Édition du 16 avril 2024

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Arts culture et société

Saint René

On célèbre cette année, et en particulier ce mois-ci, le centième anniversaire de la naissance de René Lévesque, figure de proue indépendantiste des années 1970 et premier ministre du Québec de 1976 à 1985.

Comme il fallait s’y attendre, on assiste à un concert de louanges venant surtout des milieux nationalistes. Deux artères importantes à Québec et à Montréal portent son nom ; sa statue s’élève en face de l’Assemblée nationale. On le présente souvent, de manière implicite ou explicite comme le meilleur premier ministre que le Québec ait compté.

Ce texte, sans être iconoclaste, veut projeter une image plus mesurée et réaliste du politicien qu’il fut. S’il a réussi un certain nombre de bons coups, il a connu aussi sa part d’échecs et commis certaines bourdes. Notamment, il a beaucoup déçu ses alliés naturels lors du second mandat qu’il a obtenu de 1981 à 1985. Faire le point sur ce personnage revient à résumer l’évolution du nationalisme québécois de la fin de la décennie 1960 jusqu’au référendum de mai 1980.

Comme on a déjà analysé et commenté sous toutes ses coutures l’action nationaliste de Lévesque, nous allons nous concentrer sur les politiques sociales appliquées par le gouvernement péquiste, ce qu’on a souvent tendance à sous-estimer dans la chute péquiste lors du scrutin de 1985.

Tout d’abord ministre assez turbulent dans le cabinet de Jean Lesage, en charge des Ressources hydrauliques et des travaux publics et aussi d’Hydro Québec, il a complété la nationalisation de la production électrique. Contrairement à ce qu’on pense souvent, Hydro-Québec a été créé par le gouvernement libéral d’Adélard Godbout en avril 1944 et non par René Lévesque. Ce dernier procède donc à la nationalisation complète du réseau d’électricité le 1er mars 1963.

En juillet 1965, Lévesque met sur pied la SOQUEM (société d’État axée sur la prospection minière) afin d’impliquer davantage l’État québécois dans l’exploitation du territoire.

Du 1er octobre 1965 au 16 juin 1966, il occupe le poste de ministre de la Famille et du Bien-Être social ; sous sa direction, le Québec se dote d’un régime d’adoption, d’aide aux familles monoparentales et aussi d’un service d’assistance médicale gratuite.

Telles sont les grandes contributions de René Lévesque comme ministre dans le cabinet libéral de Jean Lesage.

Même si Lévesque avait des projets en ce sens, c’est le gouvernement unioniste de Jean-Jacques Bertrand qui met sur pied le régime de sécurité du revenu (le Bien-Être social) en septembre 1969, tel qu’on le connaît encore aujourd’hui dans ses grandes lignes.

Par la suite, de 1976 à 1985, le gouvernement péquiste ne l’a pas changé ni augmenté substantiellement la prestation de base. Il n’a pas non plus remis en question la logique du système : maintenir les prestations à un niveau très bas pour inciter à réintégrer la marché de l’emploi.

René Lévesque fonde le Parti québécois en 1968 par la fusion du Mouvement souveraineté-association (le MSA) et du Ralliement national de Gilles Grégoire, un petit parti indépendantiste de droite. Ce n’est pas l’effet du hasard ni de l’opportunisme politique : Lévesque se méfiait du Rassemblement pour l’indépendance nationale (le RIN) de Pierre Bourgault, qu’il jugeait trop radical et trop à gauche sur le plan social. Il voulait s’en servir comme repoussoir vis-à-vis de l’électorat plus modéré qu’il comptait attirer du côté du nouveau parti. De plus, le courant ne passait vraiment pas entre Lévesque et Bourgault.

Aussi, est-ce avec des sentiments très mitigés que la direction du Parti québécois dut accueillir une masse de militants et militantes rinistes dans ses rangs après la dissolution du RIN. Mais vu la nécessité d’établir un solide front commun pour mousser l’idéal souverainiste, Lévesque et sa garde rapprochée durent éviter de critiquer trop ouvertement cet apport de radicaux dont les convictions sociales et économiques se situaient souvent aux antipodes des leurs.

Si Lévesque était un grand réformateur d’État, sur le plan social son réformisme était bien plus timide, comme la suite des événements allait le démontrer.

Je ne retracerai pas ici l’évolution souvent tourmentée du Parti québécois de 1968 à 1976, notamment l’introduction d’un référendum portant sur l’indépendance, qui distinguait ainsi l’éventuelle arrivée au pouvoir du Parti québécois de l’accession du Québec à l’indépendance. Cette manoeuvre a provoqué de virulents débats internes au cours desquels Lévesque et ses lieutenants n’ont pas toujours tenu le beau rôle.

Après avoir conquis le pouvoir en novembre 1976, Lévesque allait tenter de projeter l’image d’un "bon gouvernement" à la fois pour rassurer les marchés financiers et un électorat encore très hésitant dans sa majorité à l’endroit de l’indépendance.

Le contexte économique et budgétaire était de plus, difficile : inflation galopante, taux de chômage élevé (au dessus de 10% en 1976), déficit important des finances publiques. Malgré ces obstacles, le gouvernement Lévesque met en branle diverses réformes : la loi régissant le financement des partis politiques, la Charte de la langue française, la loi sur la consultation populaire, celle sur la protection du consommateur, la loi sur l’assurance-automobile, la loi sur le réaménagement des municipalités régionales de comté, l’abolition des clubs privés de chasse et de pêche, le régime d’épargne-action et l’aide aux PME (petites et moyennes entreprises).

Sur le plan social, le cabinet Lévesque promulgue la gratuité des médicaments pour les personnes âgées et aussi celle sur les soins dentaires gratuits pour les jeunes de moins de seize ans. Par contre, il n’augmente pas les prestations de la sécurité du revenu. Les principes de base du régime demeurent inchangées : soumettre le droit aux prestations à des efforts de la part des "bénéficiaires" pour réintégrer le marché de l’emploi (qui se rétrécissait à cette époque).

Par ailleurs, ses négociations avec les employés des secteurs public et parapublic sont plutôt difficiles mais elles finissent par aboutir à une entente. Il faut savoir que les centrales syndicales (du moins leurs directions) s’étaient ralliées au cours des années 1970 à l’indépendance de même que de nombreux groupes communautaires. Lévesque sort amer de cette ronde de négociations avec ses alliés syndicaux, plusieurs d’entre eux ayant menacé de voter NON au référendum s’il n’accédait pas à leurs demandes.

Comme tout parti d’envergure, le Parti québécois était une coalition , mais celle-ci très disparate : une aile gauche sociale formée d’organisations syndicales et communautaires, une aile culturelle (la plupart des artistes étaient souverainistes à l’époque) et une aile droite formée de bureaucrates de haut niveau et de certaines gens d’affaires. Lévesque et ses proches devaient donc naviguer à travers bien des courants contraires.

Le rêve secret de Lévesque consistait à rallier "nos gens d’affaires" à l’indépendance, mais il ne pouvait le dire trop haut pour ne pas heurter les convictions social-démocrate (voire socialistes dans certains cas) de plusieurs de ses appuis, ce qui le frustrait.

Pour conclure cette première partie de notre analyse, on pourrait affirmer que son mandat initial (1976-1981) fut modérément progressiste sur le plan social, proximité référendaire aidant. Il était obligé de faire le plein d’appuis pour gagner le référendum imminent et donc ménager ses alliés syndicaux et communautaires.

La défaite référendaire constitua un coup dur pour le Parti québécois et son chef. Ils se raccrochèrent à l’espoir qu’au moins le parti pourrait remporter une nouvelle victoire électorale aux scrutin de 1981, ce qui se produisit, au grand soulagement de l’intelligentsia nationaliste. Mais quand on connaît les événements subséquents, on peut se demander si ce fut une bonne affaire pour le parti souverainiste. La victoire électorale d’avril 1981 prit vite figure de cadeau empoisonné pour lui.

Une immense déception attendait les partisans péquistes.

En effet, la situation économique se dégradait à vue d’oeil. Les taux d’intérêt décrétés par le gouverneur de la Banque du Canada atteignaient des records afin de juguler l’inflation, le gouvernement Trudeau coupait dans les paiements de transfert aux provinces, le taux de chômage montait en flèche (de 10% en juillet 1981 à 14% en mars 1982 et presque 15% en juillet), les finances publiques québécoises devenaient exsangues. La plus grave récession depuis celle des années 1930 s’abattait sur le Québec.

Le gouvernement Lévesque n’avait pas pu ne pas la voir venir. À l’automne et à l’hiver 1980-1981, des discussions "déchirantes" avaient secoué les membres du conseil des ministres. Pour maintenir les équilibres budgétaires élémentaires québécois, il fut décidé de procéder à des coupures budgétaires draconiennes, ce qui comportait cependant d’importants dangers d’affrontement avec les syndicats de la fonction publique et parapublique. Mais tant pis, il fut décidé de foncer dans cette direction et de mettre la population québécoise devant le fait accompli.

Par conséquent, les péquistes observèrent un mutisme complet sur ces questions durant la campagne électorale de mars-avril 1981. Le revers de la médaille : ils s’exposaient par la suite à l’accusation de n’avoir reçu aucun mandat pour agir ainsi. Ce qui arriva en effet. Le cabinet Lévesque se plaçait ainsi en situation de vulnérabilité sur le plan de la légitimité des compressions budgétaires non annoncées que dut endurer la population.
Sitôt réélue, l’équipe Lévesque frappa fort, espérant sans doute pouvoir se rattraper à temps pour le prochain (et lointain) scrutin de 1985. Cette période inaugure la seconde période du passage au pouvoir de René Lévesque. Elle devait se révéler particulièrement pénible pour le Québec et effacer son aura de "héros national" à René Lévesque.

Celui-ci multiplia les bévues et s’aliéna son électorat. Tout un monde changeait. Le néo-conservatisme s’imposait sur la scène politique québécoise comme un peu partout en Occident. Bon gré mal gré, Lévesque dut s’adapter à ce contexte inédit.

Il rompit tout d’abord avec ses alliés syndicaux au cours des tumultueuses "négociations" de mai 1982 et de janvier 1983 (dans ce dernier cas, les enseignants et enseignantes) en leur imposant des réductions de salaire importantes. Parallèlement et en secret, il essaya de rallier le Conseil du patronat au projet indépendantiste, mais sans succès.

Il perdit donc sur les deux tableaux, s’isolant ainsi toujours plus de la population. Le taux de chômage faisait des ravages, et la précarité de l’emploi, amorcée depuis 1975 environ, gagnait du terrain, marginalisant une partie importante de la main d’oeuvre. Le désenchantement par rapport au gouvernement Lévesque était palpable.

Le style de gouvernement adopté par Lévesque y a aussi contribué : autoritaire, arbitraire, colérique, parfois incohérent. Il s’est mis aussi à ressembler de plus en plus à Maurice Duplessis. Sentant son impopularité montante, il eut tendance à s’isoler toujours davantage. Il était devenu sa propre caricature.

Bien des gens se demandaient où était passé le Lévesque d’autrefois (un "autrefois" pas si loin en arrière) : le leader fougueux, charismatique, qui enthousiasmait les foules.

Comme l’écrivait en substance un éditorialiste du Devoir, "le premier ministre trouverait au sein de la population une grande disponibilité à se mobiliser contre la crise si seulement il la cherchait au lieu de s’enfermer dans le discours qui dévalue toute son action. Bien sûr, le poids des intérêts particuliers ne s’évanouirait comme par magie, mais au moins cette démarche lui redonnerait une certaine crédibilité".

Il était accablant de gouverner le Québec dans les circonstances d’une récession profonde mais Lévesque a passablement paniqué devant l’ampleur du défi sans chercher à ressouder la coalition qui lui avait permis d’obtenir un second mandat. Il a tenté tous les trucs les plus éculés pour se refaire une vertu politique mais sans succès : l’habileté sotte et la ruse imbécile n’ont jamais abusé personne.

Finalement, c’est dans le discrédit général que René Lévesque a démissionné de son poste de premier ministre en juin 1985.

Le contraste entre les espoirs suscités par son arrivée au pouvoir en novembre 1976 et le contexte de sa démission était total.

Conclusion

Dans les milieux nationalistes, on a tendance à encenser René Lévesque, à s’apitoyer sur ses déboires lors du rapatriement unilatéral de la constitution par Pierre-Elliott Trudeau en 1982 et à plus ou moins excuser ses errements de 1981 à 1985.

Bien entendu, la personnalité de l’agent historique dans une période donnée a son importance, mais elle est plutôt secondaire. Même la personne de caractère doit s’adapter au contexte historique dans lequel elle évolue. C’est bien connu, mais il fallait le rappeler pour éviter de verser dans la louange excessive ou au contraire dans le dénigrement aveugle.

René Lévesque n’échappe pas à cette logique. Son action se situe dans ce qu’on a appelé "Les trente glorieuses. (1945-1975) qui ne furent d’ailleurs pas toujours si glorieuses qu’on le prétend, c’est-à-dire la période la plus prospère de l’histoire du monde occidental. C’était l’époque de la restructuration de l’État, de la mise en place d’un système étendu de redistribution de la richesse, ce qui impliquait une intervention marquée de l’État dans la vie sociale.

Au Québec, cette tendance se traduisit par la Révolution tranquille et ses grandes réformes d’État. Lévesque, déjà non conformiste et audacieux en fut un des principaux acteurs, parfois même en opposition avec le premier ministre Jean Lesage. Son action réformatrice se situe donc dans le contexte de la mise en place de "l’État-providence". Pour l’essentiel, le programme du Parti québécois porte la marque de cette tendance.

Mais à partir de 1974 avec la crise pétrolière, la montée conjuguée de l’inflation et du chômage (la "stagflation"), la crise naissante des finances publiques un peu partout en Occident, la période des glorieuses réformes étatiques s’achève. Dans cette optique, le Parti québécois a conquis le pouvoir dans une période de moins en moins favorable aux politiques d’État redistributives. Mais poussé par son aile gauche et en raison de la nécessité de maintenir la cohésion du mouvement indépendantiste, René Lévesque a fait des concessions sociales. Mais déjà, il n’était plus le réformateur de la décennie précédente. Un certain conservatisme de sa part apparaissait aussi.

Enfin, le néo-conservatisme remporta la victoire avec les conservateurs de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne en 1979 et surtout aux États-Unis avec les républicains de Ronald Reagan en 1980. Les bien-pensants s’installèrent donc au pouvoir pour plusieurs années et imprimèrent à la gestion des affaires publiques un tournant décisif : priorité à la lutte contre l’inflation par la création massive de chômage, diminution du rôle de l’État, soutien appuyé au privé : toutes ces mesures se traduisirent par des compressions budgétaires d’envergure dans les dépenses publiques. Le contraste avec les décennies 1950 et 1960 fut total.

C’est dans ce contexte défavorable que le Parti québécois, en dépit de sa défaite référendaire de mai 1980 remporta la victoire en avril 1981, ce qui lui a rendu un très mauvais service. René Lévesque se montra alors sous son plus mauvais jour. Confronté à une conjoncture économique très défavorable, il a renoncé pour une large part à la social-démocratie qu’il ne défendit plus que du bout des lèvres à partir de 1982. Il s’adapta à la nouvelle conjoncture, mais il dut démissionner sous l’opprobre populaire.

Donc, René Lévesque ne fut ni un héros ni un incapable. Son action politique a été modelée par les périodes durant les quelles elle s’est exercée. Il ne mérite ni adoration ni condamnation sans appel. Mais il a incarné un des deux destins possibles du Québec, que lui et son adversaire juré Pierre-Elliott Trudeau ont polarisé comme jamais hommes politiques québécois ne l’avaient fait auparavant.

Jean-François Delisle

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