Édition du 10 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

Le problème du lobbyisme au Québec, la réforme et le cas de l'environnement

Une réforme de la Loi sur le lobbyisme est en cours et elle pourrait avoir des conséquences désastreuses pour la société, la démocratie et l’environnement du Québec. C’est un dossier complexe alors je vais tenter de vulgariser tout ça. Est-ce que je peux répéter que c’est vraiment grave ? D’accord. Suivez-moi, ça vaut la peine.

L’auteur est géographe, activiste et écrivain.

D’abord, récapitulons. La définition varie d’un pays à l’autre, mais au sens large, le lobbyisme désigne le fait de tenter d’influencer des décideurs gouvernementaux dans le but de favoriser des intérêts particuliers, c’est-à-dire ceux de compagnies privées.

Historiquement, le terme provient du XIXe siècle en Angleterre, où des membres du parlement et des représentants de corporations se réunissaient, comme de fait, dans le lobby.

Aujourd’hui, la pratique du lobbyisme est répandue et encadrée à travers le monde par plusieurs lois. Si leur influence est écrasante, elle n’est pas sans controverses. On les accuse de trafic d’influence, de corruption, d’acheter les politiciens avec des donations et des promesses d’emplois futurs (les « portes tournantes » du pouvoir).

Lobbyisme à travers le monde

Les États-Unis sont les champions en matière de lobbyisme. Comptés par dizaines de milliers (http://www.opensecrets.org/lobby/index.php) (jusqu’à 100 000 selon certains analystes http://www.thenation.com/article/178460/shadow-lobbying-complex#) et financés en milliards de dollars, ces porte-voix dictent à peu près tout ce qui se passe au gouvernement.

Par exemple, après le crash de 2008, le lobby des banques a réussi à édenter (http://www.thenation.com/article/174113/how-wall-street-defanged-dodd-frank) le projet de loi Dodd-Frank qui les aurait encadrées. La National Rifles Association continue à bloquer tout contrôle sur les armes à feu quoique la majorité de la population les approuve. Même le lobby de la malbouffe (http://newint.org/features/2011/01/01/10-worst-corporate-lobbyists/) réussit à empêcher un projet d’étiquetage nutritionnel visant à combattre l’obésité.

Les exemples abondent. C’est d’ailleurs en partie grâce à la puissance formidable du lobbyisme aux États-Unis que des chercheurs ont récemment produit une étude (http://www.princeton.edu/~mgilens/Gilens%20homepage%20materials/Gilens%20and%20Page/Gilens%20and%20Page%202014-Testing%20Theories%203-7-14.pdf) déclarant rien de moins que la mort de la démocratie américaine.

L’Union Européenne est un autre cas tragique. On estime que plus de 30 000 lobbyistes à Bruxelles (http://www.theguardian.com/world/2014/may/08/lobbyists-european-parliament-brussels-corporate) influencent 75% de la législation en cours. Cette armada est à peine moins nombreuse que les 31 000 employés(e)s de la Commission européenne. Son influence a d’ailleurs amené plusieurs à se poser la question : qui contrôle l’Union européenne ?

Le Canada démontre une évolution similaire, plus évidente depuis l’arrivée des conservateurs au pouvoir. Les industries minières, du tabac, de la finance et de la haute technologie trouvent (http://www.macleans.ca/news/canada/the-top-lobby-groups-in-ottawa/) une écoute toute particulière de la part des élu(e)s.

On retient évidemment l’influence écrasante des compagnies pétrolières et gazières dans tout ce manège, avec quelque 2 700 rencontres (http://www.huffingtonpost.ca/2012/12/04/oil-gas-lobbying-canada-polaris_n_2237826.html) avec le Cabinet de Stephen Harper depuis 2008. Cette influence a été prouvée (http://www.theglobeandmail.com/report-on-business/industry-news/energy-and-resources/oil-industry-successfully-lobbied-ottawa-to-delay-climate-regulations-e-mails-show/article15346866/), notamment dans les ententes internationales sur le climat et l’inaction du Canada, inspirant plusieurs à qualifier le Canada d’État pétrolier (http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/397738/manifeste-contre-un-etat-petrolier-quebecois).

La situation au Québec

Alors, qu’en est-il dans la belle province ? D’emblée, il semble qu’on soit en train de faire un retour à l’époque Duplessis. Les lobbys des industries extractives sont très présents (http://www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2013/11/131111-Le-lobbyisme-au-Québec.pdf) avec les industries minières, d’hydrocarbures et forestières. Les secteurs de la pharmaceutique et de la finance sont également très bien représentés. Il y aurait au total près de 4 000 personnes inscrites au registre du lobbyisme, ce qui est énorme !

Leur influence est resentie à travers l’entièreté du processus de législation. Par exemple, le lobby minier a réussi à bloquer, puis dépouiller (http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/391311/la-reforme-de-la-loi-sur-les-mines-est-battue-par-l-opposition) la réforme de la Loi sur les mines. S’il est le plus grand bénéficiaire du Plan Nord (http://business.financialpost.com/2014/07/30/quebec-lawyers-optimistic-about-revived-plan-nord/?__federated=1), il en est probablement aussi l’architecte.

Le lobby pétrolier et gazier est derrière de nombreuses tractations récentes. Il a lancé de nombreuses opérations de charme pour les gaz de schiste, l’inversion de l’oléoduc 9b d’Enbridge et le port pétrolier de Cacouna. On peut aussi se demander quel rôle il a joué dans les poursuites de Pétrolia contre la ville de Gaspé (http://affaires.lapresse.ca/economie/energie-et-ressources/201304/24/01-4644139-petrolia-poursuit-gaspe.php) ou de Gastem contre Ristigouche Sud-Est (http://m.radio-canada.ca/regions/est-quebec/2014/02/20/008-gaspesie-gastem-cause.shtml).

Le lobby forestier pousse (http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/393064/trop-de-developpement-durable-nuit-au-developpement-economique) contre les aires protégées et la fusion des ministères de la Forêt, de la Faune et des Parcs est une réponse directe (http://www.lapresse.ca/le-quotidien/201403/22/01-4750435-couillard-promet-un-ministere-de-la-foret.php) à cette demande.

Ici aussi le phénomène des « portes tournantes » est très réel, avec de nombreux politiciens devenus lobbyistes, comme Lucien Bouchard (gaz et pétrole), André Boisclair (gaz et pétrole), Nathalie Normandeau (mines), Guy Chevrette (forêt), Pierre Corbeil (santé), Denis Duteau (ancien maire d’Anticosti, pétrole) et j’en passe.

Sans surprise, ils ont mauvaise réputation au Québec (http://www.leger360.com/admin/upload/publi_pdf/JML20131012.pdf) comme ailleurs (http://www.gallup.com/poll/151460/record-rate-honesty-ethics-members-congress-low.aspx).

Ils ont leur propre lobby (http://www.lobbyquebec.com), l’Association québécoise des lobbyistes. Certainement étouffés par un grand sens moral, les lobbyistes d’ici n’apprécient pas la critique (http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/commission-charbonneau/201408/25/01-4794568-ceic-les-lobbyistes-rappellent-leur-legitimite.php).

Lors de la publication d’un rapport du Commissaire au lobbyisme (http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/CI/mandats/Mandat-21659/index.html), quelques voix se sont d’ailleurs levées (1 http://quebec.huffingtonpost.ca/michael-binnion/lobby-obscures-influences_b_4604129.html 2 http://quebec.huffingtonpost.ca/mathieu-santerre/lobbyiste-profession-avenir-quebec_b_4589342.html et 3 http://www.ledevoir.com/politique/quebec/396692/lobbyiste-ca-depend), d’une part pour défendre cette « profession d’avenir » mais surtout pour accuser les environnementalistes et groupes citoyens / communautaires, de ne pas avoir à s’inscrire comme lobbyistes (décrit comme un « passe-droit »). Parce que c’est la même chose, selon eux-elles, qu’on se batte, par exemple pour faire grimper les profits d’une multinationale pétrolière qui empoisonne allègrement ou alors qu’on défendre la qualité de l’eau et de l’air, pour, vous savez, continuer à vivre.

Réforme de la Loi sur le lobbyisme ; pourquoi ça vous concerne

En 2002 est entrée en vigueur la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme, aussi connue sous le nom de Loi sur le lobbyisme. Une réforme est en cours et le Commissaire au lobbyisme a déjà soumis 105 recommandations (http://www.commissairelobby.qc.ca/documents/File/21_memoire%20rapport%20complet.pdf).

Le projet de loi pourrait être dévoilé à l’hiver 2015. Mais s’il suit les recommandations, nous sommes vraiment, mais vraiment dans la merde. Pourquoi ? Faisant écho au « lobby des lobbyistes », le Commissaire vise à assujettir les organismes sans but lucratif (61 000), dont 4 000 groupes d’action communautaire autonome, ainsi que les coalitions qu’ils forment. Les groupes écologistes sont bien entendu visés. De plus, le Commissaire considère les appels au grand public comme des activités de lobbyisme.

D’abord, ces changements constitueraient un frein majeur au travail de ces organismes. Il s’agirait d’une lourdeur administrative ajoutée à un manque de personnel et d’expertise juridique, sans compter tous les bénévoles qui seraient démobilisés-es, voir intimidés-es par les nouvelles mesures.

D’autre part, les organismes communautaires sont déjà transparents et disposent déjà d’une reddition de compte rigoureuse. Et à quoi bon inscrire une activité de mobilisation de la population puisqu’elle est déjà, par définition, publique ?

Peut-on ajouter qu’une telle réforme viendrait diluer complètement le sens du lobbying ? On mettrait côte à côte des acteurs qui ont des missions, des pratiques et des intérêts absolument contradictoires. Est-ce que ce n’est pas d’ailleurs une des raisons pour laquelle l’Association des lobbyistes du Québec s’y intéresse tant ?

Toutes ces embûches, et pourquoi ? C’était d’ailleurs l’avis du ministre de la Justice en 2007 :

Le législateur ne voulait pas viser les associations ou groupements qui s’occupent de promouvoir les causes d’intérêt commun susceptibles de profiter à la collectivité (en matière environnementale, par exemple) par opposition à ceux qui défendent l’intérêt économique de quelques personnes ou groupes de personnes.

Personnellement, je trouve déjà problématique la définition actuelle du lobbying dans la Loi. Elle désigne simplement le fait de vouloir influencer un décideur. En 2002, en omettant de qualifier l’acteur (privé ou collectif), on ouvrait la porte à tous les malentendus et mauvaises applications qui nous menacent aujourd’hui.

Pourquoi ne pas profiter d’une réforme pour resserrer la loi, contrôler davantage les lobbyistes actuels ? Les groupes communautaires et environnementaux, eux, ne posent aucune menace. Nous nous battons - sans relâche et avec peu de moyens - pour l’égalité, les droits humains, la santé de la population et la qualité de l’environnement... et tout le monde en bénéficie.

Ce qui est légal

Le lobbyisme est peut-être légal, mais ça ne veut pas dire qu’il est éthique. La critique de fond, selon laquelle les lobbys subvertissent la démocratie au nom d’intérêts privés, reste sans réponse. Aucun de ses porte-paroles n’est prêt à l’adresser. Ils se contentent de dire, grosso modo, que le trafic d’influence a toujours été là et que le mieux qu’on puisse faire c’est de le montrer au grand jour - ce qui n’est pas réglé, en passant, même avec la Loi.

C’est ce qu’avoua Jack Abramoff en 2011 (http://www.imdb.com/title/tt1194417/), cet ancien super-lobbyiste qui s’est repenti après avoir été reconnu coupable de trafic d’influence pour des sommes faramineuses avec des dizaines d’élus. Malgré l’outrage populaire devant son scandale, aucune réforme sérieuse du lobbying aux États-Unis n’a eu lieu. Les conditions qui ont permis toute cette influence anti-démocratique sont restées en place. Mais ce n’était que la pointe de l’iceberg. Lorsque questionné sur le sujet, Abramoff hausse les épaules. « Le problème, » confie-t-il (http://www.npr.org/2011/11/18/142506539/jack-abramoff-calls-d-c-politics-dirty-as-ever) en bout de ligne, « réside principalement dans ce qui est légal ».

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