Édition du 23 avril 2024

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Europe

Entrevue avec Bruno Odent

« Le modèle allemand, un poison pour l’Europe et pour... l’Allemagne »

Alors que le modèle allemand est sans cesse vanté, Bruno Odent, journaliste à « l’Humanité » et spécialiste de l’Allemagne, s’attache à en révéler la face cachée dans un essai. Pour lui, il s’agit d’une « imposture ». Un ouvrage stimulant, richement documenté et argumenté.

(tiré du Magazine L’Humanité Dimanche, 29 août 2013, page 71)

Humancité Dimanche : Pourquoi parler d’imposture à propos du « modèle allemand » ?

Bruno Odent : Le modèle allemand est l’objet d’une campagne permanente en France. Pour ses propagateurs, le seul secret de la réussite germanique se situerait dans les politiques de déflation des dépenses salariales et sociales mises en oeuvre par Gerhard Schröder, dans les années 2000 et poursuivies par Angela Merkel. Il s’agit de présenter ces réformes (flexibilité du marché du travail, retraite, etc.) comme un passage obligatoire pour la France. François Hollande s’y aligne, vante « le courage de Schröder » et rêve d’imposer des réformes analogues. Et pourtant, le vrai secret de la puissance industrielle allemande tient à un système rhénan dont la principale qualité fut d’assurer pendant des décennies un haut niveau de rémunération et de protection sociale à ses salariés. C’est ce système-là qui est ébranlé aujourd’hui par la mutation-normalisation anglo-saxonne orchestrée par les réformes Schröder-Merkel. Ce qui explique pourquoi le pays est, depuis l’été 2012, rattrapé par la crise. Le prétendu modèle-remède se révèle en fait un poison pour l’Allemagne et ses partenaires européens. Voilà l’imposture.

HD : Mais pour un pays rattrapé par la crise, l’Allemagne affiche un beau regain de croissance au deuxième trimestre ?

B. O. : Ce rebond est à mettre au compte d’un « effet de rattrapage » dans le secteur de la construction. L’activité retardée du premier trimestre a été reportée sur le deuxième, à cause d’un hiver polaire outre-Rhin qui a provoqué l’arrêt de tous les chantiers dans le BTP. Sinon, les indicateurs demeurent préoccupants, y compris l’investissement (hors immobilier), selon une étude de la Bundesbank. On assiste bien à un léger regain de la consommation, à mettre au crédit des augmentations de salaires obtenues par les syndicats dans quelques secteurs, mais le marché intérieur reste plombé par les réformes Hartz qui ont précarisé massivement les salariés. D’ailleurs, le gouvernement allemand lui-même a maintenu sa prévision de croissance à 0,5 % pour l’année 2013. Et la Bundesbank n’anticipe que 0,3 %. Autrement dit, la perspective pour l’Allemagne reste une quasi-stagnation.

HD : Mais alors, comment expliquez-vous qu’Angela Merkel caracole en tête des sondages à la veille des législatives de septembre ?

B. O. : L’hégémonie du capital allemand provoque, comme partout, la montée de dérives nationalistes ou populistes.lle profite du discrédit persistant du parti social-démocrate (SPD), qui reste fortement associé dans l’opinion aux réformes antisociales inscrites au fameux agenda 2010 de l’ex-chancelier Schröder. Mais la marche s’annonce loin d’être triomphale. Le parti chrétien démocrate (CDU) de Merkel a été sanctionné par l’électorat en perdant toutes les élections régionales récentes. Et son partenaire de droite, l’ultralibéral FDP, pourrait bien supporter à lui seul le même phénomène aux législatives, où il risque de ne pas franchir la barre qualificative des 5 %. Merkel pourrait ainsi se retrouver sans partenaire au lendemain du scrutin et contrainte à une éventuelle grande coalition avec le SPD. Ce qui ne ferait que traduire un profond malaise politique. Sur ce plan aussi, l’Allemagne est rattrapée par la crise. Qu’on pense au résultat d’autres scrutins européens récents, en Italie par exemple.

HD : Est-ce à dire qu’à force d’appliquer le « modèle allemand », toute l’Europe se met en danger ?

B. O. : On est parvenus à l’extrême limite d’un mode de construction européenne déterminé par l’ordo-libéralisme de Berlin. Angela Merkel a pu oser plaider en faveur d’une démocratie « conforme aux marchés ». Car, suprématie des marchés rime avec hégémonie du capital allemand. Ce conformisme-là, partagé hélas bien au-delà des frontières germaniques, est extrêmement dangereux. Il provoque partout, jusqu’en Allemagne, la montée de dérives nationalistes ou populistes, exacerbées par la colère et la frustration de populations dont on a rétréci, voire confisqué, de fait, les droits d’intervention, alors qu’elles aspirent à leur extension. C’est dire combien le défi d’une refondation radicale de l’Europe, de l’euro, du rôle de la BCE frappe à notre porte.


Voir le livre « Le Modèle allemand, une imposture. L’Europe en danger », Bruno Odent. Éditions le Temps des cerises, 2013.

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