Enfin, notre planète se fait entendre ou plutôt a été entendue pour trouver une nouvelle voix, grâce au mouvement qu’elle a engendré. Elle se distance ainsi de sa matérialité en tant qu’« objet » pour devenir un « sujet » à part entière, renouant même avec sa vocation de centralité dans l’existence, voire des existences terrestres et plus particulièrement la nôtre. Nous nous éloignons toutefois ici des anciennes croyances géocentriques, puisque ce retour à la centralité évoqué signifie autre chose, c’est-à-dire une prise de conscience ostensible de l’importance capitale de la planète pour l’ensemble vivant dont nous faisons partie.
Selon notre compréhension des diverses croyances d’autrefois, en nous inspirant à ce niveau de l’Antiquité et des grandes religions, la planète serait une création des dieux ou d’un Dieu unique l’ayant disposé au centre de l’Univers, comme habitat convenable aux corps mortels saisis par des âmes – capables de transcender le temps – en vue d’une évolution, d’une libération ou d’une régression, selon les cas. Le but consistait toujours à atteindre une perfection par laquelle l’accès aux hautes sphères de la divinité demeurait l’objectif ultime, voire le summum bonum. La Terre représentait donc un lieu d’apprentissage, un lieu offrant des occasions pour s’améliorer, mais également pour subir des tentations vicieuses ; le bien et le mal rendus possibles à la surface de ce centre du monde, compris tel un objet utile à la satisfaction de tous les appétits du corps et de l’esprit.
Au fil du temps, cette création de Dieu fait corps – c’est-à-dire la Terre – obtint soudainement une âme, la Nature. Sous l’influence du naturalisme et de la métaphysique, la planète non seulement abriterait, selon cette conception, des êtres mortels, serait un lieu d’expérience pour les âmes, constituerait un environnement complexe de matières et de substances, mais aurait une vie en elle-même par ses constituantes, à savoir une force qui garantirait les conditions essentielles de toutes les existences, dont la sienne. Mais par un étrange amalgame de science et de croyances religieuses – ces dernières soumises à une adaptation du moment –, la Terre perdit son statut de centralité, puisqu’à la fois disqualifiée au profit du Soleil et reléguée à un rôle marginal au sein de l’immensité de l’Univers, en plus d’être déclassée au bénéfice de l’« Homme », qui se donnait ainsi le droit de l’exploiter comme bon lui semble, car, au fond, ce n’était pas la Terre qui avait été appelée à rejoindre le divin, mais les humains, soit les seules créations à l’image de Dieu.
La Nature fut rabaissée à une manifestation divine, au lieu d’être subsidiaire à la Terre, telle une âme ou une force de vie qui lui serait propre. Et de cette élévation de la nature « humaine », réciproque au rabaissement de la nature « terrestre », s’ensuivit un mouvement d’« objetivation » vulgaire de la planète. Nous voilà face à ce qui fut aussi appelé le désenchantement du monde, synonyme de rationalisation et de suprématie de la science, qui se conjugue avec la subordination des institutions religieuses – donc de Dieu – à l’État (parce que c’est l’« Homme » qui fait l’Histoire). Dans ce contexte, la puissance humaine a progressé en flèche au détriment de la volonté de la terre d’accueil. Puis, après les révolutions industrielles, l’implantation ferme du capitalisme, la mondialisation ainsi que les destructions corrélatives et la pollution systématique, une lucidité s’est emparée de l’esprit humain, à savoir une prise de conscience du lien intime – outre celui d’une terre nourricière destinée à combler tous les besoins – entre nos existences et la sienne, à la fois corps et énergie (ou âme).
Comment l’expliquer ? Avançons que la volonté populaire d’accroître les libertés individuelles correspond à un processus d’individualisation et qu’en parallèle à la rationalisation s’élaborait une forme de « subjectivation », c’est-à-dire une conscience de soi et des différences. Selon Alain Touraine, il y a eu un passage de l’individualisme de système à un individualisme d’acteurs, propice à une ouverture inédite sur l’extérieur ; autrement dit, le Surmoi – ou le sujet projeté hors de l’individu – a pris conscience de ce qui l’entoure et de ce que les systèmes impersonnels ont fait de lui et de son environnement, à savoir une situation qui l’amène à s’insurger contre les torts causés, à rejeter certaines pratiques et à vouloir changer notre manière de vivre ou, en d’autres termes, d’habiter la Terre.
Nous revenons tranquillement de nos illusions afin de saisir ceci : pour survivre, parce que notre hégémonie n’engendre que des désastres, nous devons ramener la planète au centre de nos préoccupations et de notre existence. Elle mérite d’être respectée, comme tout humain l’envisage de ses semblables. Par cette prise de conscience qui se diffuse, sans pour autant toucher tout le monde avec la même intensité, l’objet planétaire se transforme désormais en sujet, et ce, après un long processus caractérisé au départ par la défense des droits des populations, des enfants et des femmes, un souci de protection des autres espèces, puis de l’environnement, des forêts, des rivières, des lacs et des océans, pour englober finalement la Terre entière. Nous lui accordons soudainement une identité, nous la personnalisation en quelque sorte, peut-être par égoïsme, peut-être par sincérité, parce que nous sommes parvenus – nous l’espérons – à la comprendre d’une certaine manière, du moins avons-nous su considérer toute son importance.
Écrit par Guylain Bernier
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