Édition du 26 mars 2024

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Syndicalisme

Négociation dans les secteurs public et parapublic (Ronde 2022-2023) : L’offre gouvernementale


Je laisse à d’autres le soin de commenter de manière détaillée l’offre gouvernementale présentée par la présidente du Conseil du trésor, madame Sonia Lebel, aux 600 000 salariéEs syndiquéEs des secteurs public et parapublic du Québec le jeudi 15 décembre 2022. Cette offre est incontestablement très éloignée des demandes du Front commun intersyndical (CSN, CSQ, FTQ et APTS) et de celles des quatre autres organisations indépendantes (FAE, FIQ, SFPQ et SPGQ). Un écart qui a les apparences d’être, à première vue, insurmontable.

Devant un tel fossé béant ou abyssal, il serait tentant d’anticiper au cours des prochains mois un choc ou une supposée inévitable collision entre deux forces inégales : l’État-patron et les syndicats. À gauche, il se peut qu’on se demande s’il y aura, en 2023, grève ou non dans les secteurs public et parapublic. À droite, on espère que les « offres raisonnables du gouvernement compte tenu des incertitudes qui planent à l’horizon au niveau économique » (sic) parviendront à éviter une interruption des services et qu’elles trouveront au moins une organisation prête à conclure dans le respect du cadre financier de l’État-exploiteur.

Il y a belle lurette que les négociations dans les secteurs public et parapublic se terminent à l’identique ou très près des pourcentages offerts d’entrée de jeu par le gouvernement (et non pas des pourcentages demandés par la partie syndicale). C’est selon nous depuis la fin des années soixante-dix du siècle dernier (la ronde de 1979 plus précisément) que le gouvernement du Québec est parvenu à imposer aux organisations syndicales, en grande partie ou en totalité, les principaux éléments de sa politique de rémunération[1].

Lors de la mise à jour économique présentée par le ministre des Finances le 8 décembre dernier, monsieur Girard a précisé que le gouvernement a fixé à 4,7% l’augmentation annuelle de ses programmes de dépenses. Si les huit organisations syndicales ne parviennent pas à « défoncer » ce cadre financier, il va nécessairement falloir, au terme de la présente ronde de négociation, se poser un certain nombre de questions, dont les trois suivantes :

1) La négociation des conditions de travail dans les secteurs public et parapublic est-elle vraiment « libre » comme cela peut sembler être le cas dans les entreprises privées ou ne s’agit-il pas plutôt d’une négociation factice c’est-à-dire qui doit impérativement s’inscrire dans les limites étroites du cadre financier rigide préalablement adopté derrière des portes opaques et closes par une toute petite équipe ministérielle ?

2) Se pourrait-il qu’entre augmenter les salaires ou accroître les effectifs dans les secteurs public et parapublic le choix préféré du gouvernement consiste à offrir plus de services, quitte à moins bien rémunérer ses employéEs syndiquéEs ?

3) Se pourrait-il également que le gouvernement ne trouve aucun intérêt à accorder des augmentations salariales qui autorisent un rattrapage et la pleine protection du pouvoir d’achat des salariéEs syndiquéEs quand les salariéEs les moins expérimentéEs profitent d’entrée de jeu d’un avantage salarial qui vient avec l’avancement dans les échelons auquel le gouvernement ajoute un montant forfaitaire pour certaines années ou (et) d’autres mesures incluses dans son « bouclier anti-inflation » ?

Les négociations qui ont cours dans les secteurs public et parapublic nous présentent toujours un portrait fort en contrastes entre les demandes syndicales et les offres gouvernementales initiales. Quoi qu’il en soit, elles se sont toujours terminées, depuis au moins décembre 2005, dans un cadre soit identique ou faiblement bonifié par rapport aux offres initiales du gouvernement. Pourquoi en est-il ainsi ? Certaines personnes peuvent être tentées d’y voir une trahison de la part des dirigeantEs du côté syndical… pour notre part, nous préférons voir là-dedans le résultat de la combinaison des deux facteurs suivants : la désunion syndicale et l’impossibilité d’établir dans ces champs de notre vie collective la libre négociation.

La désunion du côté des organisations syndicales

Pas la peine d’épiloguer longuement sur les conséquences désavantageuses ou désastreuses pour les salariéEs syndiquéEs de ne pas se présenter dans un Front commun de 600 000 salariéEs syndiquéEs uniEs autour d’une plate-forme commune de revendications. En négociant de manière dispersée, le gouvernement peut en profiter pour régner en divisant et conclure des ententes « bidon » avec les organisations syndicales les plus vulnérables ou (et) les moins résistantes.

Libre négociation : vraiment ?

Pour ce qui est de la « libre négociation » du volet monétaire, il faut se rappeler que la rémunération des employéEs de l’État est une composante du budget de fonctionnement du gouvernement. L’adoption du budget est un geste qui relève de la fonction régalienne du pouvoir souverain. La « fonction régalienne » normalement ne se prête pas tellement au jeu de la négociation, sauf dans le cadre d’un simulacre de négociation.

Deux rencontres insoupçonnées

Au cours des dernières semaines, l’auteur des présentes lignes a croisé deux personnes qui ont négocié dans les secteurs public et parapublic pour la partie syndicale. La première de ces personnes a été agent négociateur durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et l’autre depuis les années 2000. La première de ces deux personnes croyait toujours que toute l’offre monétaire du gouvernement était négociable. La deuxième a reconnu que lors des rencontres au Bunker du premier ministre situé sur la rue Grande-Allée à Québec (ou dans les salles du Conseil du trésor à Québec ou à Montréal) la ligne du gouvernement était toujours la même : « Il n’y a aucune marge de manœuvre dans l’enveloppe monétaire du gouvernement ou cette marge pour vous accorder une augmentation supplémentaire à l’offre initiale est très faible ».

La négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic depuis 2003

Depuis 2003, les négociations dans les secteurs public et parapublic se sont terminées une fois par l’adoption d’un décret (le projet de loi 142 devenu par la suite la Loi 43). Rappelons que le décret comportait une augmentation salariale identique à l’offre initiale présentée par le gouvernement. Souvenir douloureux, ce décret est resté en vigueur de 2003 à 2010, soit pendant six ans et neuf mois. Par la suite, pour les négociations de 2010, de 2015 et de 2020 la négociation s’est invariablement conclue par un très faible ajout à l’offre initiale du gouvernement.

Sur le caractère odieux de l’offre du gouvernement caquiste à ses salariéEs syndiquéEs

Il y a bel et bien un caractère odieux ou indécent dans l’offre du gouvernement caquiste rendue publique la semaine dernière. Cette offre ne prévoit aucun mécanisme d’ajustement automatique à l’inflation réelle pour les prochaines années. De plus, il n’y a aucun rattrapage prévu avec les autres secteurs publics (fédéral et municipal). La ministre Lebel a beau clamé, à ce moment-ci, que ses offres à ses salariéEs syndiquées collent aux prévisions inflationnistes du ministre des Finances, monsieur Éric Girard, il y a dans cette approche un piège pour les salariéEs syndiquéEs. Ce qui se passe dans le réel est parfois pire que ce qui est anticipé par les prévisionnistes du ministère des Finances. Puisque tel est le cas, la présidente du Conseil du trésor ferait mieux d’inclure dans son offre la pleine indexation automatique annuelle ou trimestrielle.

Il faudrait également, dans le cadre de la présente ronde de négociation, que les partis politiques de l’opposition au parlement de Québec dénoncent et contestent ouvertement la politique de rémunération du gouvernement Legault à l’endroit de ses salariéEs syndiquéEs. Idem pour les éditorialistes et les journalistes qui font dans la chronique politique. Du côté du parlement et dans les médias électroniques, c’est quasiment le silence radio qui est observé durant les rondes de négociation dans les secteurs public et parapublic. Pas étonnant dans ces circonstances que les 600 000 salariéEs syndiquéEs des secteurs public et parapublic ne soient pas rémunérés à la hauteur de la valeur véritable de leur prestation de travail.

Pour conclure

À ce moment-ci, l’écart entre les demandes syndicales et les offres gouvernementales est considérable. Comme c’est la pratique habituelle depuis 2010, le gouvernement Legault s’est sûrement réservé une petite marge de manœuvre à la fois pour bonifier son offre de départ et pour accorder des offres monétaires plus avantageuses aux salariéEs syndiquéEs de certains groupes qu’il désigne comme étant à ses yeux « prioritaires ». Il y aura probablement encore une fois une organisation syndicale qui se laissera charmer par le miroir aux alouettes de l’offre gouvernementale. Ce seront possiblement les organisations syndicales qui représentent les groupes « prioritaires » pour le gouvernement qui concluront les premières avec l’État-patron. Les autres organisations syndicales suivront inévitablement en exerçant ou non des moyens de pression pouvant aller jusqu’à la grève. Et dans trois ou cinq ans, le même cirque reviendra dans l’actualité avec ou sans couverture médiatique.

Le caractère inacceptable de l’offre gouvernementale version 2022 réside selon nous dans le fait qu’elle ne tient pas compte de l’érosion du pouvoir d’achat de celles et ceux qui doivent se contenter depuis plusieurs années des seules augmentations salariales paramétriques. Pour les dirigeantEs des organisations syndicales, il s’agit là d’une minorité de personnes qui ne sont pas numériquement significatives lors du moment de voter en faveur ou contre une entente de principe. À quoi bon alors mener une lutte jusqu’au-boutiste pour une minorité de personnes mieux rémunérée que la moyenne ?

En terminant, je vous laisse répondre par vous-même au foisonnement de questions suivant : y aura-t-il grève dans les secteurs public et parapublic ? Les salariéEs syndiquéEs auront-elles et auront-ils enfin droit à un rattrapage ou à la pleine protection de leur pouvoir d’achat ? Les augmentations qui seront accordées seront-elles à la hauteur des demandes syndicales ou encore une fois très proches des offres gouvernementales ? Pour ma part, j’ai ma petite idée sur le dénouement de la présente ronde de négociation et je sais également qu’il s’agit vraisemblablement de ma dernière couverture critique de celles-ci.

Yvan Perrier

18 décembre 2022

22h20

yvan_perrier@hotmail.com

Données à retenir pour mieux comprendre les enjeux de la présente ronde de négociation

Pour le gouvernement comptable dirigé par François Legault, 1% d’augmentation salariale accordée aux 600 000 salariéEs syndiquéEs correspond à 600 millions de dollars. De l’argent qu’il ne peut pas saupoudrer comme il l’entend auprès de ses clientèles électorales ciblées susceptibles de voter pour son parti politique lors des élections partielles ou des élections générales.

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1941567/renouvellement-conventions-collectives-secteur-public-parapublic-quebec. Consulté le 18 décembre 2022.

· Moyenne salariale des employés et employées du secteur public du Front commun : 43 916 $ ;

· Retard salarial : -11,9 % ;

· Retard de rémunération globale : -3,9 % ;

· Pourcentage de femmes représentées par le Front commun : 78 %.

Source :

https://www.frontcommun.org/communique-font-commun-isq/. Consulté le 18 décembre 2022.

[1] Perrier, Yvan. 2019. « Négociations dans les secteurs public et parapublic (Texte 8) La 5e ronde : Négocier avec le PQ à la veille du référendum de 1980. » https://www.pressegauche.org/La-ronde-de-negociation-de-1978-1979-Texte-8 .

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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