Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique latine

Le mouvement étudiant au Chili

Version intégrale d’un entretien avec Sebastian Farfán Salinas, secrétaire général de la Fédération des étudiants de l’Université de Valparaiso (FEUV).

Hans-Peter Renk – Peux-tu te présenter à nos lecteur/trice/s et nous parler de tes activités dans le mouvement étudiant à Valparaiso ?

Sebastian Farfán Salinas – Je m’appelle Sebastian Farfán Salinas et, hormis mes fonctions à la FEUV, j’appartiens au comité exécutif de la Confédération des étudiants du Chili (CONFECH), l’instance suprême des organisations d’étudiants universitaires, protagoniste de la dernière lutte que nous menons au Chili. Je milite aussi dans un collectif universitaire, « Etudiants mobilisés à Valparaiso », qui fait partie d’un projet en gestation, l’Union nationale des étudiants.

Peux-tu nous décrire la situation concrète des étudiant-e-s avec la loi organique sur l’éducation, dernier « cadeau » du gorille Pinochet aux gouvernements de la « Concertation » ?

Les étudiants chiliens sont victimes d’un système pervers qui a transformé l’éducation en marché. Dans ce pays, les études coûtent plus cher qu’une maison. Il faut s’endetter auprès des banques privées pour accéder à l’enseignement supérieur, car l’éducation n’est pas un droit garanti par l’Etat. La majeure partie des étudiants sont inscrits dans des universités privées, dont beaucoup accumulent des bénéfices sur le dos des familles chiliennes. Les Universités étatiques existantes (très faibles) sont entrées dans une logique d’auto-financement, vu la faible contribution de l’État.

Elles se retrouvent sur un marché ouvert, où elles doivent gagner des clients. Par exemple, le budget de mon Université (à statut public) n’est couvert que dans une proportion de 7 % par l’Etat ; tout le reste est financé par nos bourses. Pour cette raison, les taxes d’inscription sont très élevées, il n’y a pas de professeurs embauchés, notre infrastructure est désastreuse. Au Chili, la taxe moyenne d’inscription est supérieure au salaire minimum d’un travailleur. On peut donner beaucoup d’exemples, qui débouchent sur cette conclusion : l’éducation est un commerce, dont nous sommes les clients.

Tout cela n’est pas un hasard. Ce modèle est un héritage direct de Pinochet. Il fut imposé par une dictature militaire féroce. Joaquin Lavin, ex-ministre de l’Education – destitué grâce à notre mouvement – et l’un des représentants de la droite la plus dure parlait d’une « révolution silencieuse ». Dès 1975, le néo-libéralisme s’est imposé : les secteurs étatiques furent démantelés et privatisés, les taxes dérégulées à la hausse et notre pays ouvert au marché international. L’un des secteurs touchés fut l’éducation. Une série de « réformes » permirent de marchandiser l’éducation et de commencer sa privatisation. Le démantèlement de l’éducation supérieur, processus très long et complexe, a débuté un 1981. Un jour avant que le tyran Pinochet cède la place, fut promulguée la loi organique sur l’éducation (LOCE), qui légalisait toutes les privatisations de la dictature.

Les gouvernements de la « Concertation » n’ont pas modifié cette loi. Cette coalition arrivée au pouvoir en promettant des changements s’est contentée d’administrer le modèle implanté par la dictature et à le protéger à tout prix. De nombreux assassinats témoignent du véritable visage de la « Concertation ».

En 2006, s’est produit un avant-goût du processus actuel, lorsque la LOCE et les fondements de l’éducation de marché chilienne furent remis en cause. Ce mouvement, connu comme la « révolution des pingouins », mobilisa les étudiants du secondaire. Pour désamorcer le conflit, le gouvernement promit de réviser la LOCE : il promulgua la loi générale sur l’éducation (LGE), qui maintenait les bases de ce système

Pourquoi le mouvement étudiant est-il si massif et recueille-t-il un appui social très large ?

Les contradictions inévitables de ce modèle apparaissent clairement. Les gens comprennent que l’éducation est en crise. Ce thème transversal affecte tout le monde, la population chilienne a donc réagi positivement à l’appel des étudiants, cette année. La dernière enquête effectuée par l’un des instituts de sondage révèle que 9 personnes sur 10 appuient le mouvement, après 5 mois de mobilisations constantes. D’autre part, l’indice de popularité du gouvernement n’est que de 22 %.

Nos parents ont vu que nous luttions pour une juste cause et que notre mobilisation est nécessaire, que cette crise ne concerne pas seulement l’éducation, mais qu’elle remet en cause tout le modèle dominant et son institutionnalité. Après des années où l’on nous promettait « l’arrivée du bonheur », les gens se sentent floués. Aujourd’hui, les anciens consensus s’effondrent, on commence à questionner les bases mêmes du pouvoir de la classe dominante. La frustration, la tromperie et la constante marginalisation font que les grandes majorités populaires nous regardent avec d’autres yeux et qu’ils placent leurs espoirs de changements en nous.

A cela, s’ajoute l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes qui ont fait un pas en avant et sont prêts à tout donner pour atteindre nos objectifs. Cette génération a rouvert le débat sur des thèmes qui, quelques années auparavant, semblaient rayés de l’histoire : l’Université pour le peuple, le rôle des étudiants et de l’éducation pour une nouvelle société. Tout cet enthousiasme explose aujourd’hui dans un Chili qui semblait dominé et réduit au silence. Cela a aussi suscité un grand appui.

Enfin, ce processus est sans précédent. Durant les années de la « Concertation », s’est produit un lent processus d’accumulation de forces et d’articulation d’un tissu social. Lentement, le peuple chilien a commencé à se lever contre ce système et est descendu dans la rue pour lutter pour ses droits. Des luttes historiques des Mapuche, en passant par les mobilisations des travailleurs du cuivre et de la forêt, des combats pour l’environnement jusqu’au mouvement étudiants, une nouvelle étape semble s’ouvrir en 2011, un nouveau moment pour le Chili. Cette mobilisation se produit dans un contexte de sympathie pour le mouvement, avec une nouvelle génération prête à lutter et avec un mouvement populaire réarticulé.

Quelles sont les perspectives pour faire aboutir les revendications du mouvement ?

Cette mobilisation étudiante a réussi à imposer des thèmes très profonds. A d’autres moments, les étudiants luttaient seulement pour leur propre compte et se retrouvaient enfermés dans une lutte sectorielle, sans en voir l’aspect global. Aujourd’hui, les étudiants luttent pour l’éducation gratuite, pour la prise en charge de l’éducation des jeunes à 100 % par l’Etat. Le débat très intéressant qui s’est ouvert met en question le dogme néo-libéral.

Nous avons affirmé que les ressources existent au Chili, et qu’on doit donc les prendre là où elles se trouvent : les ressources naturelles. On a relevé que les grandes multinationales volent nos ressources naturelles et, par conséquent, la question de la renationalisation du cuivre est posée. Ce débat ouvre en même temps la possibilité de penser l’utilisation des ressources naturelles pas seulement pour l’éducation, mais pour tout un peuple. Notre consigne est : « Renationalisation du cuivre, pour un travail digne et pour l’éducation gratuite », et nous sommes descendus dans la rue aux côtés des travailleurs du cuivre.

Les revendications ont donc dépassé le cadre sectoriel pour passer à une remise en cause du système économique chilien. Qualitativement, c’est un saut gigantesque. Dans nos assemblées, on discute comment mener à bien ces changements et l’on arrive toujours à la conclusion que c’est une tâche de tout le peuple dans le cadre d’un processus de transformation radical de la société.

Aujourd’hui, dans nos marches, ces thèmes figurent sur les banderoles et les pancartes. La FEUV, qui regroupe des milliers d’étudiants, arbore une banderole « Unité des étudiants pour impulser la lutte populaire ». Dans les mobilisations, des milliers de jeunes discutent comment faire avancer la lutte de tout un peuple, comme faire pour changer l’éducation, comment transformer la société.

De plus, il se confirme que l’organisation et la lutte sont notre seule arme. Après tant de défaites et de frustations, aujourd’hui nous voulons vaincre, gagner. Surtout, nous voulons pouvoir tout changer, car aujourd’hui nous n’avons rien, changeons de logique et misons tout sur la lutte. Cet enthousiasme – que ni la droite, ni la « Concertation » n’ont pu faire baisser – nous a permis de résister jusqu’ici, durant ces 5 mois de mobilisation.

Propos recueillis et traduits de l’espagnol par Hans-Peter Renk

* Une version légèrement raccourcie de ce texte est paru en Suisse dans le no 195 du journal « solidaritéS ».

Sebastian Farfan-Salinas

secrétaire général de la Fédération des étudiants de l’Université de Valparaiso (FEUV).

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