Tiré d’Agence médias Palestine.
Agence Média Palestine : Vous dénoncez dans plusieurs rapports publiés en septembre et octobre un double standard raciste dans la gouvernance des contenus de Meta et LinkedIn, avec l’impunité d’incitation à la haine des Palestinien-nes d’une part et des restrictions accrues aux contenus palestiniens d’autre part. Pouvez-vous nous décrire ce double-standard, ses mécanismes et ses conséquences ?
7amleh : 7amleh documente la manière dont les GAFAM, mais également les plateformes des réseaux sociaux, mettent en place des réglementations internes qui vont à l’encontre de la protection des droits humains des Palestinien-nes et ne permettent pas que la parole pro-palestinienne soit aussi libre que la parole pro-israélienne.
Nous avions commencé à documenter ce double-standard en 2021, notamment au niveau de Meta lors des soulèvements survenus dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jerusalem-Est. Alors que de nombreux-ses Palestinien-nes voyaient leur maison détruite ou saisie par l’armée israélienne, Facebook a bloqué les lives, empêchant les Palestinien-nes de documenter en direct ce qu’ils et elles vivaient.
Depuis le 7 octobre, on remarque la manière dont META diminue la parole ou le contenu pro-palestinien par la suppression massive de contenus.
Ce qui se passe techniquement, c’est que le niveau moyen de « faux positif », soit de contenu légitime supprimé à tort par l’intelligence artificielle (IA) qui modère les publications, est augmenté : de 20 % avant le 7 octobre, il est monté à 80 % pour les contenus en arabe et pro-palestiniens. C’est un seuil fixé volontairement pas Meta, qui prétend qu’il y a “ trop de contenu “ et qu’ils ne peuvent pas le modérer efficacement, raison pour laquelle ils ont décidé de baisser le niveau de sécurité en augmentant le seuil de « faux positif » permis par leur IA.
Cela entraîne une sur-modération du contenu en arabe par des outils d’IA qui n’ont qu’une très faible connaissance du contexte régional ni de ses dialectes, menant à des suppressions massives de contenus tout ce qu’il y a de plus légitime. Prenez par exemple le mot شهيد, martyr : tout contenu comportant ce mot en arabe est supprimé, Meta estimant que l’usage du mot renvoie nécessairement à la célébration de combattant-es. Mais ce mot est utilisé bien plus largement, il équivaut à la formule « toutes mes condoléances », c’est un mot que l’on utilise pour toute personne, y compris des civils, des enfants.
Au contraire, par rapport à ce que l’on a pu observer de la modération du contenu en hébreu, Meta y opère une sous-modération flagrante des contenus haineux. Du contenu appelant à la destruction de Gaza, au nettoyage ethnique des Palestiniens, au viol des femmes Palestiniennes, reste sur les plateformes et n’est pas modéré comme il devrait l’être. On peut considérer qu’il y a un donc un parti-pris qui permet à ce contenu de se propager librement sur les réseaux sociaux et d’être relayé au plus haut des sphères politiques israéliennes.
Ce que nous démontrons dans nos rapports, c’est qu’il ne s’agit pas d’erreurs techniques, comme l’affirme Meta, mais bien d’une politique délibérée de narratifs précis. Quand Meta prétend avoir ‘trop de contenu’ à modérer, nous répondons qu’il s’agit d’une entreprise qui est plus riche que certains pays : augmentez les moyens, embauchez des médiateur-ices, formez-les aux spécificités régionales et linguistiques.
Agence Média Palestine : Comment menez-vous vos enquêtes, à quelles actions aboutissent-elles ? Quelle agentivité avons-nous face aux géants de ces plateformes ?
7amleh : Tout d’abord, nous avons développé nos propres outils d’IA, des LLM (modèles de langage), pour pouvoir collecter des données et contextualiser la modération de contenu en Israël/Palestine. Nous n’utilisons pas, ou très peu, les autres outils d’IA des plateformes que nous surveillons, précisément parce que nous estimons que ces outils sont partiaux.
Nous avons par ailleurs notre propre Helpdesk, intitulé 7or, par lequel des victimes de la modération abusive (suppression de contenu, de compte, etc) peuvent venir vers nous pour effectuer un signalement, que nous faisons remonter à la plateforme concernée. Ces utilisateurs sont une base précieuse pour documenter nos plaidoyers.
Nous travaillons également avec d’autres organisations de défense des droits humains qui ont leurs propres informations, et nous nous basons sur le travail de journalistes d’investigation de médias comme le Guardian, Disclose, Lighthouse, Haaretz, +972.
Enfin, des employé-es de ces plateformes elles-même nous fournissent des informations cruciales sur les réglementations internes qui vont à l’encontre des droits des Palestinien-nes. C’est une ressource extrêmement importante, qui pose la question de la protection des lanceurs d’alerte car nous devons protéger leur identité.
Avec toutes ces données, nous produisons des rapports, et des entretiens avec des victimes de censure ou de contenus de haine, et nous mettons en place des plaidoyers et des stratégies de communication.
Par exemple, en tant que responsable de plaidoyer pour l’UE, je m’adresse directement aux décisionnaires et aux États membres, je leur montre les rapport et leur explique pourquoi il s’agit d’une problématique européenne. Quand l’armée israélienne a payé Youtube et Google pour appeler en Europe à l’enrôlement dans son armée via des publicités ou du contenu pro-israélien, il s’agit de manipulation d’information contraire à la réglementation européenne. Nos plaidoyers tendent à changer les réglementations, à visibiliser ces questions et mettre des débats sur la table.
En ce qui concerne l’agentivité, c’est très compliqué car on ne peut pas vraiment dire « arrêtons d’utiliser ces plateformes » : on en a besoin, car de manière paradoxale ce sont aussi des plateformes qui permettent d’avoir de l’information, notamment dans la bande de Gaza, où les médias internationaux ne peuvent pas rentrer.
Pour cette raison, nous n’appelons pas au boycott. Ce que nous voulons, c’est qu’elles soient régulées. Mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’elles se régulent elles-même : ce sont des entreprises qui visent le profit. Leurs choix ne seront jamais guidés par le bien commun ou le respect de chacun, mais bien par le profit. C’est pour cela qu’il faut des réglementations fortes, qui s’imposent au-delà de l’UE.
Et c’est là tout notre travail, de dénoncer des lois qui ne protègent pas tous les utilisateurs, par exemple, des réglementations comme le EU AI Act en Europe qui n’imposent pas un ban à l’exportation : alors, une entreprise européenne qui développe un outil interdit d’utilisation en UE peut continuer à le vendre hors UE. Nous dénonçons aussi l’instrumentalisation d’un certain nombre des ces réglementations du numérique à des fins de censure, comme c’est le cas de la part de groupes d’extrême droite.
Mais la chose la plus importante à faire, selon moi, en tant qu’individu-es, c’est de continuer à partager les informations vérifiées, sans se dire qu’on n’est qu’un petit poids, car chaque poste à son importance. Et il faut aussi éduquer les utilisateurs et utilisatrices à la vérification des informations.
Agence Média Palestine : Dans un article publié en juillet dernier, vous analysez l’utilisation des réseaux sociaux par les Gazaoui-es avant et depuis le génocide, son impact dans la construction de récits collectifs et de la solidarité. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette enquête et ses conclusions ?
7amleh : C’est tout le paradoxe dont on parlait : ces plateformes sont au cœur de la censure du mouvement de solidarité pour la Palestine, en écho aux médias traditionnels qui ont censuré la parole des Palestinien-nes. Mais c’est aussi l’endroit où les Gazaoui-es ont pu communiquer avec l’extérieur, et cela a généré un large mouvement de solidarité.
On observe également certains discours, en faveur des droits humains et des droits fondamentaux, qui n’ont plus leur place dans des médias traditionnels, qui retrouvent une certaine place et une certaine légitimité sur les réseaux sociaux, comme on l’a observé par exemple avec l’élection du nouveau maire de New York, Zohran Mamdani, qui a fait une grande partie de sa campagne sur ces réseaux.
C’est intéressant de voir que pour répondre à cela, Israël a recours à des moyens presque archaïques pour bloquer cette parole sur les réseaux sociaux, notamment via la destruction des infrastructures de télécommunication, le brouillage des satellites. On revient à une forme de censure qu’on pourrait dire ‘à l’ancienne’, qui ne relève pas de la manipulation d’information mais bien de l’empêchement de sa circulation.
C’est donc un paradoxe très complexe que nous essayons d’expliquer, qui veut que les plateformes de communication sont une source précieuse d’information, d’analyse et de débat, mais elles permettent aussi et encouragent une violence et une désinformation qui vise à déshumaniser les Palestinien-nes.
Et enfin, au-delà de la bataille du narratif, ces outils de télécommunication sont au cœur de la crise humanitaire : les gens à Gaza qui subissent des bombardements israéliens ne peuvent pas appeler les secours, ni leurs proches, les familles sont séparées du Nord au Sud. La communauté elle-même a besoin de pouvoir être connectée.
Agence Média Palestine : Définiriez-vous la désinformation comme l’une des armes du génocide en cours à Gaza, ou plutôt comme un symptôme ?
7amleh : L’armée israélienne elle-même a déclaré, dès le début, la stratégie informationnelle comme une arme. Il y a au sein de l’armée israélienne une unité dédiée, la Digital Task Force : ce sont des membres de l’armée qui ne sont formés que pour mener cette guerre informationnelle.
On voit des proches du pouvoir dont l’expertise n’est que centrée sur cela : des soldats israéliens dont le seul mandat est l’activité sur les réseaux sociaux, par la diffusion de fausses informations, de contenus haineux et l’attaque de contenus pro-palestiniens, avec l’objectif d’imposer le narratif israélien.
Donc on peut affirmer que oui, l’information, comme la désinformation, est une arme du génocide.
Maintenant, beaucoup affirment qu’Israël a perdu la guerre informationnelle dans ce génocide. À 7amleh, nous pensons qu’il est un peu tôt pour le dire, cela prendra des années pour pouvoir réellement l’observer.
Mais le fait est que l’armée paie Google et Youtube pour avoir ses publicités relayées, et cela montre bien qu’il s’agit d’un enjeu majeur. Par ailleurs cette pratique est illégale, et cela a été démontré par de nombreuses analyses.
Ce ne sont pas des pratiques nouvelles, dans ce que l’on a pu observer avec 7amleh, mais il y a une exacerbation certaine dans le cadre de ce génocide.
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