Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

Sous l'ombre d'Hiroshima

Voici traduit rapidement un article paru aujourd’hui dans le journal mexicain La Jornada, un texte de Chomsky qui insiste une fois de plus sur le danger d’une guerre nucléaire à partir de l’Iran, voir d’une action d’Israël contre ce pays. Chomsky non seulement est convaincu du danger, mais que celui-ci ne pourra être écarté que si les opinions publiques occidentales interviennent pour exiger la paix et la démilitarisation de la zone. (Note et traduction très rapide de Danielle Bleitrach pour Histoire et société )

Le 6 août, anniversaire de Hiroshima, devrait être un jour de sombres réflexions, non seulement à propos des événements terribles liés à cette date en 1945, mais aussi sur ce qu’ils ont révélé : que les êtres humains, dans leur quête de moyens pour aller toujours plus loin dans leur capacité de destruction avaient finalement réussi à trouver quelque chose de proche du point ultime.

Les commémorations de ce jour prennent une signification spéciale cette année. Elles interviennent alors que nous sommes proches du 50e anniversaire du « moment plus dangereux dans l’histoire humaine », selon les propos d’Arthur M. Schlesinger Jr, historien et conseiller de John F. Kennedy, en faisant référence à la crise des missiles cubains.

Graham Allison a écrit dans l’actuelle édition de Foreign Affairs que Kennedy « a ordonné les actions dont il savait qu’elles augmenteraient le risque non seulement d’une guerre conventionnelle, mais aussi d’un affrontement nucléaire », avec une probabilité qu’il estimait à près de 50 pour cent, calcul qu’Allison considère réaliste. Kennedy a déclenché une alerte nucléaire de haut niveau qui autorisait que « les avions de l’OTAN, dirigés par des pilotes turcs (ou autres) à décoller, à survoler Moscou et à laisser tomber une bombe ».

Personne ne fut plus inquiet de la découverte des missiles à Cuba que les hommes chargés de missiles similaires que les États-Unis avaient clandestinement assignés à Okinawa six mois auparavant, certainement pointés vers la Chine, dans ces moments de tension croissante.

Kennedy a mené le président soviétique Nikita Krushov « jusqu’ au bord même de la guerre nucléaire et face à cette extrémité ce dernier n’a pas eu l’estomac pour sauter le pas », selon le général David Burchinal, qui était à l’époque dans le haut commandement de planification du Pentagone.

L’on ne peut pas toujours compter sur une telle sagesse. Krushov a accepté une formule prévue par Kennedy pour mettre un point final à la crise qui était sur le point de se convertir en guerre. L’élément le plus audacieux de la formule, écrit Allison, était « une concession secrète qui prévoyait le retrait six mois après des missiles étatsuniens en Turquie à partir du moment où la crise serait conjurée ». Il s’agissait des missiles obsolètes qui furent remplacés par des sous-marins Polaris, beaucoup plus létaux.

Disons en clair, même au prix de voir se déclencher une guerre de destruction inimaginable, il a été considéré nécessaire de réaffirmer le principe qui veut que les États-Unis auraient le droit unilatéral d’installer des missiles nucléaires dans n’importe quelle partie du monde, en mettant en joue la Chine ou les frontières de la Russie, alors que celle-ci n’avait pas disposé au préalable des missiles au-delà de l’URSS. Des justifications ont été apportées, naturellement, mais je ne crois pas qu’elles résistent à une analyse. Le principe associé au précédent était que Cuba n’avait pas le droit de posséder des missiles pour sa défense contre ce qui semblait être une invasion imminente des États-Unis.

Les plans pour les programmes terroristes de Kennedy, ceux de l’Opération mangouste, prévoyaient une « révolte ouverte et le renversement du régime communiste » en octobre 1962, le mois de la crise des missiles, avec la reconnaissance que ’le succès final requerrait une intervention décisive des États-Unis’.

Les opérations terroristes contre Cuba sont écartées habituellement par les commentateurs comme s’il s’agissait « d’espiègleries insignifiantes de la CIA ». Les victimes, on le suppose, voient les choses d’une manière assez différente. Au moins, nous pouvons entendre leurs paroles celle des Voix venant de l’autre côté : Une histoire orale du terrorisme contre Cuba, de Keith Bolender.

Les événements d’octobre 1962 sont amplement acclamés comme la meilleure heure de Kennedy. Allison les présente comme « un guide sur la manière de se soustraire au danger dans les conflits, manier les relations entre les grandes puissances et prendre des décisions appropriées à propos de la politique extérieure en général ». En particulier, les actuels conflits avec l’Iran et la Chine.

On a dangereusement frôlé le désastre en 1962 et il n’a pas manqué d’occasions de risques graves depuis lors. En 1973, dans les derniers jours de la guerre arabo-israélienne, Henry Kissinger a lancé une alerte nucléaire de haut niveau. L’Inde et le Pakistan ont été tout près d’un conflit atomique. Il y a eu d’innombrables cas où l’intervention humaine a failli accoucher d’une attaque nucléaire avant le lancement de missiles à cause de faux rapports des systèmes automatisés. Il y a beaucoup à méditer ce 6 août.

Allison, avec plusieurs autres, considère que les programmes nucléaires de l’Iran représentent la crise actuelle la plus grave, « un défi encore plus complexe pour les décideurs de la politique des États-Unis que la crise des missiles cubains », due à la menace d’un bombardement israélien. La guerre contre l’Iran est déjà entrée dans un processus, incluant le meurtre de scientifiques et les pressions économiques qui en sont arrivés au niveau de « une guerre non déclarée », selon le critère de Gary Sick, spécialiste en Iran. Il y a une grande fierté à propos de la cyberguerre sophistiquée dirigée contre l’Iran.

Le Pentagone considère la cyberguerre comme ’un acte de guerre’, qui autorise la cible « à répondre au moyen de l’emploi de force militaire traditionnelle », informe The Wall Street Journal. Avec l’exception usuelle : pas quand ce sont les États-Unis ou un de leurs alliés qui la mènent. La menace iranienne a été définie par le général Giora Eiland, l’un des commandants militaires du plus haut niveau d’Israël, « l’un des penseurs les plus ingénieux et prolifiques qu’elles (les forces militaires israéliennes) aient produit. Des menaces qu’il définit, la plus crédible consiste en ce que’ n’importe quel affrontement à nos frontières aura lieu sous un parapluie nucléaire iranien ».

En conséquence, Israël pourrait être obligé de recourir de force. Eiland est d’accord avec le Pentagone et les services d’intelligence des États-Unis qui considèrent la dissuasion comme la plus grande menace que l’Iran puisse projeter. L’ escalade actuelle de la ’guerre non déclarée’ contre l’Iran augmente la menace d’une guerre accidentelle à grande échelle. L’illustration de certains dangers a été offerte le mois passé,quand un bateau étasunien, appartenant à l’énorme force militaire dans le Golfe, a fait feu contre un petit vaisseau de pêche, en tuant un membre de l’équipage indien et en en blessant trois autres .
Il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour déclencher une guerre importante. Le moyen sensé pour éviter les dangers est de chercher « à avoir pour but au proche Orient la création d’une zone libre d’armes de destruction massive et tous les missiles nécessaires pour son lancement, avec l’objectif d’une prohibition globale sur des armes chimiques » ce qui est le texte de la résolution le 689 (avril 1991) du Conseil de Sécurité que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont invoqué dans leur effort pour faire approuver leur invasion de l’Iraq, 12 ans après.

Ce but est celui des Arabes et des Iraniens depuis 1974 et, aujourd’hui, il a un appui global presqu’unanime, du moins formellement.

Une conférence internationale pour débattre de la manière de mettre en oeuvre un tel traité pourrait avoir lieu en décembre. L’avancée est improbable, à moins qu’elle n’ait un soutien massif de l’opinion publique occidentale. Si cette opportunité n’est pas saisie, une ombre meurtrière obscurcissant le monde depuis ce 6 août terrible s’étendra un peu plus.

(Repris du site de La Jornada)

Noam Chomsky

prof. MIT

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