Édition du 12 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

Malgré l’accord de Stockholm, sombre horizon pour le Yémen

Malgré l’accord de Stockholm entériné par le mouvement houthiste et le gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi reconnu par la communauté internationale et entré en vigueur le 13 décembre, le processus de paix piétine et risque de s’étaler dans le temps. S’il est malgré tout un premier signe d’espoir, les défis à relever pour reconstruire le pays sont énormes.

Tiré de Orient XXI.

Le texte de l’accord de Stockholm a été approuvé à la hâte, sous la pression internationale, pour deux raisons principales : d’abord, la crise humanitaire avait atteint des proportions catastrophiques à la fin de 2018, faisant quasi quotidiennement la une des médias à travers le monde. Les images d’enfants affamés ont été rendues plus poignantes par la connaissance de l’ampleur de l’urgence détaillée grâce aux terribles chiffres du Programme alimentaire mondial (PAM) et d’autres institutions des Nations unies. Cette question a été régulièrement abordée lors des discussions du Conseil de sécurité des Nations unies sur le Yémen. Ensuite, à cette extrême urgence sur le terrain s’est ajoutée l’indignation internationale provoquée par l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat de son pays à Istanbul. Les preuves accumulées mettaient en évidence l’implication directe de Mohamed Ben Salman (MBS), prince héritier de l’Arabie saoudite.

Le tollé mondial généré par cette affaire a incité l’administration américaine à faire pour la première fois sérieusement pression sur le régime saoudien pour qu’il fasse des concessions au Yémen. Appelant à un cessez-le-feu à partir de fin novembre, les hauts responsables de l’administration Trump ont également contraint l’envoyé spécial des Nations unies pour le Yémen, Martin Griffiths, à accélérer les préparatifs en vue d’une nouvelle réunion de négociations, après la tentative infructueuse de septembre 2018.

Après des années passées à éluder le sujet yéménite du fait de l’influence des principaux partenaires de la coalition, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, le Royaume-Uni a finalement soumis un projet de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU le 19 novembre. Son adoption a été repoussée en raison de la résistance des membres de la coalition (qui agissait via le Koweït, alors membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies). Ceci alors même que le projet de texte avait explicitement indiqué que la nouvelle résolution ne visait pas à contester le contenu de la résolution 2216 sur laquelle le président Hadi s’appuie pour justifier sa position et qui légitime l’intervention des Saoudiens. Le nouveau texte de résolution mettait l’accent sur l’urgence de remédier à la crise humanitaire, appelant à un arrêt de l’offensive de la coalition contre le port et la ville de Hodeïda et facilitant l’accès des approvisionnements aux zones les plus touchées, la plupart sous contrôle houthiste. Cela impliquait à la fois l’ouverture de routes fermées du fait de l’action militaire, et aussi la fin des contraintes administratives imposées aux agences humanitaires, nationales et internationales. Étant donné que le manque de liquidités est l’une des principales causes de la crise alimentaire, le projet préconisait également des injections internationales d’argent dans l’économie.

Tellement de problèmes en suspens

Dans le sillage de pressions supplémentaires exercées sur la coalition emmenée par l’Arabie saoudite, notamment les discussions entre le secrétaire général de l’ONU António Guterres et MBS lors du sommet du G20 en Argentine (30 novembre-1er décembre), une réunion parrainée par l’ONU s’est tenue début décembre en Suède entre les émissaires du mouvement houthiste et ceux du gouvernement Hadi. Pendant une semaine, aidées par la pression supplémentaire exercée par la présence d’António Guterres lui-même le dernier jour de la réunion, les parties ont accepté de signer ce que l’on appelle officiellement « l’accord de Stockholm ». Il comporte trois volets : le premier est une déclaration d’intention générale, le second un bref engagement visant à former un comité spécifique pour discuter de la situation à Taïz et le troisième concerne le gouvernorat de Hodeïda et l’accès des produits de première nécessité à la population via les ports de la mer Rouge. Un accord antérieur accepté au début de la réunion concernait un échange de prisonniers. Des listes comprenant 16 000 noms avaient même été échangées et des mécanismes pour la mise en œuvre de cet accord ont été convenus pendant la réunion.

Les pourparlers en Suède n’ont toutefois pas permis de s’accorder sur deux autres questions majeures : l’ouverture de l’aéroport de Sanaa, une revendication de la population dans le nord du pays (tant dans les zones houthistes que dans celles qui échappent à leur mainmise), et la discussion du document-cadre des négociations présenté par l’envoyé spécial des Nations unies en vue d’aboutir à une solution pacifique.

Composé d’un accord de cessez-le-feu dans le gouvernorat de Hodeïda, d’une promesse de retrait des forces militaires des deux parties en conflit du port et d’un plan de transfert de la gestion des activités portuaires à l’ONU, le volet de l’accord de Stockholm sur le gouvernorat de Hodeïda prévoit également le versement des recettes portuaires à la succursale locale de la Banque centrale du Yémen et leur utilisation pour le paiement des salaires des fonctionnaires. L’imprécision et la brièveté de l’accord démontrent que le temps a sans doute manqué, repoussant à plus tard la résolution des problèmes. Il contient donc des défauts, laissant beaucoup de place à de multiples interprétations qui, sans surprise, sont dorénavant mises à profit par chaque partie.

Un comité de coordination du redéploiement, composé de six membres (trois de chaque côté) et présidé par l’ONU, a été mis en place pour superviser le cessez-le-feu et l’évacuation. Un officier supérieur militaire néerlandais à la retraite a été nommé à la présidence. À la suite de l’accord, une résolution très édulcorée (qui porte le numéro 2451) a finalement été adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 21 décembre. Outre l’approbation de Stockholm, sa principale contribution a été d’autoriser le secrétaire général à déployer une équipe de l’ONU chargée de surveiller la mise en œuvre des accords. Entre autres, les références à la responsabilité pour les contraventions au droit international humanitaire présentes dans le texte initialement proposé par les Britanniques ont été supprimées.

L’absence des femmes

Comme on pouvait s’y attendre, depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu le 18 décembre, les infractions ont été nombreuses, certaines plus graves que d’autres. À l’échelle du pays, les combats se poursuivent et l’attaque par un drone houthiste d’une parade militaire dans le sud du pays le 10 janvier 2019 a été vue comme un signe du manque d’engagement de cette partie pour la paix. À Hodeïda toutefois, les houthistes ont habilement mis en scène la passation apparente du port à la garde côtière, mais c’est une entité de fait gérée par les houthistes qui a pris le relais, un modèle qui sera probablement reproduit à l’avenir, car les deux parties ont des institutions parallèles. La capacité de l’une ou l’autre de persuader les observateurs de l’ONU que leur mise en œuvre apparente de l’accord est menée de bonne foi dépendra en grande partie de deux facteurs : premièrement, la connaissance réelle des observateurs de la situation sur le terrain et, deuxièmement, la capacité de persuasion des membres de la commission et d’autres porte-parole officiels des deux parties (les femmes sont absentes, alors que la société civile yéménite avait lancé une campagne pour imposer aux belligérants des quotas féminins lors des pourparlers).

Malgré tout, quelles que soient ses faiblesses, l’accord de Stockholm est un premier signe d’espoir pour 29 millions de Yéménites qui attendent désespérément la paix et qui survivent à la guerre depuis près de quatre ans. C’est encore plus le cas pour les 20 millions de ces habitants qui sont confrontés à une situation d’« insécurité alimentaire », expression qui en langage de l’ONU signifie famine. Les chances de paix en 2019 sont extrêmement faibles : l’histoire a montré à maintes reprises que de tels pourparlers sont le début de processus très longs. Pour le moment, rien n’indique que les parties belligérantes soient parvenues à la conclusion que les négociations et la paix sont une meilleure option pour elles que de continuer à se battre en prévision de la victoire, quelles que soient les souffrances de la population.

L’éducation, défi majeur

Afin de donner à voir l’ampleur de l’urgence, il n’est pas inutile de mener un effort prospectif et de s’interroger sur l’impact de la prolongation de la guerre sur l’avenir du Yémen, et en particulier de ses enfants. Ces derniers sont confrontés à une multiplicité de défis immédiats et de long terme : avant le conflit, le Yémen était déjà le pays au taux d’analphabétisme le plus élevé de la région. Se crée aujourd’hui une nouvelle génération d’adultes analphabètes, avec plus de 2 millions d’enfants (soit le quart de la population en âge d’être scolarisée) qui n’est pas à l’école (1). Plus de 2 500 écoles sont inutilisables (16 % du total), soit parce qu’elles ont été endommagées ou détruites par une action militaire (deux tiers des cas), soit parce qu’elles ont été fermées faute de personnel, servent de refuges aux personnes déplacées ou ont été réquisitionnées par des groupes armés.

Dans un pays aux ressources naturelles limitées, tout développement économique futur réussi dépendra d’adultes hautement scolarisés et capables de s’inscrire dans l’économie moderne. Les personnes les plus instruites trouvent des emplois mieux rémunérés et leur taux de chômage est considérablement plus faible et sont donc moins susceptibles de rejoindre ou de soutenir des groupes extrémistes. Outre la génération d’enfants qui ne sont pas scolarisés, les écoles qui fonctionnent ne le font qu’à un niveau minimal, sans équipement ni autre matériel de base et avec un personnel qui, dans de nombreux cas, n’a pas reçu de salaire depuis plus de deux ans maintenant. De nombreux enseignants ont arrêté leur travail, cherché un revenu ailleurs ou sont simplement incapables de payer leurs frais de transport. L’éducation est non seulement essentielle pour l’avenir du pays, mais même à présent, elle constitue un moyen efficace pour préserver les enfants du risque de recrutement par les groupes armés, du travail ainsi que, dans le cas des filles, du mariage précoce.

Par-delà les conséquences pour l’avenir du Yémen engendrées par l’absence d’éducation de millions d’adultes, les enfants souffrent de problèmes immédiats qui les affecteront toujours dans la période après-guerre. Comme cela a été amplement démontré dans le monde entier, les enfants de faible poids à la naissance sont plus vulnérables aux maladies et la malnutrition, avec des conséquences sur leurs capacités intellectuelles et physiques tout au long de la vie. En décembre 2018, environ 1,1 million de femmes enceintes ou allaitantes et 1,8 million d’enfants étaient sous-alimentés. Comme nous l’avons vu dans les médias occidentaux ces derniers mois, beaucoup meurent de faim, n’ont rien de plus que la peau sur les os et sont trop faibles pour pleurer ou bouger. Comme l’Unicef l’a souligné à plusieurs reprises tout au long de 2018, un enfant yéménite meurt toutes les dix minutes de malnutrition. Plus de 7 millions d’enfants yéménites se couchent affamés chaque nuit. Ils représentent la moitié des 15 millions de personnes souffrant de malnutrition sévère. Tous les enfants souffrant de malnutrition qui survivront souffriront à divers degrés d’incapacités physiques et intellectuelles tout au long de leur vie, tout simplement à cause de la malnutrition précoce liée à la guerre. Plus de 6 700 enfants ont été tués ou grièvement blessés, et 85 000 seraient morts de faim, directement ou indirectement.

Une génération marquée à vie

Près de 1,5 million d’enfants ont été déplacés et des millions d’autres souffrent du traumatisme résultant de la proximité de zones de guerre, y compris de nombreux fronts actifs, mais craignent également les attaques par drones, les frappes aériennes et d’autres événements terrifiants pouvant se produire soudainement partout dans le pays, par temps clair ou non, de jour comme de nuit. La peur et la terreur induites par cette situation, conjuguées à des conditions de vie (ou plus exactement de survie) de plus en plus difficiles, voire insupportables créent une génération de personnes psychologiquement marquées, dont beaucoup ne pourront jamais mener une vie normale. L’Unicef et d’autres organisations offrent aux enseignants et à d’autres personnes une formation en matière de soutien psychosocial, mais au mieux, cela ne peut que soulager le problème et aider les victimes à faire face à leur traumatisme. Cela ne peut pas résoudre l’impact psychologique profond d’une vie menée pendant des années dans des conditions de guerre et confrontée à une incertitude complète.

Le cas des enfants-soldats est lui-même important. Dans un environnement marqué par le chômage où il n’y a pas de travail, où les familles sont désespérées et où les adultes (quand ils sont « employés ») ne sont pas payés, le fait d’intégrer une milice ou une autre organisation militaire constitue un débouché possible pour les garçons dès leur plus jeune âge. Le chiffre officiel de 2 700 enfants-soldats est probablement sous-estimé, tant pour de nombreuses familles, la présence de leurs fils dans une organisation militaire est la seule source de revenus possible dans des conditions où les prix ont explosé et les revenus ont disparu. Les factions belligérantes yéménites ont non seulement utilisé des enfants-soldats, mais il semble que la coalition importe également des enfants combattants du Soudan. Malgré cette réalité, les efforts pour mettre en œuvre le plan d’action visant à mettre fin à l’utilisation et au recrutement d’enfants-soldats par les forces armées sont importants.

L’épidémie de choléra qui a été la plus grande crise médicale en 2017 a heureusement touché moins de personnes en 2018, mais entre janvier et la mi-novembre 2018, plus de 280 000 cas ont été répertoriés, dont 32 % d’enfants (2), signalant le maintien d’une crise que les discussions de paix mettront sans doute bien du temps à régler. D’autres maladies se sont ainsi répandues, mais la malnutrition à elle seule affaiblit les enfants et fait prendre à des maladies autrement bénignes des proportions dramatiques. Comme le soulignait Geert Cappelaere, responsable de l’Unicef en décembre 2018, « les intérêts des enfants yéménites n’ont pratiquement pas été pris en compte par les décideurs depuis des décennies. »

Il est évident qu’une fois cette guerre inutile et meurtrière terminée, l’avenir du Yémen dépendra de ses enfants. Ils hériteront d’un pays détruit par les dirigeants égoïstes et avides qui ont provoqué des souffrances horribles et sans précédent dans le pays, ne manifestant ni compassion ni engagement pour la recherche de solutions aux problèmes fondamentaux du Yémen. S’ils sont marqués à vie sur le plan psychologique et physique, comment pourront-ils reconstruire un pays mieux gouverné, capable de fournir un niveau de vie suffisant à sa population ?

Helen Lackner

Chercheure indépendante, elle a travaillé et vécu au Yémen pendant plus de quinze ans, dont cinq dans la RDPY entre 1977 et 1982. Elle a publé Yemen in Crisis, Autocracy, Neo-Liberalism and the Disintegration of a State (Saqi, 2017) dont une édition de poche paraitra aux Etats-Unis chez Verso en juin 2019 sous le titre Yemen in Crisis : the road to war.

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