C’est la formule qui me vient à l’esprit lorsque je réfléchis sur le refus de la Ville de Québec de permettre l’étude d’ossements découverts sur la rue Saint-Anselme dans le quartier Saint-Roch et qui remonteraient à la bataille des Hauteurs d’Abraham. Ces ossements contiendraient des restes de guerriers hurons, alliés des Franco-Canadiens contre les Britanniques. Cette expression vient de Pascal Bruckner dont l’essai portant ce titre a été publié en 1983. Pour résumer sommairement le contenu du livre, l’auteur y pointe la culpabilité et la haine de soi qui inhiberaient depuis un bon bout de temps beaucoup d’Occidentaux par rapport aux sociétés de ce qu’on appelle le Tiers-Monde. Je ne l’ai pas lu, mais des résumés. Il me semble s’appliquer fort bien au cas du veto opposé par l’administration municipale de la Vieille Capitale à l’étude scientifique de ces ossements dont la provenance est assez incertaine. Il fait suite à l’opposition du chef des Hurons de la réserve de Wendake Pierre Picard, située dans la banlieue nord de Québec à tout examen scientifique de ces restes au nom du respect des croyances indiennes, perçu comme une intrusion susceptible de troubler l’esprit des ancêtres.
Depuis déjà plusieurs années, une tendance se confirme en archéologie, préhistoire et paléontologie : dans les cas de découverte d’ossements anciens, qu’ils soient trouvés sur le territoire d’une collectivité autochtone ou même loin de celui-ci, devant les réticences « d’intégristes » appartenant à cette collectivité qui tiennent à éviter toute étude scientifique de ces restes au nom du respect de leurs croyances, les autorités « blanches » ont tendance à céder, donc à renoncer à une approche rationnelle et historique en matière de recherche archéologique.
Pourtant, l’identité des restes de la rue Saint-Anselme est incertaine. On présume qu’ils proviennent de participants autochtones et « blancs » à la bataille de 1759. Si la Ville ne revient pas sur sa décision (sans doute adoptée pour éviter l’accusation de racisme à l’endroit des Hurons), elle demeurera mystérieuse. La science y perdra beaucoup. Les croyances traditionnelles huronnes sont tout à fait légitimes et respectables, mais doit-on pour autant renoncer à l’étude des squelettes afin de ne pas heurter les convictions religieuses d’un groupe de citoyens et de citoyennes, ou du moins d’une partie d’entre eux ?
On doit rappeler que les Hurons de Wendake ne peuvent prétendre au droit de premiers occupants de l’endroit où ils vivent. En effet, leurs ancêtres y sont arrivés en provenance de la baie Georgienne (le long du lac Huron en Ontario) en 1648-1649, fuyant les Iroquois avec lesquels ils étaient en guerre, vu qu’ils avaient forgé une alliance avec les Français. On dispose d’archives le prouvant. Il faut souligner aussi que les guerriers hurons n’étaient pas les seuls auxiliaires autochtones présents à Québec durant le siège de 1759. Le réseau des alliances indiennes mis sur pied par les Franco-Canadiens s’étendait loin sur le continent. Des guerriers de nations habitant ce qui est aujourd’hui le Midwest américain épaulaient l’armée française, pas seulement des Hurons. J’ignore s’il existe des réserves dans cette région et si oui, ce que penseraient les descendants des auxiliaires présents à Québec en 1759 de la démarche de monsieur Picard de refuser l’examen des ossements de la rue Saint-Anselme. La question se pose. Et les compatriotes de monsieur Picard sont-ils tous d’accord avec lui ? Il y a beaucoup d’incertitudes dans cette histoire.
Une mauvaise conscience taraude de nos jours plusieurs Blancs quant au traitement qu’ont subi les Amérindiens en Amérique du Nord. Ils ont été, comme on sait, les grandes victimes de la colonisation britannique, puis américaine et dans une moindre mesure. française. Les Premières Nations sont aujourd’hui enclavées dans des réserves où elles bénéficient quand même d’une certaine autonomie. C’est facile de laisser éclater le sanglot de l’homme blanc lorsque l’autre est vaincu et dépouillé de son territoire...
On peut penser par exemple, à un exemple représentatif qui illustre ce sentiment de culpabilité : le film (très émouvant au demeurant) « Danse avec les loups » » de Kevin Costner sorti en 1990. Le contraste est frappant avec le passé, où on présentait dans les livres d’histoire, les romans, à la télévision et au cinéma les Amérindiens comme des barbares sanguinaires et primitifs. Les mouvements indianistes ont profité de ce sentiment de honte pour réhabiliter leurs ancêtres, à juste titre. Certains militants ont même rejeté le christianisme enseigné autrefois par les missionnaires pour renouer avec la religion ancestrale, du moins ce qui en subsiste. Tout ce processus intellectuel et politique s’est édifié pour l’essentiel sur la notion de respect des croyances traditionnelles propres aux peuples amérindiens.
On comprend ce mouvement de « retour aux sources » religieuses dont la légitimité ne peut être remise en cause. Mais il est permis de se demander s’il ne va pas trop loin dans certains cas en bloquant toute étude scientifique de squelettes et d’objets anciens. Dans le cas de la rue Saint-Anselme, celle-ci se trouve loin du territoire de la réserve de Wendake et on ignore la « nationalité » des gens dont on a retrouvé les restes. Seule une étude détaillée et rigoureuse permettrait d’y voir clair. L’opposition de Pierre Picard et de ses adjoints, de même que la reculade de la Ville privent l’ensemble des Québécois et des Québécoises d’informations importantes sur le déroulement d’un épisode capital de leur histoire. En étudiant minutieusement les ossements mis au jour, on récolterait ainsi de précieux renseignements sur le mode de vie de ces gens, leur régime alimentaire, leur état de santé, les circonstances précises de leur mort, etc.
Si une telle reculade s’est produite à Québec, elle peut aussi bien avoir lieu ailleurs. Par exemple, en cas de découverte de squelettes amérindiens à Saint-Constant ou à Longueuil, céderait-on à l’opposition prévisible des Mohawks de Kahnawake afin de ne pas blesser leur « sensibilité culturelle » ?
Devrait-on en définitive renoncer à l’étude des traces matérielles de l’histoire amérindienne du Québec (et d’ailleurs au Canada) au nom du respect de convictions religieuses autochtones dont on n’est même pas certains qu’elles font encore l’unanimité chez ces gens ? Après tout, on n’est plus dans la période coloniale et leurs sociétés ont évolué, tout comme la nôtre. Cette capitulation entraînerait alors un sérieux recul des connaissances scientifiques sur le passé.
Ces dernières et le respect des cultures autochtones ne se contredisent pas, mais se complètent plutôt. Bien connaître son histoire constitue l’occasion pour une collectivité de mieux se comprendre elle-même et aussi, surtout peut-être, de mieux s’entendre avec ses voisines.
Si certaines croyances autochtones et autres peuvent sembler loufoques à des esprits critiques, il faut aussi admettre que la science n’a pas réponse à tout, et surtout pas au destin ultime de l’homme. À mesure qu’elle progresse, on s’aperçoit (en fait, les scientifiques le savent depuis longtemps) que toujours plus de choses demeurent à découvrir et que des connaissances qu’on tenait pour acquises doivent être modifiées, ou même parfois abandonnées. La science n’est pas un absolu, les scientifiques en ont conscience depuis longtemps (du moins les plus lucides d’entre eux), mais un phénomène culturel ; tout comme la religion mais avec le souci de comprendre rationnellement l’homme et l’Univers aussi objectivement que possible.
Jean-François Delisle
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