28 mars 2022 | Reporterre.net
La neige fond autour du lac aux Castors, sur un des flancs du Mont-Royal, à Montréal. Quelques audacieux ont déjà sorti les shorts et pourtant, tout le monde sait bien que la neige retombera la semaine qui suit. Pour parler tourbières, Michelle Garneau, qui y a dédié sa carrière, nous a donné rendez-vous à la patinoire du lac, un lieu au charme indéniable. « Cet endroit, c’est un désastre écologique, je voulais que vous le voyiez », lance la chercheuse.
Il y a bien longtemps, ce lac, bétonné depuis 1938, était une tourbière. Celle-ci a été vidée au XXe siècle afin de créer un bassin artificiel en béton, passant à la moulinette la biodiversité. Les castors ne sont plus là depuis des années, « mais des espèces indigènes et des grenouilles, il y en avait encore il n’y a pas si longtemps », raconte la chercheuse. « En 2013, il y a eu une grande réflexion, une bataille entre les architectes et les botanistes. Les seconds avaient l’idée d’aménager le tout pour faire revenir les animaux. Ils voulaient enlever le béton, ramener un peu de naturel là-dedans. Mais c’est le béton qui a gagné. » Pour elle, cette victoire de l’artificiel sur la nature est un symbole du peu de cas que les pouvoirs publics font des milieux humides, et plus particulièrement des tourbières : « Ce sont des grandes mal-aimées. La forêt est plus populaire, les tourbières sont vues comme nauséabondes, pleines de moustiques. Ce n’est pas souvent le cas, et leur valeur écologique est inestimable. » Le Canada en protège une infime partie, alors qu’il compte plus d’un quart des tourbières de la planète — l’une d’elles est plus grande que l’Italie : le complexe de tourbières des Hudson Bay Lowlands, dans le nord de l’Ontario, occupe 320 000 km2.
Un coffre-fort à CO2
Les tourbières sont des couteaux suisses climatiques : « Des grands réservoirs d’eau et de matière organique qui dépolluent les sols, en filtrant l’azote », explique Michelle Garneau. Elles peuvent aussi freiner les inondations en absorbant une part du surplus d’eau, et empêcher des feux de forêt. « C’est surtout leur rôle de séquestration du carbonequ’on a appris à connaître ces derniers temps, détaille-t-elle. Rien qu’au Québec, il y aurait dix milliards de tonnes de carbone stockées dans les tourbières. » En Ontario, deuxième plus grande province après le Québec, c’est 35 milliards, l’équivalent des émissions annuelles de sept milliards de voitures, d’après le site d’enquête The Narwhal.
De quoi aider le Canada à remplir ses objectifs : il a annoncé l’an dernier qu’il réduirait d’ici 2030 le niveau de ses émissions de gaz à effet de serre de 40 à 45 % par rapport aux niveaux de 2005. « S’il veut atteindre ces cibles — ce que la plupart des observateurs jugent impossible s’il continue d’exploiter du pétrole et du gaz —, le gouvernement ne peut pas négliger la protection des tourbières », dit à Reporterre David Olefeldt, directeur du groupe de recherche sur la science des bassins versants et des zones humides à l’université de l’Alberta. Or seuls 10 % des tourbières canadiennes figurent sur des terres protégées : leur valeur semble échapper aux pouvoirs publics.
La patinoire du Mont Royal, à Montréal, est une ancienne tourbière, qui a été détruite. © Alexis Gacon/Reporterre
Elle échappe aussi à nombre d’industriels. « Beaucoup des tourbières du sud du Québec ont été drainées et asséchées par l’agriculture, même si désormais, les gens sont davantage sensibilisés », dit Michelle Garneau. Dans l’ouest du pays, ce sont les compagnies minières et pétrolières qui les menacent. En Alberta par exemple, l’exploitation des sables bitumineux de la région de l’Athabasca s’est accélérée ces dernières années. Des chercheurs ontariens dénoncent une altération des écosystèmes naturels dans la région, causée par cette extraction qui s’accompagne d’un défrichage des zones humides. Ils observent des changements dans les qualités des sols et des effets sur la nappe phréatique. Une étude albertaine a aussi montré que les travaux d’exploration pétrolière ont perturbé 1 900 kilomètres carrés de tourbières et fait exploser le volume d’émissions de méthane, qu’elles stockent, de 4 400 à 5 100 tonnes métriques par année. « Il en faut très peu pour que les gaz emmagasinés par les tourbières se retrouvent vite dans l’atmosphère », dit à Reporterre David Olefeldt.
« Préserver les milieux humides peut être une arme pour combattre le changement climatique. Pour l’instant, on ne se sert pas de cette arme ».
Les changements climatiques les fragilisent aussi. La fonte du pergélisol contenu dans les tourbières boréales libère du CO2, ainsi que du méthane, et accélère ainsi le réchauffement.
« Dans le dernier rapport du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], l’accent a été mis sur des solutions basées sur la nature elle-même pour lutter contre les changements climatiques. Et notamment sur le fait que préserver les milieux humides peut être une arme pour les combattre. Pour l’instant, on ne se sert pas de cette arme », observe David Olefeldt.
Le Ring of fire : un projet d’extraction de sables bitumineux destructeur
La plus grande menace mondiale qui pèse actuellement sur les tourbières concerne la deuxième plus grande réserve de CO2 de la planète (après les tourbières sibériennes) : les Hudson Bay Lowlands ontariennes. Depuis plus d’une décennie, le gouvernement de la province soutient un projet de développement minier dans la région. Porté par la compagnie minière Noront, il est baptisé le Ring of fire — du nom d’une chanson de Johnny Cash, dont le fondateur de l’entreprise est fan. Le nouvel argument de l’Ontario pour le vendre ? Il pourrait être au cœur de la production de batteries de véhicules électriques car son sous-sol regorgerait de chromite, de cobalt ou de nickel. Interrogée par CBC, la chercheuse de la Wildlife Conservation Society (WCS), Lorna Harris, se demande dans quelle mesure ce vernis vert n’est pas plutôt une nouvelle manière d’accélérer le business minier : « Nous devons vraiment peser ce qui est juste : quelle quantité de CO2 souhaitons-nous que les tourbières libèrent pour avoir cette énergie verte dans les batteries. Est-ce que ça vaut le coût ? » D’après l’organisation écolo, les tourbières du Ring of fire stockent pas moins d’1,6 milliard de tonnes de CO2.
La réserve écologique des Tourbières-de-Lanoraie, au Québec, a une superficie de 414 hectares. © Alexis Gacon/Reporterre
Au vu de l’ampleur du projet, de la contestation de groupes environnementaux et de plusieurs Premières nations situées dans la région, le Canada a lancé une évaluation d’impact régional. Son premier brouillon a été rejeté par cinq chefs autochtones, qui le trouvent dangereux. D’autres nations, Webequie et Marten Falls, voient le projet d’un bon œil, notamment car il génèrera des emplois. Malgré l’opposition et les consultations en cours, l’Ontario a autorisé l’entreprise Noront à commencer à réaliser des forages exploratoires dans la zone.
Dans un courriel, une porte-parole de Noront affirme que les routes et les infrastructures qui vont être construites grâce à l’entreprise dans cette zone vont non seulement permettre le développement minier, mais aussi améliorer la vie des Premières nations. Un porte-parole du gouvernement canadien lui, soutient à Reporterre que les tourbières peuvent être protégées en partie par « diverses initiatives fédérales », mais que la véritable responsabilité des ressources naturelles relève des gouvernements provinciaux (celui de l’Ontario n’a pas répondu à nos questions). « On admet que certains milieux humides devraient être préservés et maintenus dans leur état naturel, poursuit le gouvernement. D’autres cependant pourraient être exploités pour [...] un usage soutenu de leurs ressources renouvelables. »
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