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Europe

Pourquoi la Russie n’arrive pas à restreindre la propagation du Covid

Le climat politique fragile du pays a sapé sa réponse à la pandémie

Au début de novembre 2021, la Russie a connu une surmortalité d’environ 800,000 personnes depuis le début de la pandémie. Selon les calculs de Dmitrii Kobak et d’Ariel Karlinskii, deux statisticiens qui ont suivi les décès liés au covid dans le monde depuis l’année dernière, la Russie a désormais dépassé l’ancien leader mondial, les États-Unis, en termes de nombre total de décès en excès, et elle ne suit que le Pérou et la Bulgarie en termes de pertes par habitant.e.

23 novembre 2021 | tiré de The New Yorker | traduction David Mandel

Et le pire n’est pas derrière le pays : plus de personnes meurent actuellement du covid-19 en Russie qu’à n’importe quel moment de la pandémie. Officiellement, le nombre est de plus de 1 200 par jour. Mais Aleksei Rakcha, un démographe expulsé de l’Agence des statistiques de l’État russe l’année dernière, estime que le chiffre est en réalité presque de 4 000. D’ici la fin de l’année, le nombre total de morts du virus dans le pays atteindra probablement plus d’un million.

L’ampleur de la catastrophe est d’autant plus remarquable que la Russie, comme cela a été annoncé en grande pompe à l’été 2020, a été le premier pays au monde à déployer un vaccin contre le covid, Sputnik V. Mais, à presque tous les autres égards, l’État russe, une machine sans vergogne autocratique, a choisi de ne pas utiliser toute l’étendue de ses pouvoirs pour contrôler la pandémie.

Les mesures de quarantaine ont été sporadiques et de courte durée. Fin octobre, lorsque les cas à Moscou ont atteint près de 10 000 par jour, la ville est entrée dans une fermeture d’une semaine. Mais elle s’est rouverte ensuite avec peu de restrictions. Bien que le gouvernement russe envisage maintenant un système de code QR à l’échelle nationale, qui exigerait effectivement la vaccination pour de nombreux aspects de la vie quotidienne, il a longtemps refusé l’idée, rejetant le genre de mesures obligatoires mises en place depuis un bout de temps dans une grande partie de l’Europe.

Le résultat est un étrange paradoxe : un État qui empoisonne ou emprisonne ses opposant.e.s et qui fait adopter sans grande difficulté des modifications à la constitution qui pourraient permettre à Vladimir Poutine de gouverner pendant encore douze ans (le référendum de l’été dernier) refuse de fermer des restaurants et des centres commerciaux. Pour reprendre les mots de Vasilii Vlassov, épidémiologiste et ancien conseiller de l’Organisation mondiale de la santé, « Pourquoi un État russe qui s’est montré si à l’aise en utilisant la force montre-t-il soudain une certaine délicatesse ? »

La réponse révèle beaucoup de choses sur la nature du pouvoir et ces limites dans le régime de Poutine. La politologue Yekaterina Choulmane a décrit la Russie contemporaine comme une « autocratie informationnelle » qui « repose avant tout sur l’impression qu’elle est capable de créer ». Le Kremlin peut compter sur les agent.e.s du FSB (police politique) pour exécuter loyalement ses édits, mais il lui manque un réel pouvoir pour garantir la même à ceux et celles qu’il considère comme sa base électorale.

Pour Poutine, si la majorité du peuple est peu encline à suivre des mesures de quarantaine ou des appels à se faire vacciner, son incapacité de forcer la conformité ne fait qu’attirer l’attention sur une faiblesse que l’architecture du système a été conçue en premier lieu pour masquer. « Cette dynamique est particulièrement dangereuse à une époque où la popularité est en baisse, lorsque les gens sont en train de perdre leur amour pour vous », a déclaré Choulmane.

Au cours des dernières années, le Centre de sondages Levada a constaté une baisse constante du niveau de confiance et d’approbation pour Poutine. Le mois dernier, un sondage a montré un niveau de confiance de 53 % - chiffre le plus bas depuis 2012. « Adopter des mesures dures ou impopulaires, puis les voir ignorées ou sabotées, cela ne ferait qu’aggraver le sentiment de crise », m’a dit Choulmane. « La chose la plus dangereuse est de donner un ordre qui ne sera pas suivi. »

En même temps, le public semble relativement indifférent à la pandémie. Cela s’explique en partie par le fait que les décès par covid ont tendance à se produire à l’hôpital et donc à l’abri des regards. Ils semblent ainsi être moins un fléau qu’une série de tragédies individuelles. Maria Volkenstein, directrice d’un cabinet d’études de marché à Moscou, a suivi un groupe de discussion depuis le début de la pandémie. Elle observe un manque remarquable d’expérience collective. « Il n’y a pas le sentiment que nous vivons tous et toutes ensemble une tragédie, mais plutôt que chaque personne résout les problèmes pour elle-même. »

A titre d’exemple, elle m’a raconté que dans de nombreux cas les personnes qui se sont faites vaccinées ne se sentent pas particulièrement lésées par ceux et celles qui ont falsifié leurs certificats de vaccination. En l’absence d’une politique nationale, ces certificats sont requis pour certaines catégories de travailleurs et de travailleuses et pour l’accès à certains espaces civiques, comme les théâtres. « La pandémie est vécue comme une sorte d’affaire privée, » a-t-elle déclaré.

Même au niveau individuel, il semble que le covid-19 n’est pas perçu comme une menace urgente pour de nombreux et de nombreuses Russes. Les enquêtes du Centre Levada ont montré que seulement environ la moitié des personnes interrogées ont peur du virus. Le sociologue Gregorii Youdine m’a dit : « Vous pourriez penser que les gens jugent incorrectement la situation et ne prennent donc pas les mesures appropriées. » Mais dans la Russie d’aujourd’hui, poursuit-il, les choses fonctionnent souvent à l’envers - l’évaluation par un individu de la situation résult d’un sentiment d’impuissance.

Il présente ainsi le tableau de l’apparence de la pandémie pour de nombreux et nombreuses Russes : « On vous ment ; il n’y a pas de vraies statistiques ; c’est tout un jeu joué par des intérêts plus importants qui vous manipulent – et vous n’êtes pas capable de faire quoi que ce soit à propos de cela. » Face à un tel état d’esprit, déclare Youdine, « penser moins à la covid et se soucier davantage de vos problèmes personnels semble être la seule solution pragmatique. » L’approche est : « Respirez profondément et calmez-vous. »

D’autres données révélatrices du centre de sondages Levada sont survenues au printemps dernier, lorsque 58% des personnes interrogées ont déclaré qu’elles craignaient personnellement des répressions arbitraires de la part de l’État - un pourcentage plus élevé que ceux et celles qui s’inquiètent de la pauvreté ou de la criminalité. Youdine voit un lien entre la crainte de répression et le manque d’indignation publique face au nombre croissant de morts en Russie. « Le message est que toute forme de solidarité est dangereuse. Cela n’a presque pas d’importance si l’individu est pour ou contre le gouvernement. Si vous n’avez pas obtenu de sanction officielle pour quelque chose, mieux vaut ne pas le faire. Toute tentative de penser à des problèmes autres que les vôtres est considérée comme inopportune ou périlleuse. »

Au fil des ans, le peuple en est également venu à supposer que le gouvernement agit presque exclusivement dans son propre intérêt. Cette dynamique est essentielle pour comprendre le déploiement tragiquement lent des vaccins en Russie. Seuls environ 40% des Russes sont complètement vacciné.e.s, ce qui place la Russie à la 95e place dans le monde en termes de taux de vaccination. (Les États-Unis sont à la 48e.) Le lancement précoce du vaccin Spoutnik V était centré sur l’exploit de la Russie en créant le premier vaccin contre le covid-19 au monde. Les reportages à la télévision d’État se sont concentrés, non pas sur le danger de covid-19, mais sur le triomphe de la science russe, montrant fièrement des expéditions à destination de l’Argentine et de la Hongrie.

« Ce vaccin est devenu une question d’importance nationale, et cela a fini par lui faire du mal, ainsi qu’à nous, » a déclaré au journal indépendant dans Novaya Gazeta Aleksei Levinson, chercheur principal au Centre Levada. « Pour la majorité des Russes, la question se présente comme suit : nous devons être vacciné.e.s pour eux », c’est-à-dire pour le gouvernement de Poutine. Lorsque les intérêts de l’État sont au premier plan, le peuple russe a un moyen astucieux de se soustraire plutôt que de se soumettre - éviter, dévier et faire semblant. Cela explique peut-être le marché noir des codes QR pour certifier le statut vaccinal : plus tôt ce mois-ci, le quotidien Kommersant a rapporté qu’un syndicat criminel à Moscou avait fourni de faux certificats à 500,000 personnes.

Dans de nombreux cas, éviter un affrontement direct avec un système inefficace, corrompu et répressif – tout en cherchant en même temps à le déjouer de petites manières privées – est une stratégie tout à fait logique, voire louable. Mais une pandémie, comme peu d’autres crises, exige de la confiance et de la conformité de la part du public. L’État, quant à lui, ne doit pas simplement projeter l’autorité ; il doit agir avec une véritable compétence. La Russie s’est avérée fatalement défaillante sur les deux fronts.

Plus tôt ce mois-ci, les médias russes ont rapporté le cas de dizaines d’ambulanciers paramédicaux, ambulancières paramédicales dans l’extrême-orient du pays qui ont préféré démissionner plutôt que de se faire vacciner. En conséquence, la ville d’Oblouchye était sur le point de perdre complètement les soins d’urgence. En réponse, Artemii Okhotine, un médecin à l’hôpital local de Tarusa, ville de province à quatre-vingt-six miles de Moscou, a rédigé une chronique décrivant le monde bureaucratisé et autoritaire des soins sanitaires en Russie. Les fonctionnaires, écrit-il, « traitent les médecins comme de la chair à canon, qui ne doit pas discuter des ordres venant des patrons ou se mêler de leurs plans ». Les professionnelle.s de la santé, comme de nombreux autres segments de la société, se sont soumis.e.s à un « certain consensus » : tout ce qu’on entend à la télévision ou qui est imprimé dans les ordres et les recommandations officielles est de la foutaise ; nous devons chercher la vérité nous-mêmes, la faire passer de bouche à oreille, mais ne jamais la dire à haute voix. »

Au cours de la pandémie, ces soupçons des médecins ont été confirmés une fois de plus : elles et ils ont vu comment les autorités locales sous-estimaient les décès par covid dans leurs hôpitaux et comment le Ministère de la Santé recommandait des médicaments inefficaces qui sont produits par de puissants intérêts liés à l’État. On peut presque admirer – ou du moins sympathiser avec - le courage des ambulanciers et ambulancières de l’Extrême-Orient russe, a soutenu Okhotine, même si, en fin de compte, « elles et ils ne croient pas l’horloge du Kremlin à la minute précise où il arrive à montrer vraiment l’heure exacte. »

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