Pour être encore plus précis, la vertu correspond à « l’excellence » dans l’exercice ou l’utilisation de quelque chose en lien avec « la fonction propre » (Brisson et Pradeau, 2020, p. 55). Une personne vertueuse est nécessairement une personne juste qui sait se montrer courageuse ; elle est aussi capable de contrôler ses désirs et sait se maîtriser en plus de maîtriser les autres. Il en va de même pour la Cité vertueuse qui agit avec sagesse, courage, tempérance et justice.
Chez Platon, la vertu est une notion centrale et fondamentale qui canalise sa démarche philosophique. Se pose par conséquent et d’entrée de jeu la question de son acquisition. Comment s’acquiert-elle, demande Socrate à un disciple anonyme ? Peut-elle s’enseigner (376a-378c) ? La vertu étant comprise comme étant cette chose qui rend les personnes et les Cités bonnes et justes ne semble pas pouvoir s’enseigner. Il est même impossible à une personne reconnue vertueuse de transmettre cette qualité à sa propre descendance. Elle ne vient donc pas non plus de la nature (378c-379c). De plus, il n’existe aucun spécialiste en vertu capable d’identifier les hommes vertueux comme le sont les maîtres de chevaux. Dans ce texte, la vertu est réputée provenir d’une source divine (379c).
Ce constat s’expose ou se contredit d’ailleurs dans certains autres ouvrages. Par exemple, dans Lachès, le courage est présenté comme une vertu qui a besoin de l’enseignement d’un maître pour acquérir sa pleine valeur ; il faut savoir la soutirer de chaque personne, ce qui semble être une tâche qui omet les distinctions, voire la nature propre à chaque individu, supposant qu’un bon vouloir à transmettre le courage peut s’évanouir lorsque la personne s’en sent incapable. Outre le courage, la sagesse fait aussi partie de la vertu. Dans le Charmide, on s’aperçoit de la grande difficulté à la définir avec l’aide de Socrate, bien que ce dernier ait été proclamé par l’oracle de Delphes comme le plus savant des hommes en raison de « la reconnaissance de son ignorance des choses les plus importantes ». Et en l’occurrence, ne pouvoir désigner convenablement une telle vertu suppose alors qu’on ne peut l’enseigner, bien que pourtant la philosophie soit une science transmissible et laisse conjecturer la possibilité de son enseignement. Mais la vertu c’est avant tout le bien, tel que stipulé dans l’Hippias mineur, alors que Socrate prétend au besoin de connaître autant ce qui engendre le bien que le mal pour véritablement agir en fonction du premier, au point même de considérer comme étant convenable de mentir au lieu de dire la vérité en certaines occasions. Mais savoir déterminer le bien et le mal peut-il être enseigné ? Du moins, l’exercice de la philosophie servirait en ce sens et suggère par conséquent cette possibilité. Dans le Gorgias, Socrate pousse plus loin et ajoute — à la vertu qui s’avère synonyme de faire le bien — la nécessité d’une maîtrise de soi à travers l’usage de la raison pour finalement tendre vers la sagesse. Ainsi, une vie bien vécue consiste à ne jamais perdre de vue l’atteinte du bien, et ce, grâce à l’art qui s’occupe de l’âme, c’est-à-dire la politique. Puisqu’un art peut être enseigné, dans ce cas la vertu aussi. Cette maîtrise de soi a d’ailleurs été conseillée dans l’Alcibiade, afin d’aider le jeune aspirant à la gouverne à devenir meilleur et donc à tendre vers la vertu. De plus, Socrate juge qu’il est le mieux placé pour lui enseigner les rouages nécessaires à faire de lui un homme politique « bon », en suivant précisément un cheminement par lequel le jeune Alcibiade doit acquérir des savoirs spécialisés, une connaissance de la justice et surtout mieux se connaître lui-même ; car se connaître soi-même engage la tempérance et la justice, deux importantes vertus. Alors, on peut réellement l’enseigner !
Il faut éviter les déductions trop rapides, car il y a la Vertu et ses vertus. Dans le Ménon, Socrate soutient son incapacité à définir la Vertu en elle-même, étant donné qu’il n’a croisé personne en mesure de le faire ; plus encore, s’il ne peut la définir, dans ce cas il est inapte à dire si elle peut s’enseigner. Mais si connaître la vertu est un savoir, alors elle peut être partagée… Encore selon Socrate, le savoir se compare à une opinion vraie qui sommeille en nous et, une fois réveillée par la réflexion, elle devient une connaissance scientifique. Si la vertu est connue et fait partie de la science ou en devient une en elle-même, cela signifie donc sa transposition en objet d’enseignement : il doit exister des maîtres pour l’enseigner. Ce n’est pourtant pas le cas, car il ne suffit pas d’être perçu comme vertueux ou vertueuse pour enseigner la Vertu. Il ne s’agit pas d’un don de la nature, mais de quelque chose qui provient d’une source divine. Si elle s’enseigne cependant, cela veut dire sa saisie en partie, c’est-à-dire d’en comprendre seulement des bouts, tels que la justice, le bien, le beau… En politique, elle coïncide avec l’opinion vraie pouvant être enseignée auprès des jeunes gens qui aspirent à devenir meilleurs, comme déjà dit, à la condition que la Vertu s’allie à la raison. Et que dire de l’enseignement du juste à l’intérieur de la République, alors que des consignes sont discutées de manière à rendre l’homme et sa Cité les plus justes possibles, pour ne pas dire les plus vertueux. Aussi bien avouer que cet effort utopique correspond à un enseignement particulier de la vertu de justice par le biais d’une philosophie politique. Cette opération se compare en quelque sorte à la présentation du beau dans l’Hippias majeur et Le Banquet, alors que ce qui est beau est bien et se réfère à la vertu ; l’agréable perceptible par les sens s’acquiert et peut en plus être appris, car on connaît le beau par ce qui est beau. Est donc beau le pouvoir politique, puisqu’utile ; et l’utile est beau dans la mesure où il sert à faire le bien, ce qui suppose un apprentissage, un enseignement possible, d’autant plus que la beauté, comme vertu, sommeille en nous et peut être réveillée.
Malgré certaines apories et la prétention de Socrate à ignorer la définition exacte de la Vertu, supposant l’impossibilité de trouver quelqu’un qui en possède les secrets et donc tout autant l’impossibilité de pouvoir l’enseigner, il reste néanmoins une ouverture selon laquelle quelques parties peuvent l’être tout au plus. Par conséquent, la connaissance de certaines vertus qui la composent sert à s’en approcher ou encore à en avoir une idée. En revanche, Platon semble dire que l’essence même de la Vertu, sa Forme ou son Idée maîtresse, demeure inaccessible, d’où la justification de sa nature divine. En définitive, la Vertu se résume à faire le bien et non le mal. Si la source première représente Dieu, il serait alors à la fois les deux parties, quoiqu’il soit dépeint dans le Timée comme étant le bien suprême. Cette difficulté oblige à revenir sur la façon de déterminer cette dualité formant la morale humaine qui ne concerne pas les autres objets ou espèces vivantes. En effet, la volcan qui détruit une ville est-il mauvais ? Le lion qui tue la gazelle représente-t-il le vice prédateur ? Si la nature sait équilibrer les temps calmes et les moments agités par les catastrophes, ces extrêmes peuvent-ils véritablement être qualifiés de bien ou de mal ? Attribuer à Dieu la bonté ou la malveillance, c’est vouloir s’approprier ses pouvoirs, c’est ignorer ou instrumentaliser sa nature inintelligible. En ce sens, la bonne conduite ou celle vertueuse constitue une invention humaine, destinée à donner une raison d’être à la fois à l’existence préférable de l’individu au sein d’une collectivité et de cette collectivité elle-même, pour ne pas dire donner vie à une existence politique et aux prérogatives afférentes.
Cela dit et finalement, Sur la vertu est un dialogue attribué à Platon dans lequel Socrate finit par postuler que la vertu ne s’enseigne pas et qu’elle n’est pas un don de la nature qui se transmettrait d’une génération à l’autre. Reste donc une seule source possible à cette qualité tant désirée sur un plan individuel et collectif : le don divin.
Ce texte est un écrit apocryphe. Il ne nous apprend rien de véritablement nouveau à la lumière de comparaisons avec des écrits authentiques attribués à Platon. Nous préférons par conséquent arrêter ici notre réflexion-critique sur cet ouvrage.
Yvan Perrier
Guylain Bernier
12 décembre 2022
yvan_perrier@hotmail.com
Références
Brisson, Luc et Jean-François Pradeau. 2020. Le vocabulaire de Platon. Paris : Ellipses, 63 p.
Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel.
Platon. 2020. « Sur la vertu ». Dans Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 2051-2056.
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