Édition du 16 avril 2024

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Québec

Pour ne pas en finir : L’économisme n’est pas un humanisme

Nous sommes très heureux, à titre de professeurs de philosophie, à titre aussi d’observateurs de l’éducation supérieure depuis de longues années (Fondation de la Napac en 2005, Université Inc, 2011, Dans la classe, 2012, Le colloque Cégep Inc., tenu à la Grande Bibliothèque en 2016, La liquidation programmée de la culture, 2017), d’apprendre que « la pensée qui sous-tend » les interventions de la Fédération des cégeps consiste en un engagement à défendre l’intégrité du réseau des cégeps et l’intégrité de sa mission.

Hugues Bonenfant, Philippe Girard, Eric Martin, Sébastien Mussi, professeurs de phiosophie au collégial et membres du CA de la Nouvelle alliance pour la philosophie au collège (NAPAC) (www.lanapac.org)

Nous sommes par contre surpris que cette pensée, essentielle, précieuse, ne soit énoncée ni dans sa plateforme « Miser sur le cégep », ni dans les nombreuses interventions médiatiques qui ont accompagné sa publication. La Fédération nous soupçonne de lui « prêter des intentions » : c’est nous reprocher de n’avoir pas su lire, dans nos analyses de ses documents, ce qu’elle ne dit pas. Mais si telle est bien la vision de la Fédération, pourquoi est-elle absente de sa plateforme ? Pourquoi ne pas en faire la promotion et l’énoncer clairement et partout ?

Le grand écart

La Fédération affirme qu’elle veut favoriser l’intégrité du réseau. Depuis au moins 2004, elle réclame pourtant l’autonomisation des collèges et encourage la concurrence des uns contre les autres, ce dont nous ressentons les effets à tous les niveaux.

Elle recherche « l’appui et les actions concertées […] de tous les membres de la communauté collégiale », mais propose en même temps que soient renégociées les conventions collectives pour favoriser la flexibilisation du corps professoral, ce qui aurait comme résultat de faire encore un peu plus des enseignants des opérateurs modulables et assignables à volonté.

La Fédération fait l’éloge des « compétences » de la formation générale, alors que cette approche par compétences, venue directement de la culture d’entreprise, a déjà réduit la littérature à la littératie, la philosophie à l’argumentation, la connaissance à un « savoir mobiliser », la curiosité à la nécessité de l’emploi et le désir de comprendre et se comprendre à la conformité…

Les besoins… de qui et selon qui ?

Mais venons-en à l’essentiel. La Fédération affirme que les besoins de la société doivent être satisfaits par les cégeps. Or, les besoins mentionnés sont exclusivement ceux de l’économie. Les besoins des étudiants sont, eux, ramenés à ceux des futurs salariés si nécessaires à cette économie.

Pourtant, les sujets d’inquiétude ne manquent pas. La Fédération pourrait se poser et publiciser d’autres questions et présenter d’autres exigences aux partis politiques. Elle pourrait mener par exemple une réflexion sur les défis que nos enfants auront à relever dans le monde que nous allons leur laisser. Car c’est là que se trouve l’enjeu réel, unique, comme on commence à le comprendre un peu partout (voir par exemple la lettre de 700 scientifiques parue dans Libération, le 8 septembre).
Or, ces enjeux se profilent déjà comme astronomiques : environnements en déliquescence, économies de plus en plus abstraites, spéculatives et fluides et gérées via des machines, épuisement des ressources, y compris de l’eau, pollution à une échelle telle qu’elle affecte santé, stabilité écosystémique, modes de vie et qu’elle est grosse de violences sociales et politiques que nous peinons à imaginer, écarts croissant sans cesse entre riches et pauvres, laissés pour compte de nos succès économiques de plus en plus nombreux, qui tombent entre les mondes, mégaentreprises qui défient la souveraineté des peuples et des Etats censés les représenter, démocraties libérales qui prennent de plus en plus l’allure d’oligarchies… Avoir le souci de tout cela : le sociologue Michel Freitag pleurait d’entendre que disparaissent les grands mammifères…

Mais tout ce qui est considéré ici pour justifier le maillage des cégeps et des entreprises, ce sont les « besoins » - c’est-à-dire des exigences – de l’économie.
Tous ensemble ?

La Fédération espère donc notre collaboration et affirme défendre des idéaux humanistes, qui ne seraient pas incompatibles avec son économisme quasi intégral ? Nous lui suggérons alors de soutenir les demandes suivantes. Aucune n’empêche que les cégeps participent à la vie économique du Québec, dont personne ici ne nie qu’il faille s’occuper :

1) assurer le financement public stable des institutions collégiales, sur la base notamment qu’elles ne sont pas réductibles à un rôle économique ; 2) mettre fin à la concurrence entre les cégeps et aux dérèglements et aux disparités qu’elle entraîne ; 3) atténuer les effets structurels de l’approche programme et de l’approche par compétences, notamment en revalorisant les contenus ; 4) revaloriser le corps professoral, notamment en faisant cesser sa précarisation grandissante ; 5) établir un équilibre entre les représentants des communautés d’affaire et les professeurs (2 sur 19 membres) sur les CA des collèges.

Que la Fédération s’engage à défendre ces positions : nous pourrons alors commencer à parler, tous ensemble et à partir d’un souci commun pour l’être humain, notre société et la suite du monde, des services aux entreprises ; nous pourrons alors parler, tous ensemble, de modifications en profondeur de certains cursus, y compris de la formation générale ; nous pourrons alors, tous ensemble, tenter de comprendre et d’identifier quels sont les besoins réels des générations à qui nous allons laisser le monde et que nous avons le devoir d’éduquer.

Éric Martin

Chercheur à L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)
Membre du Collectif d’analyse politique (CAP)
Doctorant en pensée politique, Université d’Ottawa

ERIC.MARTIN@uottawa.ca

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