Édition du 3 décembre 2024

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Europe

Ce qui distingue les droites réactionnaires en Pologne et en Hongrie

Le nouveau gouvernement à Varsovie a annoncé, depuis son entrée en fonctions début novembre, une série de mesures fracassantes mettant à mal certains principes de la démocratie polonaise. Face à ce virage autoritaire, la société civile proteste et dénonce une « orbanisation » de la Pologne, du nom du premier ministre hongrois. Varsovie et Budapest sont-elles en train de prendre le même chemin ?

Tiré du site de Mediapart.

« Le Polonais, le Hongrois, deux cousins, à l’épée comme au verre. » L’adage bien connu en Pologne comme en Hongrie est de circonstance (« Polak, Węgier, dwa bratanki, i do szabli, i do szklanki » en polonais ; « Lengyel, magyar, két jó barát, Együtt harcol s issza borát » en hongrois). Varsovie et Budapest semblent reprendre le chemin d’une amitié historique à la faveur de la victoire des ultraconservateurs polonais aux législatives du 25 octobre. Le nouvel exécutif polonais ne s’est en effet pas fait attendre pour afficher son orientation. À peine quelques semaines après sa prise de fonctions, il a annulé la nomination de cinq juges au tribunal constitutionnel et fait voter une loi visant à paralyser l’action de cette cour ; il a manifesté sa volonté de prendre le contrôle des médias publics du pays, et il a démontré des méthodes discutables, comme la grâce accordée à l’un de ses ministres, sous le coup de poursuites judiciaires depuis la fin des années 2000.

De nombreux journaux, en Pologne et en Europe, parlent d’une « orbanisation » de Varsovie. C’est aussi ce que craignent de nombreux Polonais, qui ont manifesté en masse à deux reprises ces dix derniers jours. Les mesures prises par le gouvernement de Beata Szydło, de fait, rappellent fortement celles mises en place par Viktor Orbán depuis 2010, lorsqu’il a repris la tête de l’exécutif hongrois. Mais les positions de leurs partis, le PiS (Droit et Justice) et le Fidesz (Union civique hongroise), divergent toutefois sur plusieurs points. Revue de détail.

La critique du changement de régime de 1989

Le principal point commun entre le PiS et le Fidesz est de vouloir reprendre la main après le changement de régime de 1989, abondamment critiqué pour n’avoir pas suffisamment mis à l’écart les anciens dirigeants communistes.

« Tous deux sont des partis conservateurs se considérant comme la deuxième vague du changement de système entamé avec la chute du rideau de fer, explique Botond Feledy, fondateur du site hongrois d’analyse de politique internationale Kitekintő. Et tous deux opèrent dans des pays où une série de réformes a très rapidement été mise en place dans les années 1990 avec un fort soutien de l’Union européenne, de l’Otan et des États-Unis, sans que les nouvelles valeurs démocratiques n’aient été complètement intériorisées par la société. Ce sont en outre des partis à la structure très centralisée, où l’efficacité prime avant tout, face à une population qui, par manque de culture démocratique, peut facilement tomber dans le piège autoritaire. »

La Pologne et la Hongrie ont en effet réalisé leur transition de manière pacifique et sans grands procès, sur la base de discussions entre anciens dirigeants et anciens opposants (ce sont les accords dits de la Table ronde, à Varsovie, en février 1989 ; des réunions similaires se tiennent en juin de la même année à Budapest). Le PiS comme le Fidesz ont construit leur succès sur la nécessité de revenir là-dessus. « À partir de la moitié des années 1990, le Fidesz développe l’idée que 1989 aurait été une semi-révolution et que les communistes n’ont jamais été traduits en justice, explique la chercheuse française Laure Neumayer, qui a codirigé un ouvrage sur les politiques mémorielles en Europe centrale. Ceux qui se sont présentés comme les nouvelles élites se seraient compromis dans la table ronde hongroise ; en signant un accord avec les communistes, ils seraient restés proches des anciens dirigeants. »

Le PiS, de son côté, met en place une « chasse aux sorcières » lors de son premier passage à la tête de l’exécutif polonais au cours des années 2005-2007 : les anciens collaborateurs de la police communiste sont obligés, dans un certain nombre de professions, de se déclarer publiquement, et les révélations, plus ou moins justifiées, se succèdent dans les médias.

« Il y a chez Droit et Justice la volonté de réécrire l’histoire, explique le sociologue et ancien de Solidarność Marcin Frybes, l’idée que la Table ronde était un complot, que les élites rouges et les élites libérales issues de l’opposition ont pactisé ensemble. Comme Viktor Orbán, Jarosław Kaczyński [le chef du PiS – ndlr] veut remettre en cause vingt-cinq ans de transformations démocratiques. Mais avec une différence : Orbán avait élaboré ce discours pour succéder au parti postcommuniste tandis qu’en Pologne, les postcommunistes sont marginalisés depuis longtemps. Il faut dire qu’en Hongrie, ce sont les communistes eux-mêmes qui ont ouvert la transition alors qu’en Pologne, cela s’est fait sous l’impulsion de Solidarność… »

Le Fidesz et le PiS se distinguent donc par leurs adversaires : postcommunistes pour l’un, libéraux issus de la même opposition au régime communiste pour l’autre. Mais ils se rejoignent sur leur cible : tous deux incarnent la défense des laissés-pour-compte de la transition à l’économie de marché et prospèrent sur la division de leur pays. Le nouvel exécutif polonais a ainsi annoncé une série de mesures sociales bienvenues dans une économie polonaise complètement acquise à l’ultralibéralisme (augmentation des pensions de retraite, accès gratuit aux médicaments pour les plus âgés…), mais il s’est aussi empressé de réveiller les anciennes querelles.

« Tremblement de terre »

Le président Andrzej Duda (élu au printemps dernier lors de la victoire électorale du PiS) a ainsi déclaré la semaine dernière, à l’occasion de la commémoration d’un massacre orchestré par le régime communiste à Gdynia, dans le nord du pays : « J’ai honte de notre République, dans laquelle d’anciens escrocs communistes passent pour avoir été des gens d’honneur. » Traduction : le président vise Adam Michnik, ancien opposant au système communiste, fervent partisan de la Table ronde et fondateur du quotidien polonais de référence, Gazeta Wyborcza. Cette figure de l’intelligentsia polonaise avait en effet déclaré il y a une quinzaine d’années, dans une perspective d’apaisement, que l’un des généraux à la tête du pays était « un homme d’honneur »…

Le revanchisme et un passé omniprésent

Au-delà de la référence à 1989, PiS et Fidesz ont fait de la politique mémorielle un axe incontournable de leur logiciel. Le passé du XXe siècle, dont l’héritage est particulièrement lourd en Europe centrale, est omniprésent. « Il y a des parallèles très nets entre les deux pays, notamment quand on regarde les instituts et les musées, note Laure Neumayer. En 2002, Orbán, alors premier ministre, avait fait inaugurer en pleine campagne électorale une “Maison de la Terreur”, qui relate les dégâts des deux régimes, nazi et soviétique. Tout y est fait pour instaurer une symétrie entre les deux systèmes et présenter les Hongrois comme des victimes. On retrouvera en Pologne cette même tendance, avec une mise en scène jouant beaucoup sur l’émotion, au musée de l’Insurrection de Varsovie, notamment. » Un musée inauguré en 2004 par le maire d’alors de la capitale polonaise, Lech Kaczyński… le frère jumeau du chef du PiS, qui décédera dans un accident d’avion quelques années plus tard.

En 2006, Droit et Justice, aux commandes du pays, met sur pied l’Institut de la mémoire nationale. Ce centre de recherches scientifiques, de programmes pédagogiques et d’archives, comprend également un département d’enquête visant à éclairer le passé communiste et/ou nazi des individus. La direction de l’institut est d’emblée très politisée. De la même manière, sept ans plus tard, à Budapest, Viktor Orbán crée plusieurs instituts de recherche « avec pour objectif explicite de suggérer très fortement une interprétation de l’histoire récente, explique Laure Neumayer. Certains sont placés directement sous l’autorité du premier ministre, comme le Comité pour la mémoire nationale, qui porte sur le régime communiste, et l’institut Veritas, qui aborde l’histoire hongroise des 150 dernières années. L’Histoire y est définie en des termes patriotiques, avec une réaffirmation des valeurs chrétiennes et hongroises.

Ces instituts fonctionnent sur le registre de la vérité historique, comme s’il s’agissait de retrouver une mémoire nationale qui aurait été falsifiée ».

Entre Varsovie et Budapest toutefois, on ne fait pas toujours référence aux mêmes périodes. Autant la Seconde Guerre mondiale est un incontournable dans le bagage du PiS, autant le Fidesz s’appuie sur les conséquences de la Première. « L’injustice historique faite à la Hongrie lors du traité du Trianon est une constance de l’offre politique du Fidesz, dont la conception du pays dépasse les frontières actuelles, affirme Laure Neumayer. Le parti d’Orbán cultive une vision de la Hongrie malmenée par les grandes puissances, d’un pays victime de l’Histoire. »

Dans les deux cas, cette lecture du passé, qui oscille entre victimisation et héroïsation, se traduit par des relations parfois houleuses avec les anciennes « grandes puissances » et une farouche volonté d’indépendance en matière de politique étrangère.

Le facteur psychologique

À la différence du gouvernement hongrois, le principal dirigeant polonais est dans l’ombre : tous les observateurs politiques le disent, c’est Jarosław Kaczyński, le n° 1 du PiS, qui dirige l’exécutif en coulisses et non pas Beata Szydło, qui a été nommé premier ministre. C’est d’ailleurs ensemble qu’ils ont présenté la composition du gouvernement polonais, le 9 novembre dernier. Or la personnalité de Jarosław Kaczyński est extrêmement marquée par deux éléments. Le premier, c’est le sentiment d’avoir été personnellement mis sur la touche pendant la première décennie de la transition démocratique polonaise. Le deuxième, c’est le crash de Smolensk, en Biélorussie, en avril 2010, dans lequel son frère jumeau, alors président, trouve la mort – tout comme une bonne partie de la classe politique d’alors.

« C’est un élément qui dicte encore les agissements de toute l’équipe du PiS, pas seulement de Kaczyński, estime le sociologue franco-polonais Marcin Frybes. Il n’y a pas à Budapest ce bagage traumatique psychologique. Le nouveau gouvernement polonais fera le procès de ses prédécesseurs et de leur administration, accusés depuis Smolensk d’avoir mal organisé cette visite et de n’avoir pas su coordonner leurs services. »

Les attaques contre la fonction publique, les médias, la culture, la justice

Les premières mesures annoncées par Varsovie semblent calquées sur Budapest. Le gouvernement polonais a commencé par annoncer le renvoi des directions de la haute administration publique et des administrations régionales et a même suspendu les concours, ce qui pose de nombreuses questions sur les critères de nomination de leurs successeurs. Une loi, prévue pour mars, devrait fournir le cadre d’une nouvelle fonction publique. La presse polonaise a qualifié cette décision de « tremblement de terre » : 1 600 postes sont concernés. Le gouvernement Szydło a également annoncé une loi pour réformer le système de financement des médias publics et privés. Personne n’est dupe : le pouvoir cherche à prendre le contrôle de ce côté-là également, le PiS ayant souvent accusé la télévision publique polonaise de ne pas lui donner assez de visibilité.

La création est aussi dans le viseur de l’exécutif, le ministre de la culture ayant demandé l’annulation, dans la ville de Wrocław, d’une pièce de théâtre jugée « pornographique ». Le spectacle est finalement maintenu. Enfin, après avoir bloqué la nomination de cinq juges qui avaient été désignés par la majorité précédente, le gouvernement a fait voter, mardi 22 décembre, un amendement visant à marginaliser le rôle du tribunal constitutionnel. Le texte, qui doit encore être validé par le Sénat, impose à la cour une majorité des deux tiers et un quorum de treize juges sur quinze, et rallonge de deux semaines à un minimum de trois mois le délai avant qu’elle puisse rendre un avis.

Accents antigermaniques

« Le blocage de la nomination des juges à Varsovie est significatif de la proximité entre le PiS et le Fidesz, souligne l’analyste Peter Kreko qui dirige, à Budapest, le Political Capital Institute. Orbán a tout fait pour sortir du cadre constitutionnel, rester lui-même au pouvoir le plus longtemps possible et placer ses proches à des postes inamovibles. Ainsi, pour démettre le procureur en chef qu’il a nommé – un de ses alliés, cofondateur du Fidesz –, une majorité des deux tiers à l’Assemblée est désormais nécessaire : il est possible que cet homme reste en fonctions tout le restant de sa vie, même si le Fidesz n’était plus au pouvoir ! »

Dans l’entretien accordé à notre collègue Marine Turchi, le chercheur en sciences politiques Jean-Yves Camus met en évidence les caractéristiques de cette gouvernance hongroise, qui conserve « l’enveloppe démocratique » et déteint, aujourd’hui, sur le cas polonais : « Les élections existent, elles sont encore libres et transparentes dans une large mesure ; la presse indépendante a un espace qui se réduit, mais le pluralisme des médias n’est pas totalement inexistant ; il y a un parlement. Malgré tout (…), on a une rétraction énorme de l’espace de débat, une vision extrêmement polémique de la démocratie : l’adversaire est désigné comme un ennemi, il est disqualifié comme étant anational ou antinational. C’est extrêmement présent dans le discours de Fidesz, avec parfois des sous-entendus assez clairs sur le type de minorité visé : les juifs, accusés d’œuvrer contre l’intérêt national. »

L’isolement au sein de l’Union européenne

Les différentes institutions européennes ont, à de nombreuses reprises, adressé des avertissements à Budapest. Les derniers en date, en juin 2013, par la voix du Parlement, n’ont pas changé grand-chose à la dérive autoritaire du gouvernement Orbán. Au contraire. Ils ont même semblé attiser la rancœur dans le pays vis-à-vis de Bruxelles.

Du côté de Varsovie, on craint la même chose. Déjà, en 2005-2007, les Kaczyński, par leur intransigeances dans les négociations européennes et leurs accents antigermaniques, s’étaient mis beaucoup de monde à dos. Beata Szydło a inauguré ses conférences de presse en retirant le drapeau européen traditionnellement accroché aux côtés du drapeau polonais… Les cercles bruxellois sont inquiets. La semaine dernière, le président du Parlement européen Martin Schultz est allé jusqu’à dénoncer un « coup d’État » à Varsovie… Et ce mercredi 23 décembre, la Commission a adressé une lettre aux ministres polonais de la justice et des affaires étrangères, leur demandant de différer l’application de l’amendement controversé sur le tribunal constitutionnel et d’en réexaminer le contenu.

En janvier, la situation polonaise sera à l’ordre du jour de la conférence des présidents du Parlement européen. « Ce genre de signaux peut provoquer une réaction de défiance à l’égard de Bruxelles », prévient Marcin Frybes. Toutefois, ajoute le sociologue franco-polonais, « Kaczyński est davantage dans une démarche tournée vers l’Union européenne que son partenaire hongrois. S’il cherche à diversifier ses partenaires, en cherchant l’alliance avec la Grande-Bretagne et les États-Unis notamment, c’est dans le but de paraître plus solide au niveau européen ».

Même s’il ne l’était pas à l’origine, le Fidesz est devenu, comme le PiS, hostile à l’égard de l’Allemagne, et cette tendance s’est renforcée depuis cet été avec la crise migratoire dans laquelle Angela Merkel s’est d’abord montrée très ouverte à l’accueil des réfugiés, à l’exact opposé d’un Viktor Orbán xénophobe replié sur ses frontières. La Pologne, de son côté, a freiné des quatre fers sur ce dossier, tandis que le PiS en campagne tenait un discours encore plus radical. « Le dossier migratoire et les “leçons” faites par Bruxelles à ces pays pourraient fournir le ciment d’une alliance forte », estime l’analyste hongrois Botond Feledy.

L’éventualité d’un front Varsovie-Budapest

Du côté de Budapest, on observe avec attention ce qui se fait à Varsovie depuis novembre. Les médias pro-gouvernementaux ont souligné la nouvelle orientation européenne impulsée par ce changement de majorité : retour à des valeurs « essentielles » – nation, famille, chrétienté – et mise au second plan des valeurs « secondaires » – droits de l’homme, libéralisation des mœurs. Mais aucun rapprochement, officiellement, n’a été lancé. La seule évocation du succès du PiS est apparue la semaine dernière lorsque Viktor Orbán, à l’occasion du congrès du Fidesz qui l’a reconduit à la tête du parti, a fait référence à « nos amis polonais ».

« Il est évident qu’Orbán se réjouit, il a une chance d’établir une relation avec Varsovie bien meilleure que sous le précédent gouvernement polonais, souligne l’observateur hongrois Peter Kreko. Mais il va devoir surmonter deux difficultés. La première, c’est que les Polonais sont parfaitement au courant de la mauvaise réputation de la Hongrie au niveau international, et qu’ils tiennent, aussi, à leur indépendance. La deuxième, c’est que l’atlantisme du PiS est inébranlable tandis que l’orientation pro-Poutine d’Orbán est évidente et va à l’encontre des intérêts polonais. Plutôt que la manifestation d’une grande amitié entre les deux pays, je m’attends donc davantage à un décalque, à Varsovie, de certaines des expériences menées à Budapest. »

« Démocratie illibérale »

Notons par ailleurs que si les deux partis partagent une même orientation ultraconservatrice, au Parlement européen, PiS et Fidesz ne siègent pas dans les mêmes groupes. Le premier fait partie de l’Alliance des conservateurs et réformistes européens – avec les conservateurs britanniques notamment –, tandis que le second appartient au Parti populaire européen – aux côtés, entre autres, des Républicains français.

« Il n’y aura pas d’alliance immuable entre les deux pays, mais des rapprochements au cas par cas, estime la chercheuse française Laure Neumayer. Une convergence s’est ainsi dessinée sur la question des migrants. Mais en même temps, sur d’autres dossiers comme l’énergie, la coopération est impossible car la Hongrie est très consommatrice de gaz russe. »

Le positionnement face à la Russie

C’est bien sur leur position vis-à-vis de Moscou que Budapest et Varsovie divergent totalement. Viktor Orbán est en effet l’un des meilleurs alliés de Vladimir Poutine au sein des Vingt-Huit, tandis que Varsovie, tous gouvernements confondus, a toujours maintenu ses distances vis-à-vis du Kremlin et qu’avec le retour du PiS aux manettes revient une ligne dure face à Moscou. « Orbán, par son anticommunisme, n’était pourtant pas un proche de Poutine au départ, précise Laure Neumayer. C’est par adhésion à ses valeurs autoritaristes qu’il s’est rapproché du dirigeant russe. Ce tournant s’observe notamment à partir du discours de l’été 2014, lorsque le premier ministre hongrois parle de “démocratie illibérale” et invoque comme modèles politiques la Russie de Vladimir Poutine et la Chine. » Une telle évolution est en revanche inimaginable côté polonais, le positionnement antirusse étant constitutif de l’identité du PiS.

Le facteur russe représente, in fine, un risque de fracture beaucoup plus important pour l’Union européenne (UE) qu’un probable front Pologne-Hongrie, selon l’expert Botond Feledy. « Il est très inquiétant de voir les arguments d’un pays extérieur à l’Union s’imposer dans le débat européen, via la voix d’un État membre. C’est ce qui se passe avec la question des réfugiés et la Hongrie, par exemple. Cela mine, sur le long terme, la perspective d’une politique commune de l’UE. »

Le tempo et les résistances

Contrairement aux années 2005-2007, le PiS, cette fois-ci, met en œuvre les changements très rapidement. « Son objectif, souligne Marcin Frybes, est d’obtenir un maximum de choses le plus vite possible. Les plus ouverts du parti sont totalement absents de l’espace public, ce sont les partisans de la ligne dure qui sont mis en avant. Le langage utilisé est un langage martial, c’est une phase offensive, de reconquête, pour s’installer dans la durée. Afin de ne pas être, comme la première fois, qu’un intermède. »

Pour Marek Ostrowski, chef du service Étranger de l’hebdomadaire Polityka, c’est précisément ce tempo qui rend la dérive polonaise beaucoup plus grave que la hongroise. « Le gouvernement hongrois avait cherché à pousser des juges à la retraite, mais devant les protestations européennes, il avait fini par reculer. Ce que fait le gouvernement polonais est différent : il a destitué des juges qui avaient pourtant été désignés tout à fait légalement sous le mandat précédent… Il a fait sauter le verrou dès le départ. Ce qui va lui permettre, par la suite, de signer des lois contraires aux principes de notre Constitution… Il aura le champ libre pour subordonner les médias publics au gouvernement, ou encore soumettre les fonctionnaires qui sont pourtant censés être indépendants de la majorité politique. »

Mais il est une autre différence entre Budapest et Varsovie, qui pourra peut-être freiner la politique du PiS aussi rapidement qu’elle s’est enclenchée : c’est le poids de la société civile. Les premières mesures du gouvernement Szydło ont en effet suscité une salve de protestations à travers le pays. Samedi 12 décembre, ils étaient jusqu’à 50 000 personnes à manifester dans la capitale polonaise – un nombre élevé, pour un pays où l’on comptait peu de rassemblements ces dernières années. A Budapest, les protestations ne sont pas parvenues à enrayer les projet d’Orbán, à l’exception d’une « taxe internet », l’an dernier, qui avait fini par être retirée.

« Les Hongrois sont peut-être habitués au fait que les manifestations ne changent pas grand-chose, fait remarquer Botond Feledy. Mais la mentalité hongroise s’explique aussi par l’extrême stabilité de son système politique. La Constitution mise en place avec le changement de régime a été conçue pour cela. C’est le seul pays de la région à n’avoir pas connu un seul gouvernement de transition en 25 ans. » Pour Peter Kreko, c’est là que les deux pays divergent. « En Hongrie, aujourd’hui, Orbán peut faire ce qu’il veut. L’opposition est extrêmement faible et peu organisée. Ce n’est pas le cas en Pologne, où le PiS aura, de ce fait, une marge de manœuvre plus limitée pour opérer ses changements. »

De grandes figures polonaises ont par ailleurs commencé à prendre la parole. Mardi 23 décembre au soir, c’était au tour de l’ancien leader de Solidarność, Lech Walesa, d’élever la voix pour la deuxième fois depuis la prise de fonctions du PiS. « Ce gouvernement œuvre à l’encontre de la Pologne, contre nos acquis, contre notre liberté et notre démocratie, sans parler du fait qu’il nous ridiculise aux yeux du monde entier », a déclaré l’ancien ouvrier des chantiers navals. Difficile de croire qu’à l’époque du rideau de fer, Kaczyński et Walesa partageaient le même combat…

Amélie Poinssot

Après des années de correspondances en Pologne puis en Grèce, expérience qui l’a amenée à travailler pour des médias aussi divers que La Croix, RFI, l’AFP... et Mediapart, elle rejoint la rédaction de Mediapart en février 2014.

https://www.mediapart.fr/biographie/amelie-poinssot

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