plusieurs fois sur le même texte).

Par ailleurs, depuis 2008, quand le gouvernement présente un projet de loi, le texte peut être modifié en commission. Cela veut dire qu’il ne faut pas seulement faire de la discipline dans l’hémicycle, mais aussi en commission où il a beaucoup moins de moyens de pression sur les parlementaires. Impossible par exemple d’utiliser le « vote bloqué » en commission. On est véritablement dans une situation inédite. D’autant que le « en même temps » macronien ne tient plus, il s’est déjà beaucoup droitisé…

Peut-il nouer une coalition durable avec LR ?

Cela me semble très compliqué. Quel est l’avantage de LR à s’associer à Macron alors même qu’il ne se représentera pas en 2022 et que tout le monde pense à sa succession ? Il faudrait qu’il propose beaucoup de postes de ministres, et encore… La logique des débauchages individuels a atteint, me semble-t-il, ses limites. La seule chose que Macron peut obtenir, à mon avis, c’est l’abstention de LR. Si LR ne vote pas avec la Nupes et le RN, Macron peut faire passer ses textes puisqu’il a quand même une majorité relative. Surtout s’il va chercher quelques petites voix de socialistes…

Justement, n’était-ce pas précisément l’objectif de Jean-Luc Mélenchon d’empêcher cela en proposant, lundi,de rassembler dans un seul groupe « Nupes »les quatre groupes (La France insoumise, PCF, écologiste et PS) qui étaient au départ censés être reliés via un simple intergroupe ?

Je ne crois pas que les autres forces politiques vont accepter la proposition du leader de LFI. Mélenchon cherche ainsi à imposer une discipline de vote, mais en réalité, les quatre organisations sont en désaccord sur bien des points. Proposer de ne constituer qu’un seul groupe fragilisera le groupe entier dès que les différends, sur le nucléaire ou l’écologie, vont apparaître, et que certains seront tentés non pas de voter avec la majorité mais par exemple de s’abstenir… La Nupes est beaucoup moins cohérente que ce qu’on imagine. Et l’abstention, c’est bon pour le gouvernement qui pourra faire passer plus facilement des textes.

Revient-on aujourd’hui à la IVe République ou sommes-nous déjà, d’une certaine manière, entrés dans l’ère de la VIe République ?

Ni l’un ni l’autre. Quand on parle de IVe République, on pense à des alliances qui changent de vote en vote, mais dont l’enjeu est la composition du gouvernement, c’est une autre configuration de jeu : c’est comme si vous compariez du foot et du rugby. Ce n’est pas non plus la VIe République qui est pensée comme un régime parlementaire dont est issu le premier ministre.

Néanmoins, il est possible que la situation présente contribue à affaiblir encore plus la Ve République en montrant les limites de la pratique présidentialiste du régime qui n’a tenu jusqu’à présent que grâce à la capacité du scrutin majoritaire à bipolariser la vie politique. L’une des solutions pour Macron serait de faire voter une nouvelle loi électorale et d’essayer de construire une nouvelle alliance politique avec la proportionnelle. Ce serait très osé, mais je ne vois pas comment il peut tenir cinq ans.

Macron peut-il dissoudre l’Assemblée cette année ?

Oui bien sûr ! L’article 12 est très clair : ce qui est interdit, c’est une dissolution qui suit une dissolution, mais il peut tout à fait dissoudre dans la foulée de législatives qui sont arrivées à leur terme normal, ou dans trois mois, six mois, en fonction de l’opportunité politique. Après, c’est extrêmement risqué, à moins qu’un événement majeur ne lui offre la possibilité de dire aux Français : « J’ai besoin de vous ! »

Sur la question de la répartition des postes à destination de l’opposition, il y a tout un débat sur la très convoitée présidence de la commission des finances. La gauche pensait jusque-là pouvoir l’obtenir, mais depuis hier, plus rien ne semble sûr…

Le règlement de l’Assemblée dit très clairement que « ne peut être élu à la présidence de la commission des finances […] qu’un député appartenant à un groupe s’étant déclaré d’opposition », sans dire que c’est le représentant du groupe d’opposition le plus important qui doit occuper cette position. Parmi les groupes d’opposition, il va y avoir la Nupes (ou les différents groupes issus de cette coalition électorale), le RN et LR. Si LREM ne se mêle pas du vote, ce devrait être un représentant de la Nupes ou d’un des groupes de gauche, même si une alliance entre LR et RN pourrait bloquer le processus. Il est ainsi fort possible que, vu la situation, LREM décide de voter. Elle aurait alors tout intérêt à donner le poste à LR. Ce qui lui permettrait d’écarter ainsi la Nupes et le RN, et aussi de faire un geste vis-à-vis de LR dont Macron a besoin.

Est-ce que les règles d’usage qui ont eu lieu à l’Assemblée jusqu’ici vont être remises en question du fait de cette crise institutionnelle ?

En situation de crise, on revient en général au règlement des assemblées, mais il va y avoir des bagarres d’interprétation autour du texte.

Pensez-vous que l’arrivéed’un grand groupe RN peut entraver le fonctionnement démocratique de l’Assemblée ?

Le RN aura plus de temps de questions au gouvernement, plus de possibilités de déposer des propositions de loi, ses députés pourront déposer des monceaux d’amendements, obtenir des commissions d’enquête, peut-être un poste de vice-président de l’Assemblée… Tout cela va énormément compliquer la vie de la majorité, mais pas plus que la guérilla parlementaire qui sera vraisemblablement menée par les forces de gauche, et sans doute moins en fait car il ne dispose pas d’élus très aguerris en matière parlementaire.

Tout cela va aussi modifier structurellement les équilibres entre le gouvernement et le Parlement tout comme les qualités requises dans le jeu politique. Fini les décisions prises dans l’opacité des cabinets par des technos assurés de faire passer leurs textes sans encombre, place à la négociation, à de la tactique, à un jeu subtil sur les règles parlementaires, à la construction lente de compromis.

C’est aussi une nouvelle temporalité de l’action publique qui va se mettre en place, plus lente et heurtée. Et pour cela le profil de techno, caractéristique des forces macroniennes, n’est sans doute pas le plus adapté. Le RN, pas plus qu’un autre groupe d’opposition, n’a pas intérêt à bloquer totalement la machine, ou à ouvrir une crise telle que seule une dissolution puisse trancher. Je ne crois pas au blocage. Le gouvernement a certes une majorité relative mais il dispose de beaucoup d’outils pour piloter la procédure législative. Il faut juste qu’on s’habitue à un nouveau jeu politique auquel on n’est plus habitué, où ça va dealer dans tous les sens ! Mais c’est vrai, cinq ans, cela va être très long. Et il faut imaginer des élections anticipées…

Peut-on arriver jusqu’à des jeux un peu clientélistes ?

Bien sûr. Même si depuis que les députés ne cumulent plus avec la fonction de maire, il y a moins de leviers. La volonté de Mélenchon de faire un pôle de stabilité, c’est justement pour éviter les marchandages et les débauchages individuels de députés. Il doit mettre de la discipline, c’est un enjeu déterminant pour la suite, au sein de la gauche mais aussi des autres groupes d’opposition.

Pauline Graulle

Pauline Graulle

Collaboratrice à la revue Politis (France).

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