Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Arts culture et société

« Qu’allons-nous devenir ? » - les professionnels du monde de la culture face à une énième crise

La COVID-19 a déclenché une crise qui frappe la planète tout entière. Toutefois, le virus, qui a été particulièrement dévastateur pour les communautés les plus défavorisées, entraînera des dégâts au secteur de la culture dont la distribution sera brutalement inégalitaire. En Europe, les arts et le divertissement arrivent en tête (juste derrière la restauration, selon Eurostat) de l’indice des secteurs qui seront les plus touchés par cette crise, avec plus de 40 % des emplois menacés.

Tiré de Equal Times.

Ceux qui souffriront le plus ne sont pas les grandes stars du cinéma, de la musique ou de la littérature, mais bien les travailleurs anonymes de la chaîne de valeur. Soumis à la précarité d’un secteur qui était déjà exposé avant la pandémie, ils s’interrogent : « Qu’allons-nous devenir ? ».

C’est précisément ce que la vingtaine de professionnels consultés pour ce reportage tentent de deviner. Tous partagent deux idées, quelle que soit leur spécialité : que la culture « a toujours été sur la corde raide » et qu’ils ont été « les premiers » à subir les conséquences du virus, mais seront « les derniers » à s’en remettre.

La majorité d’entre eux pense que les autorités de leur pays « ne disposent pas de plan de sauvetage spécifique », déplore « le climat d’incertitude » et pressent que la crise va dépasser la période de confinement. D’aucuns pronostiquent un retour à « une sorte de normalité » d’ici la seconde moitié de 2021, mais pratiquement tous pensent que rien ne sera plus jamais comme avant.

La peur du public face à une éventuelle contamination par un virus invisible, l’imposition d’une distanciation sociale et la crise économique que la pandémie entraînera les obligeront à changer de modèle économique.
« D’abord la vie, puis le cinéma »

Il a fallu attendre que l’urgence sanitaire soit maîtrisée pour que les gouvernements commencent à réfléchir à des solutions permettant d’éviter la disparition d’un secteur, la culture, qui représente des millions d’emplois et un pourcentage considérable des PIB nationaux (3 % en moyenne dans le monde, selon l’UNESCO).

« D’abord la vie, puis le cinéma », a déclaré en avril le ministre espagnol de la Culture, le socialiste José Manuel Rodríguez Uribes, dans un clin d’œil malencontreux à Orson Welles et qui a suscité l’indignation dans tous les milieux. Des organisations telles que l’Union des acteurs, l’Union des artistes lyriques et la Fédération « Es Música » ont demandé une rencontre pour explorer les possibilités d’aides immédiates.

En Espagne, le gouvernement a approuvé certaines réductions d’impôts pour les indépendants et des plans de chômage partiel pour les entreprises, qui incluent des subventions publiques. Le secteur reste cependant au bord de l’asphyxie : de nombreux travailleurs (comme les techniciens du spectacle ou les assistants) ne peuvent même pas bénéficier d’une aide, car ils ne sont pas reconnus comme artistes, selon les critiques formulées par l’APM (l’Association des promoteurs de la musique).

Les personnes affectées mentionnent des exemples de politiques culturelles qui ont été mises en œuvre avec succès, notamment en France (un pays traditionnellement protectionniste vis-à-vis de ses créateurs), en Suède (qui a continué à organiser des concerts), en Allemagne (avec un système de confinement moins restrictif qu’en Espagne) ou encore au Portugal (où le gouvernement s’est engagé à ce que l’argent public qu’il a investi dans des événements qui ne peuvent être organisés ne soit pas perdu).

« Si les gens perdent leur emploi, on se retrouvera également face à une situation d’urgence. Nous ne pouvons pas attendre que les politiques nous sauvent », déclare Lorena Jiménez, l’une des promotrices de l’initiative #SomosMúsica à laquelle a adhéré une bonne partie de l’écosystème musical espagnol. L’idée consiste à stimuler les discussions et soutenir les « invisibles » du secteur : production, montage, techniciens du son, fabricants de disques, etc.

Le travail de cette promotrice au sein de sa société La Trinchera repose, comme une grande partie de l’industrie musicale en Espagne, sur des représentations en direct. Les grands festivals espagnols, une attraction touristique qui génère (dans ce pays comme dans d’autres) des revenus considérables pour les villes (à travers les dépenses dans les hôtels, les restaurants et les supermarchés) ont été annulés les uns après les autres jusqu’en 2021.

Pour l’Argentin Agustín López, « c’est le moment de former un lobby fort afin de pouvoir négocier avec les institutions ». Il travaille pour Industria Works, une entreprise implantée dans plusieurs pays qui a su anticiper la crise actuelle que traverse la musique en direct en diversifiant ses sources de revenus : rédaction, gestion, publicité et technologie.

Le problème de la musique est qu’elle ne dispose pratiquement pas de syndicats forts qui englobent tous les domaines de la profession ; souvent, les intérêts des syndicats sont contradictoires.

« Aujourd’hui plus que jamais, nous devons nous unifier, c’est la seule façon de survivre pour ceux d’entre nous qui travaillent en marge des grandes entreprises », estime la Colombienne Alejandra Gómez, manager de groupes comme Frente Cumbiero et propriétaire du label Biche.

Elle reconnaît elle-même que jusqu’à présent, elle s’était concentrée sur la croissance de ses groupes sur le marché international, mais cette nouvelle réalité l’a encouragée à réorienter son travail pour « sensibiliser les publics locaux », en tissant des partenariats et en lançant des campagnes favorisant la consommation de la musique des artistes indépendants de leur pays.

Le raisonnement de l’agitateur culturel cubain Rafa G. Escalona, directeur du magazine musical AM:PM, va dans le même sens. « Pendant le confinement, les artistes ont pu constater le pouvoir qui découlait du fait de pouvoir partager leur travail sur les réseaux sociaux et de parier sur des supports contemporains tels que le podcasting. J’espère que cette explosion de créativité se poursuivra à Cuba lorsque le virus sera passé. »

Personne n’ose tenter d’imaginer de quoi l’avenir sera fait, mais ce qui est certain, du moins à court ou moyen terme, c’est que les restrictions rendront non viable le maintien de l’ancien modèle basé en grande partie sur les macro-festivals.

« Si on vous oblige à réduire la capacité de la salle à un tiers et que vous devez baisser le prix des billets parce qu’au sortir de la crise, peu de gens auront encore de l’argent, comment faire pour qu’un concert soit rentable ? Toute la chaîne en pâtira : les cachets des artistes, l’argent pour les salles ou les honoraires de l’organisateur », explique Mario del Pino, promoteur en Espagne depuis plus de dix ans au travers de sa société 2M Group.

À l’instar de Napster (un site de partage de fichiers en pair à pair,ndlr) qui avait mortellement blessé les ventes de CD au début du nouveau millénaire, certains, comme Scott Cohen, cadre du géant Warner Music, pensent que le coronavirus aura un effet similaire sur les spectacles en direct. Pour l’instant, la fermeture des aéroports internationaux et le ralentissement du tourisme (avec une chute de 98 % en mars en Espagne) ont déjà paralysé le secteur de la musique en direct.

Des problèmes partagés

La crise que traverse la musique peut être transposée au reste des arts. Le monde de l’édition, où les petites entreprises peinent à éviter la faillite, est au bord de la catastrophe. Avant le coronavirus, « le secteur était déjà à l’agonie », comme le dit un libraire madrilène qui souhaite rester anonyme. Dans sa ville, le nombre de librairies qui ferment chaque année est deux fois plus élevé que celui des librairies qui ouvrent, selon l’Association des librairies de Madrid.

« Nous avons connu des jours d’angoisse, mais nous avons encaissé le premier coup, nous sommes toujours debout », déclare Emilio Sanchez Mediavilla, de la maison d’édition indépendante Libros del K.O., qui est à l’origine de succès comme Fariña (Nacho Carretero, 2015), mais dont la survie n’est pourtant pas garantie. « Le secteur est très fragile, il faut faire des miracles mois après mois », confie-t-il.

« Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est le goulot d’étranglement provoqué par tous les nouveaux titres qui ont été reportés et qui sortiront en même temps dès que le marché se normalisera », explique l’éditeur espagnol.

D’aucuns envisagent de baisser les prix de leurs livres, qui sont déjà assez serrés, pour payer le travail de toute la chaîne de valeur, depuis l’écrivain jusqu’à l’éditeur, en passant par le correcteur, le graphiste, le distributeur… « Imaginez ce que c’est que de rémunérer tout le monde avec moins de 20 euros, le prix du livre », explique-t-on dans cette maison d’édition spécialisée dans les chroniques journalistiques.

Les présentations de livres seront affectées, en particulier dans le cas des auteurs étrangers qui ne pourront pas voyager. Les grandes foires sont menacées en 2020, malgré le fait que la Foire du livre de Madrid — qui en 2019 avait battu son record avec 2,3 millions de visiteurs et plus de 10 millions d’euros (10,8 millions de dollars US) de ventes — ait annoncé qu’elle se tiendrait en octobre prochain.

La Foire du livre de Bogotá, l’une des plus importantes d’Amérique latine, a déjà été reportée à l’année prochaine. C’est dans la capitale colombienne que se trouve La Valija de Fuego, une petite librairie et maison d’édition qui résiste depuis plus de dix ans. Son propriétaire, Marco Sosa, a organisé une campagne de soutien pour éviter la fermeture en raison de la pandémie.

« Pour le moment, nous tenons bon grâce aux ventes en ligne, mais les chiffres ne sont pas bons », admet-il. Malgré tout, il pense encore à éditer de nouveaux titres. « Les livres sont comme le diable, ils te tentent sans cesse : impossible d’arrêter de publier même si cela te mène à ta perte », assume-t-il.

Une lumière au bout du tunnel ?

L’épidémie a montré sans ambiguïté que la culture est un baume au cœur permettant de rapprocher les gens dans les moments difficiles. C’est le cas de la chanson Resistiré qui a résonné tous les après-midis sur les balcons de toute l’Espagne ; de la conversation mondiale autour de séries telles que La casa de papel et les documentaires Tiger King et The last dance ; du retour du roman noir et de classiques tels que La peste d’Albert Camus ; de l’essor des jeux vidéo d’auteurs…

Au cours des trois premiers mois de cette année, Netflix a attiré près de 16 millions de nouveaux abonnés. La société a annoncé en avril qu’elle ferait un don de 100 millions de dollars US (environ 92 millions d’euros) pour venir en aide au secteur audiovisuel mondial en ces temps difficiles.

En mars, l’industrie cinématographique (producteurs et distributeurs) espagnole a demandé au gouvernement de leur permettre de distribuer leurs œuvres directement sur les plateformes ou les télévisions afin de pallier le coup dur de la fermeture des salles qui, chaque week-end, récolte en moyenne quatre millions d’euros (4,3 millions de dollars US) rien qu’en Espagne.

Dans le même temps, plusieurs secteurs de la musique demandent aux grands services de streaming (Spotify, Amazon, iTunes d’Apple) de verser plus d’argent aux artistes. Telle est la lutte d’un secteur résilient habitué à se battre pour survivre et s’adapter continuellement aux nouvelles circonstances.

L’éditeur colombien Juan David Correa se souvient de l’époque où, à la fin des années 1990, les personnes les plus pessimistes auguraient la mort du livre papier avec l’avènement du livre électronique. « La mondialisation a produit des effets terribles qui ont affaibli le secteur. La crise s’est généralisée. Une fois de plus, nous allions disparaître », rappelle-t-il.

Or, l’industrie de l’édition a surmonté le changement de paradigme, du moins jusqu’à présent. « Les librairies d’aujourd’hui doivent relever l’un des plus grands défis de leur histoire. Qu’exige de nous la situation actuelle ? L’illusion d’être des pionniers ou l’illusion de vouloir revenir au monde qui nous a été arraché ? », s’interroge Correa, qui travaille pour la maison d’édition Planeta.

En avril, deux manifestations ont coïncidé qui montrent l’orientation des nouvelles habitudes de consommation : le rappeur américain Travis Scott a rassemblé plus de 12 millions de spectateurs lors de son spectacle virtuel dans le jeu vidéo Fortnite, tandis que le festival solidaire organisé par Lady Gaga, « One World : Together at Home » et retransmis en streaming, a permis de récolter plus de 117 millions d’euros (environ 127 millions de dollars US).

La dernière tendance sera (et est déjà) celle des offres « sûres » permettant d’éviter la contagion, c.-à-d. des visites virtuelles de galeries d’art, la renaissance des cinémas en plein air, etc.. Le défi à relever est de savoir comment rentabiliser ces nouveaux scénarios sans perdre d’emplois. L’heure est donc venue de répondre à une question : La culture est-elle un bien essentiel ?

Cet article a été traduit de l’espagnol.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Arts culture et société

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...