Édition du 26 mars 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Les femmes de Corée du Sud font grève contre leur statut actuel de « machines à bébés »

Les femmes en âge de procréer en Corée du Sud ont moins de bébés que dans n’importe quel autre pays du monde.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Après avoir essayé pendant plus d’un an de persuader davantage de femmes sud-coréennes d’avoir des bébés, Mme Chung Hyun-back identifie la raison principale de cet échec : « Notre culture patriarcale ». Mme Chung, qui avait été chargée par le gouvernement précédent d’inverser la chute de la natalité dans le pays, sait de première main combien il est difficile d’être une femme en Corée du Sud. Elle a choisi sa carrière plutôt que le mariage et l’enfantement. Comme elle, des millions de jeunes femmes ont collectivement rejeté la maternité dans le cadre de ce que l’on qualifie aujourd’hui de « grève des naissances ».

Une enquête réalisée en 2022 a révélé que les femmes sont plus nombreuses que les hommes (65% contre 48%) à ne pas vouloir d’enfants. Elles ajoutent à cette détermination un évitement complet du mariage (avec ses exigences conventionnelles). En Corée du Sud, l’autre expression désignant la grève des naissances est la « grève du mariage ».

Cette tendance est en train d’étrangler la Corée du Sud. Depuis trois années consécutives, le pays a enregistré le taux de fécondité le plus bas au monde, les femmes en âge de procréer ayant moins d’un enfant en moyenne. Il a atteint le « carrefour d’extinction » (lorsque les décès deviennent plus nombreux que les naissances) en 2020, près d’une décennie plus tôt que prévu.

Aujourd’hui, environ la moitié des 228 villes, comtés et districts du pays risquent de perdre tellement de résident-es qu’ils pourraient disparaître. Des crèches et des écoles maternelles sont transformées en maisons de retraite. Des cliniques gynécologiques ferment, et des salons funéraires ouvrent. À l’école primaire de Seoksan, dans le comté rural de Gunwi, le nombre d’élèves est passé de 700 à quatre. Lors de ma dernière visite, les enfants ne pouvaient même pas former une équipe de football.

Les jeunes Coréen-nes ont des raisons bien documentées de ne pas fonder une famille, notamment les coûts faramineux de l’éducation des enfants, les logements inabordables, les perspectives d’emploi médiocres et les heures de travail exténuantes. Mais les femmes en particulier en ont assez des attentes impossibles de cette société traditionaliste envers les mères. Alors, elles démissionnent.

Le président Yoon Suk-yeol, élu l’année dernière, a laissé entendre que le féminisme était responsable du blocage des « relations saines » entre hommes et femmes. Mais il inverse les données en cause : c’est l’égalité des sexes qui constituerait la solution à la chute des taux de natalité. La plupart des femmes coréennes qui fuient les fréquentations, le mariage et l’enfantement en ont assez d’un sexisme omniprésent et sont furieuses d’une culture de chauvinisme violent. Leur refus de devenir des « machines à bébés », selon des bannières de protestation que j’ai vues, constitue une riposte. « La grève des naissances est la revanche des femmes sur une société qui nous impose des fardeaux impossibles à supporter et ne nous respecte pas », déclare Jiny Kim, 30 ans, employée de bureau à Séoul, qui entend rester sans enfant.

Rendre la vie plus juste et plus sûre pour les femmes contribuerait grandement à réduire la menace existentielle qui pèse sur le pays. Pourtant, ce rêve féministe semble de plus en plus irréaliste, car le gouvernement conservateur de M. Yoon défend des politiques régressives qui ne font qu’amplifier le problème.

La crise démographique de la Corée du Sud était autrefois inconcevable : Encore dans les années 1960, les femmes avaient six enfants en moyenne. Mais l’État, en quête d’un développement économique, a mené une campagne agressive de contrôle de la population. En une vingtaine d’années, la fécondité féminine moyenne a chuté au-dessous de 2,1 enfants, soit le nombre nécessaire pour assurer la reconstitution de la population, un chiffre qui n’a cessé de baisser depuis. Les plus récentes données diffusées par l’agence de statistiques sud-coréenne situent le taux de fécondité actuel à 0,81 pour 2021 ; au troisième trimestre de 2022, il était de 0,79.

Les gouvernements récents ont bel et bien manifesté leur alarme face à un taux de natalité qui semble tendre vers zéro. En 16 ans, 280 000 milliards de wons (210 milliards de dollars) ont été versés à des programmes encourageant la procréation, comme une allocation mensuelle pour les parents de nouveau-nés.

De nombreuses femmes continuent de dire non. Et cela n’a rien d’étonnant. Il est difficile d’échapper aux normes de genre étouffantes, qu’il s’agisse des directives adressées aux femmes enceintes selon lesquelles il faut prévoir des sous-vêtements propres pour son mari avant l’accouchement, ou de corvées de cuisine qui durent toute la journée en préparation de fêtes comme le festival des récoltes de Chuseok. Les femmes mariées sont écopent de la part du lion dans les tâches ménagères et dans les soins aux enfants, ce qui accable à tel point les nouvelles mères que beaucoup d’entre elles sont forcées d’abandonner leurs ambitions professionnelles. Même dans les ménages à double revenu, les épouses consacrent quotidiennement plus de trois heures à ces tâches, contre 54 minutes de la part de leur mari.

La discrimination infligée par les employeurs aux mères dotées d’un emploi salarié est absurdement courante. Dans un cas notoire, le premier fabricant de lait maternisé du pays a été accusé de faire pression sur ses employées pour qu’elles démissionnent dès qu’elles deviennent enceintes.

Et la violence sexiste est « scandaleusement répandue », selon l’organisme humanitaire Human Rights Watch. En 2021, une femme a été assassinée ou prise pour cible tous les 1,4 jour ou moins, selon la Korea Women’s Hotline. Les femmes ont baptisé le fait de mettre fin à une relation sans susciter de réaction vicieuse une « rupture sécuritaire ».

Mais les femmes n’ont pas accepté passivement ces conditions de masculinité toxique. Elles se sont organisées bruyamment, du mouvement #MeToo, le plus réussi d’Asie, à des associations comme celle du « Mouvement des 4B », qui se traduit par « Quatre Non : pas de fréquentations, pas de sexe, pas de mariage et pas d’enfantement ». Les mouvements féministes du pays ont obtenu la dépénalisation de l’avortement et des peines plus sévères pour une épidémie de crimes liés au porno-espionnage.

Bien sûr, on a vu de nombreux jeunes Coréens se déclarer victimes de l’activisme des femmes. Le président Yoon a accédé au pouvoir l’année dernière en misant sur ce ressentiment. Il s’est fait l’écho des militants masculinistes, en déclarant que le sexisme structurel n’existait plus en Corée du Sud et en promettant de punir plus sévèrement les fausses déclarations d’agressions sexuelles.

Le gouvernement de M. Yoon est même en train de supprimer l’expression « égalité des sexes » des manuels scolaires et a annulé le financement de programmes visant à lutter contre le sexisme quotidien. « Si vous trouvez l’égalité des sexes et le féminisme si importants, vous pouvez le faire avec votre propre argent et votre propre temps », a déclaré un législateur de son parti.

Le gouvernement travaille également à démanteler son propre bureau-chef de l’émancipation des femmes, le ministère de l’égalité des sexes. Créé en 2001, ce ministère avait permis de normaliser le congé parental pour les pères et d’aider davantage de femmes à atteindre l’ancienneté sur le lieu de travail.

Certains commentaires de la Ministre pour l’égalité des sexes sous l’administration Yoon illustrent son abandon des femmes. En septembre, Mme Kim Hyun-sook a rejeté l’idée que la misogynie était en cause lorsqu’un employé du métro de Séoul a poignardé à mort une collègue dans les toilettes du métro après l’avoir harcelée pendant des années. Mme Kim a également déclaré dans un premier temps que le viol et le meurtre d’une étudiante sur un campus en juin dernier n’était pas de la violence contre les femmes et ne devait pas être utilisé pour attiser un « conflit entre les sexes ».

Jusqu’à présent, aucune des mesures mises en œuvre par les gouvernements successifs n’a permis d’inverser les tendances en matière de mariage et de procréation. Pire encore, le gouvernement actuel semble saper activement les efforts qui donnaient de l’espoir aux femmes. « C’est une régression historique », déclare Mme Chung, qui a été ministre de l’égalité des sexes de 2017 à 2018. « La société ne peut pas mettre fin à la grève des naissances sans valider les doléances des femmes », dit-elle.

Pour motiver les Coréennes à envisager à nouveau le mariage et l’enfantement, il faut insuffler à chaque aspect de leur vie un sentiment d’autonomie et d’égalité. Une approche féministe permettrait de supprimer les obstacles à la maternité en appliquant simplement les lois existantes contre la discrimination sur le lieu de travail. Elle déstigmatiserait les naissances hors mariage et ferait des tâches domestiques la responsabilité de chacun. Elle condamnerait la violence sexuelle comme étant répréhensible. Une approche féministe reconnaîtrait l’existence d’un problème systémique.

Il est clair que les pays comme le Japon et les États-Unis où la garde des enfants est répartie de manière inégalitaire et qui ne disposent pas d’un congé parental payé à l’échelle nationale ont également des taux de fécondité en chute libre. Il en va de même pour la Chine, où des femmes inspirées par la Corée du Sud ont lancé leur propre mouvement des « Quatre Nons » ; les données gouvernementales de ce mois-ci révèlent que sa population y diminue également. Par contre, les pays qui ont des pères coopératifs et de bonnes politiques familiales, comme la Suède, ou qui reconnaissent la diversité des alliances, comme la France, ont mieux réussi à stabiliser, voire à augmenter, le nombre de naissances.

Les Nations unies prévoient que la population de la Corée du Sud, qui compte 51 millions d’habitants, diminuera de moitié avant la fin du siècle. La survie du pays est en jeu.

Mme Hawon Jung, New York Times, 27 janvier 2023
Hawon Jung (@allyjung) est l’autrice de l’ouvrage à paraître « Flowers of Fire : The Inside Story of South Korea’s Feminist Movement and What It Means for Women’s Rights Worldwide », et ancienne journaliste de l’Agence France-Presse à Séoul. Elle partage son temps entre la Corée du Sud et l’Allemagne.
https://tradfem.wordpress.com/2023/02/05/les-femmes-de-coree-du-sud-font-greve-contre-leur-statut-actuel-de-machines-a-bebes/

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