Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Militarisation : en mer de Chine méridionale, Pékin mène la politique du polder

Arrivé samedi 16 mai au matin pour une visite de deux jours dans la capitale chinoise, le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, a porté un message de fermeté sur un nouveau motif de rivalité dans la relation stratégique entre Washington et Pékin : la frénésie de construction en mer de Chine du Sud, où Pékin s’évertue depuis plusieurs mois à transformer en îles artificielles des récifs et des atolls disputés de l’archipel des Spratleys.

« J’ai pressé la Chine (…) de prendre des mesures de concert avec tout le monde pour réduire les tensions et accroître les chances d’une solution diplomatique », a déclaré M. Kerry. Pékin a pour sa part rappelé sa détermination « inébranlable » à protéger sa souveraineté.

Le Pentagone avait fait savoir en début de semaine qu’il étudiait comme option l’envoi de navires ou d’aéronefs militaires en deçà de la limite des 12 milles des eaux territoriales – à l’instar du survol par deux B-52, en novembre 2013, de la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) déclarée unilatéralement par les Chinois en mer de Chine orientale.

L’archipel contesté des Spratleys est l’objet de revendications concurrentes entre la Chine, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, Taïwan et Brunei, qui se livrent depuis plusieurs décennies à une partie de jeu de go géante consistant à occuper le terrain et en déloger les voisins. Ces six pays riverains revendiquent tout ou partie de l’archipel.

Au nom de la liberté de navigation, les Américains ne reconnaissent pas de limites territoriales dans le cas de ces polders, alors que les Chinois, eux, les revendiquent obstinément. « La liberté de navigation ne signifie pas que des vaisseaux militaires ou des appareils d’un pays étranger peuvent volontairement violer les eaux territoriales ou l’espace aérien d’un autre pays », a déclaré mercredi 13 mai la porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, Hua Chunying. Le quotidien nationaliste Global Times a promis dans un éditorial publié vendredi que si les Etats-Unis mettaient en œuvre leur plan, « l’armée chinoise serait capable de prouver aux Américains qu’ils se sont trompés d’endroit et de peuple pour se livrer à leurs actions dignes de pirates ».

Récif métamorphosé

Le récif de Fiery Cross, que la Chine contrôle, a longtemps été réduit à une station météo construite en 1988. Les clichés de l’époque montrent un long de bâtiment de deux étages entouré de petits édifices. Le tout se trouve posé sur une structure carrée en béton en plein océan, à peine plus grande que quelques terrains de football mis côte à côte.

Mais en l’espace de quelques mois, en 2014, l’ancien récif s’est métamorphosé : les images satellites montrent une langue de terre de près de trois kilomètres. Un port est en construction. Des barges et des engins de chantier sont à pied d’œuvre. Ce polder bâti par la Chine et bientôt doté d’une piste d’atterrissage dépasse désormais en surface la plus grande île des Spratleys, Taiping, contrôlée par Taïwan.

Ce type d’aménagements concerne une demi-douzaine des atolls occupés par Pékin (les récifs Hughes, Johnston South, Gaven, Cuarteron, Eldad et Mischief), comme le décrit en détail, photos satellites à l’appui, le site Asia Maritime Transparency Initiative, ouvert par le think tank américain Center for Strategic and International Studies (CSIS).

Certes, d’autres prétendants à la souveraineté sur les Spratleys que la Chine, comme la Malaisie, le Vietnam et les Philippines, ont déjà bâti par le passé des aéroports et des ports sur des îles naturelles. Mais les grands travaux de Pékin éclipsent tout ce que la région a connu comme constructions artificielles. Pour les riverains de la mer de Chine du Sud, ils violent allégrement la Déclaration de conduite adoptée en 2002 entre la Chine et les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), stipulant que les parties « s’engagent à faire preuve de retenue (…), sans mener des activités susceptibles de compliquer et d’aggraver les différends, (…), y compris celle visant à venir s’installer dans les endroits actuellement inhabités comme îles, récifs, bancs de sables et d’autres structures ».

Début avril, la porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois avait justifié les chantiers maritimes en expliquant qu’ils étaient destinés à « rendre toutes sortes de services à la Chine et aux pays voisins, ainsi qu’aux vaisseaux internationaux qui naviguent en mer de Chine du Sud », en fournissant des abris anti-typhons, des centres de sauvetage en mer ou des stations météorologiques.

« Stratégie du fait accompli »

Ces constructions sont « la continuation de la stratégie du fait accompli poursuivie par la Chine dans les mers de Chine du sud », analyse le sinologue Jean-Pierre Cabestan. Il rappelle la manière dont la Chine a délogé les Philippines de Mischief Reef au début des années 1990, et, plus récemment, de Scarborough Shoal en 2012, où Pékin a utilisé le prétexte d’un incident de pêche entre des pêcheurs chinois et les autorités philippines pour en prendre le contrôle.

« La Chine dans la région est le “game changer”, elle avance ses pions, cela crée des réactions et des repositionnements de la part des autres pays », poursuit l’expert. Les Philippines projettent ainsi d’agrandir des bases sur l’île de Palawan, la plus proche des récifs aménagés par la Chine, pour accueillir des bâtiments de la marine américaine. « Le risque à plus long terme, car ces installations ont une fonction militaire, c’est de contribuer à la militarisation la mer de Chine du sud », ajoute M. Cabestan. Le président philippin, Benigno Aquino, a jugé que les ambitions chinoises avaient de quoi « faire peur au monde entier ».

Les Américains ont sonné l’alerte alors que Pékin finalisait son initiative régionale de Banque asiatique d’investissement en infrastructures (BAII), illustrant la compétition grandissante à laquelle se livrent les deux pays.

« En quelques mois, la Chine a créé une grande muraille de sable avec des dragues et des bulldozers », avait ainsi déclaré, le 31 mars, le commandant en chef de la flotte du Pacifique, l’amiral Harry Harris, lors d’un discours à Canberra, en Australie. Il avait dénoncé l’absence de fondement juridique de « la ligne à neuf traits », une vaste zone proclamée chinoise par Tchang Kaï-chek en 1947 qui s’étend des côtes chinoises jusqu’aux pays riverains de la mer de Chine du sud.

Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
Journaliste au Monde

Brice Pedroletti

Journaliste au quotidien Le Monde.

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