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États-Unis

Les nouveaux visages de la gauche américaine

La représentante démocrate de New York Alexandria Ocasio-Cortez était inconnue il y a un an. Un documentaire retrace ses débuts en politique, et interroge la gauche américaine en plein essor. Un article de notre partenaire Jacobin.

8 mai 2019 | tiré de mediapart.fr

Depuis sa victoire l’été dernier contre le puissant congressman démocrate du Queens Joe Crowley, Alexandria Ocasio-Cortez est la cible d’attaques continues de la droite et du centre. Elle est devenue l’héroïne de la gauche progressiste, qui voit dans cette représentante socialiste démocrate une femme défiant l’élite au pouvoir, mais aussi de libéraux « mainstream » captivés par son charisme et une histoire personnelle stimulante.

Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, impossible de nier son émergence et sa force singulière dans la politique américaine.

Cap sur le Congrès, le nouveau documentaire de Rachel Lears (Knock down the House en VO, disponible sur Netflix) remonte le temps. Il s’ouvre sur une scène où Ocasio-Cortez se maquille face à un miroir, dans une salle de bains. Elle est alors en pleine campagne pour le Congrès. Elle réfléchit à voix haute : « Comment se préparer pour quelque chose qui n’arrivera peut-être pas ? »

La bande-annonce (en français) de « Cap sur le Congrès ». © Huffington Post

Le film suit quatre femmes progressistes qui ont fait campagne lors des élections de mi-mandat de 2018 contre des candidats centristes del’establishment démocrate : Ocasio-Cortez à New York, Amy Vilela à Las Vegas (Nevada), Cori Bush à Saint-Louis (Missouri) et Paula Jean Swearengin en Virginie-Occidentale.

Aucune d’elles ne connaissait ses chances, ni l’ampleur des difficultés qu’elle allait rencontrer. Mais toutes savaient une chose : le temps est venu pour des femmes comme elles, issues des classes populaires, de concourir à des élections [parmi les quatre, seule Ocasio-Cortez a été élue – ndlr].

La dernière demi-heure du film est une montagne russe d’émotions, pleine de larmes et de joie. Mais Cap sur le Congrès est plus qu’un « feel-good movie ». Il est la démonstration que les personnes issues des classes populaires peuvent, et devraient, concourir aux élections. Qu’il est possible de disputer le pouvoir à des politiciens installés. Et que décidément, quelque chose ne va pas au sein du parti démocrate.

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Les organisations politiques Brand New Congress et Justice Democrats [deux groupes créés sur la gauche du parti démocrate pour faire émerger de nouvelles têtes, issues des classes populaires et de gauche, dont Ocasio-Cortez est la recrue la plus célèbre – ndlr] ont soigneusement choisi les candidates suivies par la documentariste.

Pour ces structures, il était important d’identifier des « outsiders politiques » : de potentiels candidats avec des métiers de tous les jours, et des récits de vie dans lesquels se reconnaître.

« Si nous élisons des travailleurs, alors les travailleurs auront des représentants au Congrès, dit au début du film Isra Allison, de Brand New Congress. Nous pourrons alors changer la façon dont nous voyons le gouvernement, et la politique, dans ce pays. »

En moyenne, l’élu au Congrès des États-Unis possède une fortune d’un million de dollars – c’est même trois fois plus pour les seuls sénateurs. Il est fréquent que les travailleurs ne se voient pas comme de potentiels leaders politiques. Et s’ils trouvent l’inspiration et la confiance pour entrer en politique, ils n’ont souvent pas les ressources pour lancer une campagne susceptible d’être victorieuse.

Le film s’attache à élargir notre vision. « Les Américains de tous les jours méritent d’être représentés par des Américains de tous les jours », explique l’ancienne serveuse Ocasio-Cortez, filmée dans le bar [de Manhattan – ndlr] où elle travaillait alors, en train d’enfiler des gants en caoutchouc et de transporter des seaux de glace.

Dans une autre scène, on voit Paula Jean Swearengin rouler à travers Coal City, une ville de Virginie-Occidentale. Elle pointe du doigt les maisons dont les habitants ont eu des cancers. Swearengin est issue d’une lignée de mineurs. Beaucoup de membres de sa famille ou de voisins sont morts jeunes. À un moment, elle montre du doigt une mine de charbon à ciel ouvert. Elle a cette phrase : « Si un autre pays venait ici, défonçait nos montagnes et empoisonnait notre eau, nous partirions en guerre. Mais l’industrie, elle, peut le faire. »

Une personne qui a subi la pollution industrielle et ses effets toxiques est mieux placée, suggère le film, pour s’attaquer à ces problèmes que des gens comme Joe Manchin [le sénateur sortant contre lequel Swearengin se présentait, élu de Virginie depuis 1984, démocrate mais aligné sur les positions de Donald Trump – ndlr] dont la fortune personnelle provient de l’industrie du charbon.

Le principe vaut aussi pour les travailleurs noirs de Saint-Louis, dans le Missouri. La circonscription de Ferguson où se présentait Cori Bush, une autre des quatre candidates suivies par le documentaire, est celle où le jeune Mike Brown a été tué par la police en 2014, déclenchant des manifestations dans tout le pays.

C’est l’endroit du Missouri [un État situé dans le Midwest, au centre du pays – ndlr] où l’on compte le plus de meurtres, une région dévastée par la pauvreté et l’incarcération de masse. Son actuel élu au Congrès, le représentant Lacy Clay, est noir, mais cela ne veut pas dire qu’il est en phase avec les préoccupations de ses administrés – il a repris en 2001 le siège détenu par son père William pendant des décennies.

Bush, infirmière de métier, est devenue activiste au moment des émeutes de Ferguson, lors desquelles elle a apporté une aide médicale. « Cette campagne, c’est penser à nous, s’occuper de nous, parler de nous », dit-elle dans une scène, face à des habitants. Lorsqu’un homme noir lui dit que lui et sa famille ont toujours voté pour la dynastie Clay, au nom de leur « ancienneté », Bush répond : « Est-ce qu’elle nous a apporté quelque chose, leur ancienneté ? » Le « nous » en question, ce ne sont pas juste les Noirs, mais les travailleurs noirs, dont les parents sont cuisiniers, enseignants ou sans emploi.

Au seuil d’un pavillon de Las Vegas, Amy Vilela se décrit même comme « quelqu’un qui ne devrait pas être capable de faire campagne pour le Congrès ». « Je suis une mère seule, bénéficiaire des minima sociaux et des bons alimentaires. » La femme qui a ouvert la porte approuve d’un signe de tête : elle se reconnaît.

C’est une des affirmations centrales de Cap sur le Congrès : non seulement les personnes lambda peuvent être des leaders politiques, mais ils sont de meilleurs leaders politiques, car ils comprennent les réalités du terrain.

Des « mouvements » contre les « machines » électorales

Ce film est par ailleurs un encouragement à défier dans les primaires les politiciens établis, car leurs machines politiques reposent sur la résignation populaire et le sentiment de leur immunité politique. Sentiment trompeur : les fondations de leur maison sont plus fragiles que nous le pensons.

« L’establishment politique de New York, ils n’ont aucune idée de ce qui est en train de se passer, dit Ocasio-Cortez dans le film, avant sa victoire. Cette campagne, on peut la gagner. Et ne laissez personne vous dire le contraire. Leur pouvoir, je vous le dis, est une illusion. »

Le film ne fait pas mystère des difficultés lorsqu’on défie un candidat sortant. […] Mais il est plein d’espoir : avec une bonne organisation à l’ancienne, ce qui paraissait impossible devient possible. Ce n’est pas parce que les politiciens sont connus, ont des connexions personnelles et de l’argent qu’ils ont les gens de leur côté. En réalité, beaucoup sont tellement habitués à dépenser de l’argent pour gagner qu’ils en ont oublié comment parler à leurs électeurs, et comment les écouter. […]
Avec d’innombrables sessions de porte-à-porte, et grâce à un engagement sincère dans les quartiers, une jeune femme issue des classes populaires du Bronx a pu terrasser l’un des démocrates les plus puissants de Washington [élu depuis 1998, Crowley était un des leaders du groupe démocrate à la Chambre des représentants. Après sa défaite, il a rejoint un groupe de lobbying représentant l’industrie pétrolière, le complexe des centres de détention privés et des organisations œuvrant à la suppression de la taxe sur le patrimoine – ndlr].

Le documentaire est enfin un acte d’accusation contre la direction du parti démocrate, de plus en plus contestée par sa base progressiste, peut-être comme jamais.

Amy Vilela, la candidate de Las Vegas (Nevada), s’est engagée en politique après la mort de sa fille, privée d’un traitement médical nécessaire parce qu’elle n’avait pas d’assurance santé. Inspirée par la proposition de Bernie Sanders d’une sécurité sociale universelle, elle s’est engagée, puis a décidé de se porter candidate contre le sortant Steven Horsford, un lobbyiste de profession connu pour favoriser les compagnies d’assurances et l’industrie pharmaceutique.

Il y a une scène parlante dans le film : lors d’un débat entre démocrates, tous les candidats lèvent la main quand le présentateur leur demande s’ils soutiennent différentes causes. Mais Vilela est la seule à lever la main, le regard bien droit, lorsqu’il demande quels candidats refusent l’argent de l’industrie…

C’est un point central du film : le parti démocrate ne veut ni ne peut représenter les intérêts des classes populaires parce qu’il est inondé d’argent venant des grandes entreprises. Il est par ailleurs contrôlé de près, afin que soient protégées les carrières de ces « corporate democrats » contre une rébellion progressiste.

Justice Democrats et Brand New Congress ont pour projet de « changer le parti démocrate de l’intérieur ». Pour les socialistes, c’est une question ouverte. Le parti démocrate est-il sauvable ? Faudra-t-il créer un nouveau parti pour représenter les intérêts des travailleurs contre les capitalistes ?

Même si un troisième parti semble in fine nécessaire, le système est aujourd’hui fait pour réprimer toute activité en ce sens. Les progressistes et les socialistes américains n’ont pas une base assez large à ce stade pour organiser un exode vers un nouveau parti. L’objectif de court terme est donc de construire cette base.

Pour ceux d’entre nous qui désirent la création d’un parti de masse socialiste, les candidates comme Ocasio-Cortez, Vilela, Bush et Swearengin, qui condamnent la rapacité capitaliste et augmentent les attentes des travailleurs, créent de grandes opportunités – même si elles peuvent aussi laisser prospérer de faux espoirs quant à la possibilité du parti démocrate de se racheter. […]

« Nous combattons une machine politique avec un mouvement », dit Ocasio-Cortez. C’est juste. Mais ce mouvement ne peut pas être strictement électoral. Il faut commencer par construire un mouvement ouvrier fort, composé de travailleurs n’ayant jamais été candidats à des élections, en mesure, par l’action collective, d’interrompre les profits pour obtenir des concessions de la classe dominante – le documentaire précédent de Rachel Lears, The Hand that Feeds, prouve d’ailleurs que la réalisatrice sait combien le mouvement ouvrier est important.

Nous avons aussi besoin de mouvements de masse, constitués de gens ordinaires, autour de la santé publique universelle, l’éducation gratuite à tous les niveaux, les droits des travailleurs, la justice climatique, autant de revendications que ces élus devront imposer dans des assemblées hostiles, etc.

Des élus comme Ocasio-Cortez ont peu d’espoir de réaliser ces réformes ambitieuses qui affecteront les profits des grandes entreprises, comme le New Deal écologique, sans des activistes décidés à organiser des sit-in et à protester dans les rues.

Pour autant, un mouvement qui contribue à élire des représentants défendant les travailleurs est une composante majeure de ce projet de long terme. Cap sur le Congrès nous donne l’espoir qu’au moins sur le plan électoral, les choses bougent vite dans la bonne direction, aérant le terrain sur lequel les idées socialistes peuvent prendre racine et fleurir.

« Après 2016, plus rien n’est prévisible », dit dans le film Joz Sida, la directrice de campagne de Vilela. C’est tout à fait vrai. Bernie Sanders, un démocrate socialiste, a presque battu la patronne de l’establishment Hillary Clinton. Elle-même a perdu de façon inattendue face à Donald Trump. Rien n’est plus certain. Y compris pour le meilleur.

Meagan Day est membre de la rédaction de Jacobin. Cliquer ici pour lire l’article en version originale. Traduction : Mathieu Magnaudeix.

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