Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Politique d’austérité

Solidarité versus charité

Voici une petite anecdote : un jour d’hiver je marche rue Ste-Catherine près du métro Papineau à Montréal. Il fait froid, le jour vient de tomber. Je distingue à peu près, dans l’entrée en retrait d’un commerce fermé, une femme écrasée par terre avec des couches multiples de vêtements et son chariot plein d’effets. Je m’arrête, je l’interpelle, lui demande si je peux faire quelque chose….Elle me regarde et me répond d’un ton plutôt ferme : « Il est un peu tard pour me demander cela ». J’ai glacé ! Et pas par le froid, je me suis excusée et je suis partie.

Combien de fois ne me suis-je pas demandé, comme tant d’autres, comment notre société pouvait tolérer que la pauvreté fasse partie de notre décor, de nos vies comme si de rien n’était ou presque. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous » nous répète-t-on.

Nous sommes maintenant dans la période des fêtes de Noël. C’est la période de bien des choses intéressantes et même charmantes mais c’est aussi la plus haute période de l’année pour le marketing de la charité. De guignolées en ventes de Noël en passant par les quêtes de toutes sortes, l’appel aux bons sentiments et la culpabilisation quand à nos relatives richesses individuelles va fonctionner à plein rendement. Mais pourquoi diable ce besoin de mettre nos concitoyens-nes pauvres en si grande évidence tout-à-coup ? De ne leur donner que cet espace de temps pour n’avoir finalement que l’air de nous intéresser à leur condition ?

Je hais la charité

Elle me dérange au plus haut point parce qu’elle est basée sur l’inégalité, qu’elle ne donne aucun droit à ceux et celles qui la reçoivent et tous les bénéfices à ceux et celles qui la prodiguent. C’est un rapport tellement inégal qu’il en est quasi dégoutant malgré toutes les bonnes volontés et les multiples raisonnements atténuants qu’on veut bien y accrocher.

La charité ne donne pas, non plus, la continuité dans la distribution qu’exige une vie raisonnablement saine. Ce sont des coups de cœur, le résultat d’émotions plus ou moins fugaces ou soutenues de coups de culpabilité qui donnent des résultats à l’avenant. C’est l’installation d’une forme de dépendance.

Bien sûr, au fur et à mesure on a structuré l’appel aux dons, à la charité. Dans ce marché l’efficacité est le maitre mot comme dans n’importe qu’elle entreprises de vente. Ici, on vend des opportunités de se montrer compatissants-es et dans bien des cas, de se déculpabiliser. Les campagnes de Centre aide sont un exemple de cette gestion marchande des émotions. Mais ces administrations se gardent le droit de moduler la distribution. Eh ! oui, interviennent des critères moraux, sociaux et autres. On peut imaginer que de gros donateurs corporatifs ne se gênent pas pour avoir des exigences sur la destination de leurs fonds. Ces organisations n’ont de comptes à rendre qu’à leur conseil d’administration et à leurs gros donateurs.

On veut aussi nous convaincre que ce mode de redistribution et de partage rend la société plus équitable. Mais les efforts volontaires et ponctuels de quelques citoyens-nes ne sont pas à la hauteur des problèmes d’inégalité de plus en plus profonds et surtout l’outil n’est pas adéquat pour arriver à un tel résultat. Les dons des plus riches ont tendance à rester dans leurs milieux et à doter leurs institutions de philanthropie de meilleurs moyens pour attirer l’argent. [1] En plus, une bonne partie des sommes ainsi « investies » sont remboursées par les gouvernements via les impôts. Plus vous donnez plus, plus vos revenus sont élevés, plus le remboursement est conséquent.

Cette présomption permet aussi à l’État de se retirer d’une bonne partie de la dispensation de services sociaux et autres en les confiant aux organismes communautaires qui doivent, obligatoirement avoir recours à la charité pour remplir leurs mandats. Ce que le gouvernement leur consent est largement en dessous des besoins. Les employés-es de ces OSBL et autres du genre contribuent également aux dons en acceptant, volontairement ou non, des conditions de travail et de rémunération qui n’ont rien à voir avec ce qui est payé dans le secteur public.
C’est tout sauf la solidarité. En fait, ce n’en est qu’ une mascarade.
La solidarité, bordel !

Je parle ici de la solidarité nationale, organique. Celle à laquelle personne ne pourrait échapper si on était honnête avec l’ensemble de la population.

« À la différence de la charité, (…) la solidarité ne divise donc pas le monde entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent : tous doivent contribuer au régime selon leurs capacités, et tous ont le droit d’en bénéficier selon leurs besoins » [2]. Dans cette situation, les bien-portants-es payent les soins des malades, ceux et celles qui n’étudient plus payent pour les études des autres, ceux et celles qui n’ont pas d’enfants ou pas de jeunes enfants payent pour les frais de garde, pour les allocations familiales, les écoles, etc. etc. C’est l’appartenance au territoire national qui tricote bien serré cette interdépendance entre les individus, les générations et les classes sociales. C’est la citoyenneté sociale, « distincte de la citoyenneté politique, qui repose sur trois piliers : la sécurité sociale, les services publics et les libertés collectives (liberté syndicale, négociation collective et droit de grève). « Cette citoyenneté sociale, (…) unit tous ceux qui contribuent à la solidarité nationale par leurs impôts et cotisations et bénéficient de celle-ci en tant qu’assurés sociaux et usagers des services publics » [3].

Voilà une organisation du « vivre ensemble » qui est totalement à l’encontre des objectifs des néolibéraux qui sévissent en ce moment sur la planète. « Expression de l’égale dignité des êtres humains, l’organisation de la solidarité est un frein à l’extension de la logique marchande à toutes les activités humaines. C’est pourquoi elle est depuis trente ans la cible privilégiée des politiques néolibérales » [4].

Cette solidarité organique n’exclut pas toutes celles qui se développent dans notre société : dans les familles, dans des groupes divers, des organisations de soutient de toutes espèces, de partage de biens, de connaissances et même de pouvoir dans certains cas.

Ce qui nous arrive

Ce n’est pas nouveau et ce n’est pas une nouvelle, mais les politiques mises de l’avant par le gouvernement Couillard en ce moment ont tout d’une vaste entreprise de démolition de la solidarité citoyenne que nous avions réussi à mettre en place au cours de la Révolution tranquille. Et la volonté de transférer, à terme, aux marchés tous les besoins qui étaient assurés par la solidarité et même les règles de la protection du travail, est ouvertement à l’œuvre. L’objectif du ministre Coiteux d’arriver à un gouvernement du XXI ième siècle, n’est rien d’autre. Ce serait un gouvernement qui ne prendrait en charge que le strict essentiel pour éviter les scandales trop visibles : pas trop de morts-es dû au manque de services médicaux, pas trop de sans abris dehors en plein hiver, etc. etc. C’est l’État charitable ! Par ailleurs, il renforcera ses outils de contrôle et augmentera son soutien aux entreprises.

C’est ériger la charité en politique, acculer les réseaux de solidarité volontaires à dépasser les objectifs qu’ils se sont donné, à les transformer en substituts des services gouvernementaux défaillants, quasi inexistants. Ils devront obligatoirement passer par l’appel à la charité ce qui exige un travail monstre qui les écarte de leur mission et contamine souvent les rapports avec leurs membres qui finissent par être transformés-es en consommateurs-trices de services.

Que provoque l’État charitable ? Encore plus de rejet des impôts de la part des classes possédantes qui ne veulent pas être ainsi obligées de soutenir des gens avec qui elles n’ont rien à faire, à voir. La charité oui, la charité privée qui choisit ses causes et ses bénéficiaires jugés-es dignes de leur attention. Il prive, dans les faits, les récipiendaires de leurs droits sociaux, de leur statut de citoyen-ne dans un État démocratique.

Conclusion

Il faut de toute urgence faire jouer son rôle à la loi sur la lutte contre la pauvreté adoptée il y a quelques années. Elle prévoit que toute nouvelle proposition de loi, toute modification aux lois et règlements existants doivent être soumis à un examen sérieux pour décider de leurs impacts sur le développement ou non de la pauvreté. On n’en entend plus parler ; personne ne soulève cette obligation à l’assemblée nationale.
Et qu’en est-il de la possibilité de l’allocation universelle à vie ? Elle ne fait plus du tout parti du débat en ce moment. Ne serait-ce pas le moment rêvé de le faire ? La gauche a des obligations face à de nouvelles mesures de solidarité à développer.

Une grande partie d’entre nous allons participer à ces campagnes de dons qui nous sollicitent. Mais j’espère que nous allons être capables de situer ces gestes dans le contexte plus large où ils situent. C’est quand tous les besoins essentiels sont assurés à tous et toutes, par tous et toutes, que la vraie solidarité populaire peut s’exercer en toute liberté. Elle peut même déboucher sur des revendications politiques qui font avancer toute la société. Elle l’a souvent fait. C’est tout sauf la charité !


[1La charité contre l’État, Benoit Bréville, Le monde diplomatique décembre 2014, p1 et 10-11.

[2Ni assurance ni charité, la solidarité, Alain Supiot, Le monde diplomatique novembre 2014, p.3

[3Ni assurance….op cit.

[4Ni assurance….op cit.

Alexandra Cyr

Retraitée. Ex-intervenante sociale principalement en milieu hospitalier et psychiatrie. Ex-militante syndicale, (CSN). Ex militante M.L. Actuellement : membre de Q.S., des Amis du Monde diplomatique (groupe de Montréal), animatrice avec Lire et faire lire, participante à l’établissement d’une coop. d’habitation inter-générationnelle dans Rosemont-Petite-Patrie à Montréal. Membre de la Banque d’échange communautaire de services (BECS) à Montréal.

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