Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La lutte pour un salaire minimum à 15$ l’heure

Point aveugle de la lutte contre l'austérité et les hydrocarbures

La petite organisation trotskyste Alternative socialiste, section sympathisante du Comité pour une Internationale ouvrière et dont plusieurs membres le sont aussi de Québec solidaire, vient d’initier une campagne québécoise pour un salaire minimum de 15$ l’heure qu’avec ses modestes capacités elle popularise dans la ville de Verdun sur l’Île de Montréal1. Nul doute qu’AS s’est inspiré de la conseillère municipale de Seattle, Kshama Sawant, membre de l’organisation sœur étasunienne d’AS, dont cette revendication était le pivot de son programme, et de la victoire relative de cette campagne dans cette métropole du nord-ouest des ÉU en 20142 suivi de victoires partielles à Los Angeles, à San Francisco et dans l’état de New-York3. Au Canada, le nouveau gouvernement NPD de l’Alberta l’a promis pour 20184 et le NPD fédéral le promet pour les employés sous juridiction fédérale pour 20195. Il faut cependant noter que ce niveau ne serait atteint qu’après quelques années, qu’il est limité à des villes ou un état, parfois à un secteur et qu’il n’est pas indexé à l’inflation. Et 15$ canadien signifie… 11.50$ étasunien au taux de change du jour (12.30$US en termes de parité du pouvoir d’achat6).

L’introduction de cette campagne au Québec est plus que bienvenu non seulement comme revendication clef de tout programme de redistribution du revenu national mais aussi, dans le contexte québécois, comme revendication stratégique liant la lutte sociale du Québec avec celles étasunienne et au Canada hors Québec, tout comme au Québec même comme revendication spécifique vers le prolétariat inorganisé et celui des PME afin de l’embarquer à plein dans la lutte contre l’austérité et contre les contre les hydrocarbures. Par sa simplicité même, contrairement à la formulation technocratique du programme de Québec solidaire liée au concept de « seuil de faible revenu » de Statistique Canada, cette revendication facilite le débat politique à la base. Tout comme la revendication du développement des services publics, celle de la hausse du salaire minimum a la qualité de relier la thématique de la lutte contre la pauvreté à celle de la lutte pour le plein emploi écologique donc décemment payé (et également partagé par la baisse du temps de travail). On évite ainsi que la lutte contre la pauvreté tombe dans le piège néolibéral de gauche – pardonnez le paradoxe – de l’allocation universelle qui dresse les travaillants contre les sans travail sans compter que cette allocation est une subvention déguisée à l’employeur et une invitation au démantèlement des services publics au profit d’une solution renforçant le rôle du marché.

Le danger de la récupération par les transnationales

Cependant, sa simplicité même peut causer problème surtout si on en fait un combat single-issue. Cette revendication est susceptible de récupération politicienne à sa face même : retard d’échéance sans indexation au coût de la vie ni avant ni après son implantation, pas de lien avec le temps de travail et avec les conditions de travail ce qui laisse place à la parcellisation et à l’intensification du travail et à son automatisation menant à des coupures d’emplois. Enfin, la segmentation géographique et sectorielle peut démobiliser les groupes fer de lance de la lutte. Plus profondément, le salaire minimum touche inégalement les entreprises en fonction de leur taille, de leur secteur et de leur marché. Plus une entreprise dépend du marché intérieur, plus elle bénéficiera de la hausse concomitante du pouvoir d’achat. Plus elle produit ou fait produire dans les pays à salaire de misère et à réglementation sociale et environnemental laxiste, moins ses coûts de production en seront affectés.

L’augmentation du salaire minimum avantagera la transnationale vis-à-vis l’entreprise nationale dans la mesure où elle a recours à des fournisseurs et à des filiales étrangères même si le marché national n’a pas beaucoup d’importance pour elle, encore plus s’il en a. Au final, la hausse du salaire minimum n’est pas une catastrophe pour le grand capital et son état-major financier en autant que le marché mondial globalisé peut être segmenté entre pays consommateurs et pays producteurs, une caractéristique forte de l’ère néolibérale.

Toutefois, une lutte nationale pour le salaire minimum à 15$ l’heure peut contribuer à rassembler le prolétariat d’où la politique de temporisation de la bourgeoisie étasunienne et canadienne. Signalons cependant la peur bourgeoise d’une migration incontrôlée de la force de travail, à bien distinguer d’une migration sous contrôle, même illégale, qui permet de gérer « l’armée de réserve » particulièrement à l’avantage des secteurs peu influencés par le marché mondial. Cette migration incontrôlée est bien amorcée à la frontière mexico-étatsunienne et en Méditerranée. La hausse du salaire minimum a pour effet de creuser davantage l’écart entre le salaire des pays consommateurs et celui des pays producteurs créant ainsi un cercle vicieux en combinaison avec l’immigration incontrôlée.

La peur de la démocratie

La recette pour empêcher la bourgeoisie de récupérer la lutte des 15$ et pour la faire décoller c’est sa généralisation et son intégration dans une lutte d’ensemble qui au Québec ne peut être que celle contre l’austérité et contre les hydrocarbures. Pour ce faire, une petite organisation se doit de chercher des leviers pour ne pas être piégé par l’impuissance groupusculaire. L’organisation de syndicalistes de gauche, Offensive syndicale, dont AS a contribué à la création, celle des Étudiant-e-s socialistes de l’UQÀM que co-anime AS et Québec solidaire où militent les membres de AS, sont ces leviers syndical, étudiant et politique. Encore faut-il enfin transformer la moribonde Offensive syndicale d’organisatrice de conférences en organisation militante de transformation du syndicalisme, renforcer l’aspect interventionniste d’Étudiant-e-s socialistes dans son milieu par rapport à sa fonction, fort pertinente par ailleurs, de formatrice et de propagandiste du marxisme et militer au sein de Québec solidaire pour y construire un pôle anticapitaliste oppositionnel réellement existant.

Si j’en juge par l’évolution d’Offensive syndicale, à laquelle j’ai participé par la bande, et celle de l’organisation étudiante Printemps 2015 au cœur de la riposte anti-austérité et anti-hydrocarbure du printemps dernier, à laquelle j’ai été spécialement attentif, il y a un blocage démocratique qui empêche la situation d’évoluer favorablement. On peut même parler d’une peur de la démocratie, de ses débats, de son pluralisme, carrément une peur de prendre des votes une fois le débat épuisé.

AS a préféré se retirer de la direction d’Offensive syndicale parce que l’autre organisation à laquelle elle était associée pour sa fondation voulait s’en tenir à des conférences. Elle n’a pas rendu publique sa propre position sur le sujet et elle n’en a pas saisi l’assemblée générale. Et aucun militant en assemblée générale n’a questionné le format conférence ni exigé une coordination élue. Est-ce un reflet de l’emprise de la bureaucratie syndicale qu’on a peur d’affronter collectivement, ce qui suppose de s’organiser pour le faire et non simplement échanger des idées ? Idem pour l’organisation anti-électorale Printemps 2015 qui fonctionne en vase clos et appelle assemblée générale, qui ne prend aucune décision, ce qui est en fait une assemblée publique. Faut-il se surprendre que la grève étudiante du printemps dernier se soit terminée, pour certaines assemblées générales d’associations étudiantes où Printemps 2015 était influent, avec une procédure démocratique douteuse et parfois avec des votes de prolongement de grève kamikazes ?

Est-ce aussi une peur de l’affrontement des idées, d’être pointé du doigt comme sectaire, qui empêche AS de faire l’agitation sur la « grève sociale » au sein de Québec solidaire (et de demander la simplification de sa revendication concernant le salaire minimum pour la rendre plus agitationnelle) ? Si la lutte contre l’austérité et contre les hydrocarbures n’atteint pas le stade de la « grève sociale », si la lutte pour la convention collective du secteur public ne se hisse pas jusqu’à la grève générale dans le cadre d’une « grève sociale », on peut difficilement s’imaginer une campagne pour le salaire minimum à 15$ l’heure qui décolle.

Les élections fédérales : une occasion pour corriger le tir et d’agitation pour mobiliser

Last but not the least, le contexte des élections fédérales du 19 octobre permet de corriger l’erreur du mouvement contre l’austérité de déresponsabiliser le gouvernement fédéral, erreur qui empêche de faire le plein de l’appui anti-fédéraliste même si le mouvement peut se rattraper en dénonçant la politique pétrolière du Parti conservateur qu’appuie à des nuances près le Parti libéral, le NPD et le Parti vert7. Statistiques à l’appui8, on se doit de réclamer le même 10 milliards $ pour une réforme fiscale provenant du gouvernement fédéral en faveur du Québec (et en proportion pour le Canada hors Québec) que le 10 milliards que la Coalition mains rouges exige du gouvernement du Québec9. C’est la clef pour réclamer de rehausser les transferts sociaux vers les provinces, surtout en santé, et non de les réduire comme Ottawa l’a fait tant sous les Libéraux fédéraux dans les années 90 que sous les Conservateurs en modifiant le mode de calcul10.

Quant à la revendication, avancée par le NPD, du salaire minimum de 15$ pour uniquement les employés sous juridiction du gouvernement fédéral, il s’agit de s’y appuyer tout en démontrant sa grande limitation (tout comme la mesure albertaine étant donné les salaires relativement élevés dans cette province pétrolière et la délai de trois ans). Quelque soit le parti à la tête du gouvernement, c’est une question de rapport de forces provenant d’une mobilisation sociale. La tragédie grecque l’a clairement démontré : que ce soit un gouvernement de droite, ou social-libéral ou de la gauche radicale, les exigences du capital sont exactement les mêmes. La différence vient de la rue quelque soit la couleur du gouvernement et de son discours politique. L’euphorie de dégommer « le pire » des partis hors du gouvernement, comme l’annoncent les plus récents sondages, peut créer la pire démobilisation si on reste prisonnier de l’électoralisme au détriment de la rue. On vient de le voir en Grèce et on l’avait vu au Brésil lors de la première victoire électorale du PT brésilien.

Marc Bonhomme, 22 août 2015

www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca

Notes

1Auteur inconnu, « Tout augmente sauf nos salaires » : la campagne pour un salaire minimum de 15$ arrive à Verdun !, site de la circonscription de Verdun de Québec solidaire, 16/08/15

2Socialist Alternative, SA : victoire pour les 15$ à Seattle ! La lutte paie !, site d’Alternative socialiste, 4/06/14

3Patrick McGeehan, New York Plans $15-an-Hour Minimum Wage for Fast Food Workers, New York Times, 22/07/15

4Tracey Johnson, Alberta’s $15 minimum wage : How many will actually get a raise ?, CBC News, 26/05 »15

5Louis-Philippe Ouimet, Qui toucherait le salaire minimum de 15 $ proposé par Mulcair ? L’épreuve des faits, Site web de Radio-Canada, 19/08/15

6Selon le « Burgernomics » de The Economist de juillet 2015

7Marc Bonhomme, Les élection fédérale au Canada : voter NPD ou mener campagne anti hydrocarbures et anti austérité ? ESSF, 16/08/15

8Voir mon texte sur mon blogue, À propos de la note de recherche de l’IREQ sur la financiarisation, 1/11/13

9Coalition mains rouges, Campagne 10 milliards $ de solutions

10Canadian Health Coalition, What is the Health Accord ?

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