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Europe

Le silence tue

Mourmelon-le-Grand, dans la Marne, région Grand Est, 2 juin 2018. Kevin, fils d’un officier militaire du 501e Régiment de chars de combat, est tué d’une « vingtaine de coups de couteau dont deux coups mortels aux poumons avec une lame de 18 cm ». Son assassin, passé aux aveux quatre jours après les faits lors de sa garde à vue, ne cache pas sa passion pour les armes à feu et son rêve de rejoindre les rangs de l’armée.

tiré de : Entre les lignes et les mots 2018 - 22 - 16 JUIN - Notes de lecture, textes, pétitions, annonces

Ses pages Facebook ou Instagram donnent à voir beaucoup d’images d’armes de poing ou de fusils d’assaut, et des photos de lui, costumé en militaire, arme à la main, lors de reconstitutions d’épisodes guerriers militaires. Ces sites affichent également une longue liste de jeux de guerre. « C’est un amateur de gaming. Sur sa page Instagram il n’a qu’une seule devise : Faites la guerre pas l’amour », détaillera une camarade de collège. Passionné d’airsoft et de reconstitutions historiques de la Seconde Guerre mondiale, l’adolescent s’était fait offrir par ses parents « un couteau des années 40, qui était utilisé par les militaires de l’armée américaine », a précisé le parquet. Ce cadeau a servi d’arme du crime.

Pour sa défense, ce war gamer a chargé le seul témoin connu de la scène, c’est-à-dire la petite amie de la victime. Selon lui, elle aurait été l’organisatrice de l’homicide, lui aurait fait croire que Kevin l’avait violée et qu’elle avait besoin de protection. Lui, en « ancien copain », n’aurait fait qu’exécuter ses ordres. Les magistrats ont confondu l’adolescente qui aurait été jusqu’à fomenter une histoire de regard mal placé, de vol à l’arrachée, entre personnes inconnues. Elle a également établi un portrait robot, imaginé à l’avance, stigmatisant un « un homme d’origine maghrébine, de grande taille ». Elle a estimé l’âge de l’agresseur désigné, « entre 25 et 30 ans », sa taille « mesure entre 1,80m et 1,90m » et son type « à la peau mate », toutes caractéristiques éloignées de la physionomie de son ex. En fait, tous les protagonistes, mineurs, âgés de 17 ans, se connaissaient.

Rocbaron, Var, région PACA, 10 avril 2016. Matteo est tué par balle, à bout touchant dans la nuque, au domicile d’un de ces « copains » et en compagnie de deux autres. Le tueur, roux, alors maigrelet, est passionné d’armes à feu, champion de France de tir, membre du club de tir local. Il reconnaît les faits et invoque l’accident. Il est, à cette époque, en possession d’un Glock 9 mm et de munitions, que son père, un ancien sniper de l’armée française, lui a acheté. Les gendarmes retiennent la thèse de l’accident et l’affaire est confiée à un juge qui n’a à ce jour, soit plus de deux ans après l’homicide, pas bouclé l’instruction. Les deux témoins n’ont pas souhaité parler, malgré les reconstitution, enquête, avis d’experts et autres interrogatoires. L’assassin et son père ont été mis en examen et éloignés mais laissés en liberté. L’ensemble des protagonistes connus est composé de garçons mineurs, âgés de moins de 17 ans au moment des faits, qui se connaissent bien.

Que nous enseignent ces deux faits divers ? Tout d’abord qu’il existe une justice à deux vitesses, celle soucieuse des intérêts ou sous menace des ordres – militaire, policier, étatique – et celle empressée d’emprisonner les frères Traoré par exemple ou de placer en garde à vue les jeunes manifestants du lycée Arago. Car enfin, étonnamment, les deux affaires judiciaires ont en commun une trame militaire.

Rappelons que Rocbaron, ville d’environ 5 000 habitants, en forte progression démographique, est située à 35 kilomètres de Toulon, le plus grand port militaire français. Elle compte parmi ses habitants, comme ses communes voisines, de nombreux professionnels de l’armée en exercice ou à la retraite. Mourmelon, ville de 5 000 habitants, abrite pour sa part l’un des plus importants camps militaires de France, non loin de Châlons-en-Champagne. Ce lieu fait également référence à une affaire criminelle française qui s’est illustrée par sa lenteur (instruction qui a duré vingt ans, entre 1982 et 2003) et par les carences de l’enquête. Huit jeunes hommes – appelés du contingent – avaient disparu depuis 1980 à proximité du camp militaire et retrouvés morts.

L’auteur des crimes qui ont été retenus s’est avéré être un militaire gradé, très estimé de sa hiérarchie. Dans cette affaire, l’État français a été condamné en janvier 2005 pour faute lourde : le jugement a noté « l’inaptitude du service public de la justice à remplir sa mission » car une « série de fautes » commises par les juges d’instruction et les enquêteurs « ont ralenti l’instruction des différentes affaires de disparitions inquiétantes » et ont conduit « à ce que demeurent inconnues les circonstances de l’enlèvement et du décès de plusieurs victimes. » Gageons que les deux enquêtes en cours (homicides de Kevin et de Matteo) ne suivront pas la même direction.

Ensuite, ces deux meurtres, ces « drames » diraient les médias qui couvrent ce type d’événement, nous informent, une fois de plus sur le niveau de violence des adolescents. De façon plus pragmatique, ils révèlent ce qui est devenu pour une majorité d’entre eux une routine, une façon de vivre, celle d’avoir droit de vie ou de mort sur l’autre. Ils expriment l’accélération d’une délinquance qui se généralise en se banalisant. Les relations violentes ne sont pas nouvelles, elles s’expriment en général, en en particulier dans les banlieues, dans les no man’s lands, sous forme d’une rébellion à un système oppressif, discriminant, excluant, y compris de façon implicite. Aujourd’hui, la donne a changé.

Ladite délinquance s’est précipitée. Les violences du côté des garçons servent à démontrer une position viriliste ou masculiniste – manifester sa force, se battre, se défendre d’être victime, surtout des filles –, fortement hiérarchisée selon les sexes. Chez les filles, elle servent à manifester leur assimilation d’une répartition bien cadrée des rôles sexués – grands frères protecteurs, filles ayant besoin de défendre leur honneur, d’entrer en rivalité, y compris en portant des coups – et la grande faculté, pour certaines, à instrumentaliser la vague de dénonciation des violences sexuelles à des fins toutes personnelles, pour ne pas dire individualistes.

L’heure est décidément aux violences, en excès, en surenchère, chez des jeunes en régression sociale et politique, ayant pris pour acquis la division sexuelle. On peut parler d’une socialisation de la violence par la violence, celle d’État – Éducation nationale démissionnaire, police répressive, militarisation des relations sociales, politiques sociales ségrégationnistes, augmentation des écarts de richesse, sexisme endogène… D’ailleurs, le 25 mai dernier, Fionnuala Ní Aoláin, Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la protection des droits de l’homme dans le contexte de la lutte antiterroriste, n’a-t-elle pas épinglé l’État français dont les lois antiterroristes impactent « l’exercice des droits humains fondamentaux tels que le droit à la liberté, au respect de la vie privée et à la liberté d’association, de mouvement et de religion » ?

Le cadre violent étant institutionnalisé, le racisme et la banalisation de la vague sécuritaire gagnent une place de choix au point de dérouler le tapis rouge à l’extrême-droite. Autant dire que, à travers cette normalisation de la violence par division sexuelle interposée, les relations sociales produisent, par effet miroir, de la xénophobie, du racisme et du fascisme, et non l’inverse. L’affabulation de la principale témoin du premier crime et le silence des deux témoins du deuxième en attestent. Le mensonge, comme le silence, tue. Ça continue. C’est bien triste.

Joelle Palmieri, 7 juin 2018

https://joellepalmieri.wordpress.com/2018/06/07/le-silence-tue/

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